Ecrittératures

28 décembre 2013

Le bonheur est dans l’après.

Filed under: CHRONIQUES à CONTRE-CHANT — denisdonikian @ 5:31

 

Qu’est-ce qui m’arrive ? je me suis demandé tout à coup. Mais qu’est-ce qui m’arrive donc ? Je n’ai plus d’appétit pour la Chose. La Grande Chose qui me tenait le plus à cœur. La Chose capitale. La Chose historique. La Chose qui passait avant toutes choses, même avant Dieu qui fit le monde en sept jours et qui nous laissa la Chose en héritage. Mais le plus inquiétant, ce n’est pas que la Chose ne me dise plus rien . Non. Le plus inquiétant, c’est de constater que sa privation même ne me manque pas. Et que ce jeûne ne m’a jamais été aussi béatifique, depuis que je suis mort à la Chose, depuis que j’ai cessé de mourir de la Chose. Alors, fini les bruits et les fureurs des bruyants et des furieux. Fini les livres blancs sur le vivre noir. J’en ai terminé avec ce monde qui sent le renfermé du mythe. Fin de partie. Assez joué…

Hum ! Pas sûr me susurre la petite voix raisonneuse qui me vibre dans un coin du cerveau. Qui sait si demain tu ne vas t’y remettre. On ne peut préjuger de rien.

Il faut dire qu’à force de l’entretenir, et depuis plus de quarante ans, la Chose m’a fini en cancer. Quand mon echographologue m’a percé à jour, il a eu un mouvement de recul comme si j’étais contagieux. Que m’avez-vous fait là, malheureux ? s’est-il étonné. Je vois une grosseur qui a fait son nid dans votre abdomen. Vous avez de l’anxiété en pelote. De la rancœur en nœud gordien. Mais contre qui en avez-vous, bon sang de Dieu ! pour en être arrivé à vous tricoter une chose aussi inextricable ? Hein ! Répondez, que diable !

Je me croyais au confessionnal. La vie m’avait été donnée et j’avais gâché son cadeau. Qui sait ? je répondis. Qui sait si ce n’est pas la Chose qui serait à l’origine de cette chose abominable. De m’en être abreuvé comme un alcoolique, elle aurait réussi à m’engrosser de cette laideur… – La Chose ? Mais de quelle Chose parlez-vous ? demanda mon scrutateur.  Comment lui faire comprendre à lui qui était étranger à la Chose, enfermé dans sa médicalité, que la Chose avait précédé ma naissance et que depuis elle se coulait dans mes veines. A telle enseigne que je ne savais plus si c’était elle qui me faisait vivre ou si c’était mon propre sang. J’étais perdu. Mais il fallait que j’en guérisse.

Alors, j’ai connu le martyre des phagocytés par la Chose qu’on veut remettre en vie. Pour arriver à cette fin, les experts de l’extirpation se sentaient autorisés à faire de moi leur chose. J’étais à leur merci, vivant dans le ballottage constant, sans trop savoir si l’éclaircie se lèverait un jour devant moi. Tandis qu’autour de moi, les confréries de la Chose m’agonisaient de leurs rengaines sans même se rendre compte qu’ils étaient tellement chosifiés par la Chose que l’homme en eux s’était perdu. Mais j’avais beau crier que la Chose m’étouffait, beau leur dire que leurs maux m’empêchaient de respirer, que je ne voulais pas comme eux vendre mon âme à la Chose, ils se bandaient contre moi ou faisaient le gros dos. J’en perdais le souffle. Car en vérité, en me battant contre la Chose, c’était la Chose que je nourrissais. La Chose m’aveuglait toujours. La Chose encore qui m’empêchait de voir la beauté des choses. Elle qui brouillait mes organes et pervertissait mon entendement. Je n’étais plus dans l’origine de la Chose, chevalier dont l’armure prenait l’éclat de la dignité. A la longue, la Chose qui me faisait pleurer sur l’homme fit de moi un homme sans humanité. Et tandis que je leur servais des mots sur la Chose, mes lecteurs se délectaient tant de mes confitures de Chose qu’elles leur semblaient douces aux papilles de leur nostalgie et de leur perdition. J’étais devenu un pourvoyeur de Chose tandis que, sans le savoir, je créais en mon sein du chaos et de la confusion.

Ainsi donc, comme il arrive que l’overdose d’une chose vous asphyxie, j’ai failli mourir. Ce jour-là, j’ai vu le vrai visage de la Chose sur le visage de ceux qui s’en gargarisaient. Et c’était mon visage. J’ai vu la bêtise de la Chose, l’abrutissement par la Chose, la chosification de tout et du rien. J’ai vomi et je me suis vomi. J’ai perdu le sommeil. J’ai craché le sang noir de la folie et des fumées qui encombraient le mien. Il fallait vivre, survivre et aller encore droit et vivant. Alors, j’ai recouvré ma vue d’avant la Chose. Les mots de la Chose ne m’inspiraient que dégout. Et peu à peu le bonheur de vivre dans mon propre sang me fut rendu. Même mon cancer en sa disparition me souriait.  Comment, je me dis, est-ce possible ? Je croyais la Chose plus forte que tout et voilà qu’elle s’écroule. Je m’étais reconquis. Et la route devant moi devint soyeuse… Chose qui peut.

Denis Donikian

8 commentaires »

  1. Cher Denis,

    Vous nous livrez votre intimité à mot crypté. Ce mot de « chose » auquel la Turquie associe la formule « allégation de… ».

    Votre souffrance intime de l’esprit puis du corps que vous décrivez aujourd’hui sous cet angle rarement exprimé mais pourtant certainement commun à de très nombreux Arméniens, c’est celle de ce « mixer » cérébral complexe qui tente dans la douleur renouvelée jour après jour, de produire quelque chose de cohérent et de conforme à soi-même avec ce terrible mélange que constituent l’identité bafouée, la fatalité du malheur, le doute non pas sur la cause de la lutte mais sur son sens face à la lassitude du temps, le sentiment de vide et de vertige, les cauchemars qui hantent nos nuits, c’est-à-dire tous les fruits empoisonnés que le génocide continuent inlassablement de produire.

    Je comprends votre sentiment, vous avez si longtemps cohabité avec la chose…

    Est-il possible de s’en défaire, s’en libérer ? Je ne sais pas.

    Moi je ne vous en ferais pas le reproche car vous lui avez beaucoup donné.

    Ma crainte, c’est que son abandon laisse place à une autre chose plus dévoreuse encore…

    Merci Denis.

    Dikran TIMOURDJIAN

    J’aime

    Commentaire par Dikran — 29 décembre 2013 @ 9:20

  2. cher Denis
    j’ai lu avec interet votre derniere REMARQUABLE analyse.Il m’apparait qu’aucun d’entre nous n’a l’opportunité d’accepter ou de refuser cet heritage monstrueux.L’horrible chose vit et mourra avec nous que cela nous plaise ou pas.On ne nous donne pas le choix a l’instant ou l’on sait.Au demeurant toute votre ecriture le demontre et je sais que vous savez.La est votre probleme,notre probleme,notre combat a commencer contre nous memes.Vous l’avez une fois encore superbement exprimé pour nous tous.MERCI

    J’aime

    Commentaire par ARMAND SAMMELIAN — 29 décembre 2013 @ 10:27

  3. Deux commentaires qui résument remarquablement tout ce que je pourrais dire. Avec l’apaisement, s’il vient jamais, ou sans, je sais néanmoins que tu n’as pas fini de nous étonner.

    J’aime

    Commentaire par Dzovinar — 30 décembre 2013 @ 7:38

  4. Bonjour Denis , j’ai reçu il y a trois jours chez mon libraire le livre que tu nous avais recommandé
     » Voyage descriptif dans les Provinces Arméniennes de la turquie orientale en 1882  » de Manuel Mirakhorian . Merci , en tenant compte de tous les avertissements de Jean-Pierre Kibarian c’est un  » voyage  » dans un temps et un espace ou vivent et se meuvent tous nos anciens .

    J’aime

    Commentaire par Donig . — 6 janvier 2014 @ 6:12

  5. La sérénité ne peut être atteinte que par un esprit désespéré et, pour être désespéré, il faut avoir beaucoup vécu et aimer encore le monde.
    Blaise Cendrars

    J’aime

    Commentaire par George — 9 janvier 2014 @ 7:39

  6. Le désespoir né d’un poids que nous portons – si nous nous sentons un tant soi peu concernés par notre histoire terrible – conduit aussi à la colère, parfois à la haine quand s’ajoute l’injustice subie en permanence dans ce pays, la France, où nous avons choisi de survivre. Ah si nous étions des Lévy ou des Cohen notre sort en serait changé, tant est remarquable la capacité juive à ne pas se laisser oublier, ni bafouer, ni reléguer … aux calandes grecques !

    J’aime

    Commentaire par Dzovinar Melkonian — 10 janvier 2014 @ 6:02

  7. Mille fois raison Dzovinar , mais il aurait fallu avoir le talent , l’intelligence , la persévérance et toutes les qualités du peuple juif . Denis et vous autres les quelques contributeurs de ces échanges n’ont pu suffire à nous rendre suffisamment forts . Nous sommes un peuple de  » Présidents  » , pas un peuple qui additionne ses talents comme dans la communauté juive . J’ai très souvent rencontré les responsables du Consistoire de ma ville ou des responsables d’associations issues de cette communauté , rien , mais rien à voir avec  » notre  » fonctionnement .

    J’aime

    Commentaire par Donig . — 15 janvier 2014 @ 5:34

  8. C’est bien le sentiment que j’ai Donig : nous sommes tous – ou presque – des chefs ! Des individualistes prompts à critiquer la moindre initiative, incapables de reconnaître les compétences et les soutenir quand elles se manifestent. Quel gâchis !

    J’aime

    Commentaire par Dzovinar Melkonian — 15 janvier 2014 @ 9:08


RSS feed for comments on this post. TrackBack URI

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.