
On ignore souvent d’un livre qu’il a demandé l’expérience d’une vie pour naître. Même si ce livre la masque, elle circule comme une eau souterraine et vient irriguer chaque question de sa force et de son espérance pour que la vie, la vraie vie, la vie belle et entière se manifeste pleinement aux yeux du lecteur. L’Arménie est décevante, on le sait. Mais que serait l’espérance sans les tenaces gardiens du temps arménien, qui ne fuient pas quand le navire coule, qui battent de leurs pattes le lait de l’histoire en marche pour qu’il devienne beurre, à l’instar de ces petites souris qui s’activent à l’idée de pouvoir sortir du pot où leur gourmandise les a jetées. Sèda Mavian est de celles-là. Qu’on la prenne ou qu’on laisse, ce qu’elle prend, elle ne le laisse pas. C’est une battante qui livre régulièrement au mensuel des Nouvelles d’Arménie Magazine la Croix et la Bannière d’un pays où elle a tenu à vivre voici plus de vingt ans. Elle ajoute à ce journal une profondeur qui fait sens depuis qu’elle a décidé de mettre dans sa pratique journalistique l’acide lucidité d’une curiosité qui ne lâche rien. Je ne partage pas toujours ses vues, et même s’il ne m’arrive aujourd’hui de la lire que temps en temps, j’avoue qu’elle me permet parfois de mieux voir la trame des intrigues basses ou hautes qui font l’Arménie d’aujourd’hui. On attendrait d’elle un grand livre, une grande enquête comme en donnent les journalistes des pays occidentaux, ce qu’elle seule pourrait faire en raison de sa longue présence en terre arménienne. Seulement voilà, pas le temps. Sèda Mavian se doit à ses lecteurs, affamés menstruels de ces informations qui infusent les corps de leurs frères petits et grands qui fondent l’Arménie.
La pléthore de livres qui viennent de paraître sur la mort centenaire des Arméniens en 1915 n’a pas empêché la parution d’ouvrages plus actuels capables de dépasser l’enfermement de la mémoire par les paroles de quelques témoins qualifiés pour donner foi en l’avenir. Le nouveau livre de Sèda Mavian, Les Arméniens 100 après après, paru aux éditions HD, atelier henry dougier, est une livre multiple. Non seulement l’auteur prend la parole pour présenter la chose arménienne au lecteur profane, mais aussi et surtout elle la donne. Consciente que l’Arménie appartient à ceux qui la pensent et qui la font, qui la souffrent et qui la rient, qui en meurent et qui en vivent, elle en a interrogé quelques-uns pour faire monter la courbe d’espérance, sans taire ce qui la trouble, ni empêcher ce qui nous donne la fierté d’appartenir à une nation combative et inventive, tragique et persévérante. Sachant que les têtes sont là, prêtes à donner tout ce qu’elles peuvent à condition que l’éducation et la politique activent le terreau intellectuel d’une jeunesse que l’absence de démocratie écrase pour qu’elle puisse donner toute sa mesure.
Tout y est ou presque. Aux questions sur l’identité répond Hranouche Kharatian, sur le choix d’être arménien, Olivier Rakedjian et Cristina Popa, sur la mixité, Pascal Légitimus, sur le voyage, Karine Arabian ou Armen Aroyan, sur les éternelles migrations des Arméniens, Zavèn Yéganian et Khatchik Djozikian, sur la « question arménienne », Gérard Guerguerian. Sans oublier les figures les plus dévouées à la société civile arménienne comme Ralph Yirikian, PDG de VivaCell-MTS, Sam et Sylvia Simonian, créateurs du centre Tumo, ou Gérard Cafesjian, le fondateur du musée d’art à la Cascade de Yèrèvan.
Il faut aussi ajouter les points de vue de quelques personnalités étrangères sur la créativité des Arméniens, et les portraits de deux talents internationalement reconnus : Tigran Hamasyan et Alain Altinoglu. Donc un livre qui dit combien en Arménie l’espérance est possible et qu’il suffit de le dire pour que cette espérance ait un jour le dernier mot dans sa lutte infinie avec les histoires de sang et de corruption.
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Les ARMENIENS 100 ans après, de Sèda Mavian, Editions HD ateliers henry dougier, prix 12euros.