Ecrittératures

29 août 2010

Question sur le vénéré Komitas à notre non moins vénéré lecteur. Réponse.

Filed under: APPEL à DIFFUSER — denisdonikian @ 3:33
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Devant les grilles de l’hôpital Paul Guiraud à Villejuif  où Komitas a été interné.

*

QUESTION : Quel  a été l’élément déclencheur de la folie de Komitas ?

Merci de répondre dans la partie commentaire.

REPONSE :

Aram Andonian, un des intellectuels qui furent pris dans la rafle du 24 avril, raconte par le menu leur périple depuis la nuit et la journée du samedi à Constantinople jusqu’à leur arrivée à Chankiri, le groupe des politiques ayant été exilé à Ayash.

Dans le groupe d’Andonian se trouvaient le père Komitas et le père Grigoris Balakian. Komitas était au début d’humeur relativement joyeuse. Mais les épreuves de la route en yayli (charrette), après qu’ils eurent quitté le train pour Angora, furent épouvantables. Les déportés ont du mal à trouver de quoi manger, boire ou se couvrir contre le froid.

Les attelages s’arrêtent pour la nuit au khan de Ravli sur la route vers Chankiri.
Il ya 84 chevaux à nourrir et à abreuver.

Voici ce qu’écrit alors Aram Andonian :

« La place restait toujours dissimulée à notre vue à cause des attelages. Nous ne pouvions voir les chevaux, ayant tous été dételés. Un vacarme se fit entendre depuis cette direction. Certains de nos camarades, tout aussi assoiffés que nous, étaient partis rapporter de l’eau, mais revinrent les mains vides.

« Si vous voulez de l’eau, n’y allez pas ! Impossible d’en avoir ! »

Nous apprîmes d’eux qu’un vif accrochage avait éclaté entre les gendarmes et les cochers. Chacun d’eux tentant de donner de l’eau à leurs chevaux, en priorité. L’accès à l’eau était limité. Les coches voulaient avoir la priorité pour abreuver leurs 84 chevaux. Les gendarmes voulant, quant à eux, l’avoir pour leurs animaux.

Tel était le motif de cette altercation, qui paraissait s’envenimer.

Déconcertés, nous restâmes là un moment. Soudain, nous fûmes approchés par Armen Dorian et Mihran Basturmadjian qui, profitant de la dispute, s’étaient procuré un seau rempli d’eau et se préparaient à partir, lorsqu’ils s’approchèrent de nous.

Au même moment, le Père Komitas, le Révérend Houssig, l’architecte Simon Melkonian, Yervant Tchavoushian et Garabed Devletyan, officiel à la Monnaie de l’Empire(1), se trouvaient là aussi. D’autres les entouraient, mais je ne me rappelle pas de leurs noms avec certitude. Tous avaient soif et venaient chercher de l’eau.

Tchavoushian déclara qu’il y avait une immense citerne d’eau à l’intérieur du khan, mais, selon certains, elle sentait mauvais. Les gobelets proposés par le propriétaire du khan semblaient sales aussi, si bien qu’ils refusèrent d’en boire et étaient sortis pour s’abreuver au puits.

Parmi eux, le plus impatient était Komitas. Lorsqu’il vit cette eau claire, il s’écria de joie. Penchant sa tête en avant, il se mit à bondir, se frottant les mains comme il le faisait toujours dans des moments d’excitation. Son regard rivé sur l’eau étincelante, comme si rien d’autre n’existait, mis à part ce seau empli d’eau.

Boire à ce seau s’avéra problématique. Nous ne dispositions d’aucun gobelet pour nous servir en eau. Nous ne voulions pas utiliser nos mains. Nous ne nous étions pas lavés depuis longtemps et, à force de se frotter ici et là, elles avaient noirci, donnant l’impression que nous portions des gants. Le plus pratique était de passer le seau aux lèvres du Révérend pour qu’il puisse boire.

Au moment même où le Révérend s’approcha du seau et le tenait de ses deux mains, tandis que d’autres le levaient pour lui, un gendarme à cheval s’approcha sans que nous l’ayons remarqué. D’un geste brutal, il arracha le seau des mains de Basturmadjian et Dorian. Heureusement, la bordure métallique de ce lourd seau ne heurta la tête ni de Komitas, ni de personne d’autre. Les conséquences auraient pu être très graves. Mais Komitas fut très effrayé. Il recula de quelques pas, se couvrant la tête de son bras droit pour parer à une autre attaque. Son visage était tout éclaboussé d’eau et ruisselait le long de sa barbe. Yervant Tchavoushian, qui se tenait juste à côté de lui, était encore plus mouillé.

Cet incident survint avec une telle rapidité que nombre d’entre nous ne réalisèrent pas ce qui s’était passé exactement. Le seau était à terre, vide, objet de tous nos regards.

Komitas était tout simplement abasourdi. Il resta là sans bouger, comme devenu de pierre. Il ne remarqua pas le mouchoir que nos camarades lui proposaient pour s’essuyer le visage. Il y avait dans ses yeux une expression, non de peur, mais de stupéfaction. Il était incapable de quitter le gendarme du regard. Ce dernier, vociférant tout de go, se pencha, prit le seau et s’apprêta à partir, lorsque Ibrahim Effendi [le responsable officiel du convoi], qui avait remarqué cet incident de ses yeux omniprésents, s’approcha de nous en toute hâte et arrêta le gendarme.

« Où emmènes-tu ce seau ? » lui demanda-t-il.

« Je vais prendre de l’eau pour nos hayvan [bêtes] ! »

« Evela bu hayvanlare [Ces bêtes-là d’abord] ! » s’écria Ibrahim Effendi, lui ordonnant de reposer le seau.

Il dit cela d’un ton banal. Je ne crois pas qu’il ait réalisé que ses paroles puissent nous offenser. Il aurait pu dire facilement : « Evel bunlare [Eux d’abord] ! » Je ne crois pas qu’il ait utilisé ce terme pour nous insulter exprès. Les officiels turcs l’utilisaient souvent suite au manque d’éducation, de politesse ou simplement par habitude. Nos supérieurs s’en servaient avec leurs subordonnés ou leurs employés pour exprimer leur mécontentement, lorsqu’ils remarquaient une erreur.

Le gendarme s’en alla, avec un grognement incompréhensible, habituel dans sa bouche. Réprimant des injures, lorsqu’il partit. Le regard de Komitas resta fixé sur lui, jusqu’à ce qu’il ait disparu.

Ibrahim Effendi s’avança vers la cour, le seau vide dans sa main. Il fit cesser les disputes entre les gendarmes et les cochers. Sur ses ordres, les cochers nous apportèrent quatre seaux sur les six qui étaient disponibles, nous demandant d’étancher rapidement notre soif.

Naturellement, nous nous dépêchâmes. Avec un semblant de louche rudimentaire, que l’on trouva près de l’épicier du khan, il devint beaucoup plus facile de boire l’eau du seau. Nous lavions cette louche non avec du savon, ce dernier était un produit de rêve à l’arrêt de Ravli, mais avec la poussière du sol.

Komitas, qui, l’instant d’avant, était le plus assoiffé et le plus impatient d’entre nous, se vit offrir la première louchée d’eau. Il la refusa et entra silencieusement dans le khan. »

Depuis, cet incident, Komitas « verra » des gendarmes partout et basculera dans la dépression.

Or, voici comment Andonian interprète le drame de Komitas :

« Le « drame » de Komitas en exil est un exemple de nervosité – je dirais même un épisode intense de nervosité -, qui ne prit pas des proportions embarrassantes et qui ne dura guère.

Son désarroi, à supposer qu’il n’ait pas débuté plus tôt, apparut pour la première fois au soir du 27 avril, peu après notre arrivée à Ravli Khan. Il se déclencha suite à un acte de grossièreté de la part d’un gendarme et dura jusqu’au soir du 29 avril, alors que nous nous trouvions déjà dans la garnison de Chankiri. La chose dura en tout et pour tout deux nuits et deux jours, avec des intermèdes de durée différente, durant lesquelles nous n’osions à peine prononcer un mot. »

*

(1) Garabed Devletyan, officiel à la Monnaie de l’Empire,  était en effet DIRECTEUR DU COIN – titre correspondant aux anciens « SAHAB AYAR  » de la Monnaie Impériale. Par ailleurs grand maître du Jeu de Dames il fut Champion de Constantinople. Au moment de son arrestation, il était  Président de RAFFII HARATCHTIMAGAN MIOUTIOUN de Scütari, où, fidèle à l’esprit du grand Portukalian, cohabitaient les Dachnaks et des intellectuels venus d’autres partis politiques.( Ces précisions nous ont été transmises par son petit-fils, l’historien  Onnik Jamgocyan lui-même).

*

Merci à Georges Festa qui nous a autorisé à utiliser ces extraits de sa traduction en cours du livre d’Andonian.

8 commentaires »

  1. C’était un être hypersensible qui n’a pu traverser les terribles épreuves du génocide sans en garder de graves séquelles … c’est ce qu’on peut lire généralement.

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    Commentaire par Dzovinar — 29 août 2010 @ 5:29

  2. Dzovinar, ce n’est pas répondre à ma question. Quel a été l’élément déclencheur ?

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    Commentaire par denisdonikian — 29 août 2010 @ 5:35

  3. Arrêté le 24 avril, il est torturé et déporté. Libéré grâce aux pressions internationales, il revient à Constantinople, où il trouve sa bibliothèque détruite et pillée. Avec elle, ont disparu la presque intégralité de ses travaux personnels ainsi que de précieux manuscrits relatifs au système de notation musicale arménien du XIe siècle. Il tombe alors en dépression nerveuse doublée de mutisme.

    J’ai aussi lu quelque part que les turcs lui auraient promis la vie sauve s’il consentait à prétendre que les chants transcrits faisaient partie du patrimoine turc !

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    Commentaire par Dzovinar — 30 août 2010 @ 4:41

  4. Il n’était pas « fou », mais maniaco-dépressif. C »est vraisemblablement le manque de soins adéquat qui l’a conduit à sa « folie ». Ce n’est pas moi qui le dit.
    Quant aux mauvais esprits qui suggèrent que c’est une manoeuvre de Sarkozy, c’est encore un coup bas des médias.

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    Commentaire par kibarian — 30 août 2010 @ 9:19

  5. LOL !

    Bon ! Alors ???

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    Commentaire par Dzovinar — 31 août 2010 @ 6:03

  6. C’est bouleversant ! Totalement.

    Une telle anecdote qui peut sembler anodine, montre au contraire la personnalité faite de finesse et de sensibilité d’un être d’amour : à travers l’acte gratuit d’un personnage fruste sans humanité, le gendarme, Komitas a vu sa foi en l’homme vaciller gravement ; le fait qu’il ait refusé ensuite de boire confirme tout à fait mon sentiment. J’aimais Komitas pour ses oeuvres, aujourd’hui, je vais l’aimer pour tout ce qu’il était.

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    Commentaire par Dzovinar — 31 août 2010 @ 3:18

  7. Tu as juré de nous mettre à genoux ou quoi !

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    Commentaire par Dzovinar — 31 août 2010 @ 4:07

  8. good page

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    Commentaire par Fikret Tüfekçi — 4 novembre 2010 @ 2:11


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