Ecrittératures

28 septembre 2009

Portakar

Filed under: MARCHER en ARMENIE,Marz de Siounik — denisdonikian @ 4:52
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Sur la route de Sissian à Goris, vous marcherez longtemps sans le trouver. Et pourtant, vous savez qu’il pointe dans les parages, ce rocher sur lequel sont venues longtemps s’encastrer les femmes en mal de progéniture. Durant des siècles, il a servi de substitut au sexe mâle, ou plutôt d’adjuvant ou d’ultime recours. On vous l’a certifié, il dresse sa turgescence minérale au bord de la route, à droite de l’ancienne voie, à gauche de la nouvelle artère asphaltée en direction de Goris. Le vent souffle sur le plateau. Vous avancez dans le froid tandis que le ciel commence à assombrir l’ocre des collines. Un camion lent et lourdement  chargé consent à interrompre sa course poussive pour vous porter plus loin. « Portakar ? »Le routier, qui fait la navette entre Erevan et Stepanakert, ne sait même pas à quoi ça ressemble. Il faut alors lui ouvrir les secrets de l’étymologie. « Depuis le temps que j’emprunte cette route, dit-il, je n’ai jamais entendu parler de cette chose ». Finalement, il nous débarque près dune maison isolée. En sort, une dame entre deux âges. Une boulotte rieuse. «  Le portakar ? Mais vous l’avez dépassé. Il faut revenir sur vos pas. Atteindre cette côte que vous voyez. Puis redescendre. Il est perché sur une petite hauteur. Vous ne pouvez pas le rater… » Et nous voici de nouveau sur la route, dans le froid et le bruit des voitures, pestant contre ce fantôme  pétrifié. Heureusement, j’ai sa forme en mémoire. Une montagne en miniature, une boursouflure bien faite pour être largement enserrée dans ses cuisses. Je le reconnais bientôt, à mi-hauteur, discret, couronnant une accumulation de rochers. Il ressemble à un gros nez humant le ciel. Lisse au sommet pour avoir été frotté mille fois. Je tourne autour. Objet d’un culte naïf qui fascine le rationaliste que je suis. Ça a toute l’apparence d’une petite poussée de lave qui se serait solidifiée, si suggestive qu’elle appelle les fantasmes les plus effervescents. Quel homme ne verrait son amante prendre cette bosse à bras-le-corps, se vautrer dessus dans une rage amoureuse, convertissant ainsi la fonction génitrice de la protubérance en jouet érotique. Or, avant de partir, mes informateurs m’avaient certifié qu’un film clandestin avait été tourné sur ce monticule avec une femme superbe, baisant la chose de tout son corps, nu évidemment… Il est vrai que dans les temps anciens, en cette région qu’on appelait le Zankézour,  les femmes avaient l’habitude de se frotter le ventre sur de petites stèles en forme de phallus afin de stimuler leur fécondité. Ce culte ancien aura laissé quelques vestiges de pierre et quelques séquelles dans les habitudes régionales qui furent préservées même à l’époque soviétique, comme  la croyance liée au portakar… Un œil averti devrait distinguer des têtes de clous marquant la pierre ici ou là. Il s’agirait de témoignages de reconnaissance, comme on me l’expliquera plus tard. De stériles, des femmes seraient tout à coup devenues fécondes. Par la force de la foi. L’ethnologue Stepan Lissitsian soutient de son côté qu’après s’être pliées au rite du frottement, les infécondes avaient l’habitude ficher un clou dans la pierre avec l’idée d’y enfoncer leur mal au plus profond.

Septembre 2009

A lire également : Les morts font vivre

mais aussi : La colonne branlante, avatar chrétien d’une phallusolâtrie arménienne

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Photographies de Denis Donikian ( copyright)

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Voir aussi le site MARCHER en ARMENIE qui a pour but de faire partager des expériences de randonnées dans les provinces arméniennes, de donner des informations pratiques, de créer des liens vivants entre la diaspora et les villageois, mais aussi de promouvoir un tourisme d’entraide et de découverte. Ce site appartient à tous ceux qui souhaitent joindre l’utile à l’agréable, la rencontre et la promenade, la culture et la nature. Nous invitions ceux qui ont écrit sur leur voyage à pied en Arménie à nous soumettre leur texte et leurs photos.

26 juillet 2009

Les morts font vivre

 

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La chose est entendue : la stérilité est stérile. On ne saurait faire venir des branches ni des feuilles à un bois sec. Ni une progéniture à une bréhaigne. Ni une humanité à un fasciste. Certes, et pourtant…  De la friction d’un bois mort sur un autre peut jaillir le feu.  Taillez en pointe le bout phallique, puis envaginez-le dans le trou de sa complice femelle pour une jouissance frénétique jusqu’à la flamme. Et voilà comment nos ancêtres ont pu se chauffer, cuire leurs viandes ou éloigner les prédateurs. C’est que la mécanique frictionnelle est une des techniques les plus fantasmatiques qui soient. Mariée à un manque, elle peut accomplir des merveilles. Non que ce manque en vienne à être comblé. Mais elle produira à coup sûr des rêveries d’absolu ou des images de perfection à la mesure du vide à réparer. Le gisant de Victor Noir, saisi à terre par le sculpteur juste après le coup de feu napoléonien, le chapeau à peine échappé de ses doigts, en sait quelque chose. Les sournoises promeneuses du Père Lachaise, en mal d’amour ou de bébé, embrassent encore aujourd’hui ses lèvres de bronze.  Mais la patine éclate surtout au renflement de la braguette. C’est dire qu’on chevauche en catimini le beau martyr de la démocratie en espérant que les frottements appropriés feront advenir le miracle d’une maternité jusque-là réticente. Pas de spectacle plus pur que ces femmes piégées dans leur propre corps, pas de tableau plus pathétique que ces accouplements de chair et de matière, pas de coït plus paradoxal que ces attouchements entre une vie minée par la fatalité et une forme humaine inerte, elle aussi frappée par le destin. Le maire d’arrondissement, jugeant indécentes ces amours clandestines, fit dresser une barrière autour de Victor Noir. Sans doute au grand dam de notre assassiné qui voyait ainsi, en son éternité même, venir à lui plus de femmes que sa vie ne lui en avaient donné. Une vraie multiplication de baguettes. Deux jours plus tard, des suffrageuses, accompagnées de quelques hommes, s’insurgèrent contre ces barricades obscurantistes. Le maire fit marche arrière et les « choses » rentrèrent dans l’ordre. Loin de là, sur la route de Sissian en Arménie, une protubérance rocheuse a longtemps servi d’écrase-ventre aux infécondes. L’Arménie, autrement nommée Karastan, pays de pierre, devait naturellement conduire les Arméniens à construire leur vie autour de ce que Dieu leur donna en surabondance. S’ils projettent l’image de la mort sur l’écran d’un khatchkar (pierre-croix), pourquoi s’interdiraient-ils d’attribuer au portakar (pierre-ventre) le pouvoir de féconder la vie ? C’est qu’ils ont le génie de faire du vivant avec de l’inerte.

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Voir aussi à ce propos : La colonne branlante, avatar chrétien d’une phallusolâtrie arménienne

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Ainsi, faute d’avoir un Victor Noir sous la main, les Arméniennes prenaient appui sur la nature. La « chose » était censée retourner la stérilité en maternité. Encore une affaire de friction. Il est vrai que les Arméniens aiment ça, se frictionner. Par exemple, il leur suffit de se frictionner le regard sur le mont Ararat pour aussitôt se sentir requinqués. Que croyez-vous que viennent chercher en Arménie  les Arméniens de la diaspora, sinon qu’ils désirent se frotter à leurs frères ? Ajoutons qu’une fois l’an, tous les Arméniens du monde entier se frottent l’âme à l’âme de leurs morts. Après quoi ils se sentent mieux. C’est radical. Ils appellent ce rite une commémoration. Ce jour-là, dans le monde entier, partout où il y a des Arméniens, les rues s’embrasent. En vérité, je vous le dis, leurs morts les font vivre.

 

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