Ecrittératures

27 février 2021

L’ARMÉNITÉ EST UN SPORT DE COMBAT

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 5:26

(photo: D. Donikian, copyright)

Les Arméniens traversent une période de grande confusion qui agite les esprits en tous sens jusqu’au non sens. Ils voient des gouffres s’ouvrir autour d’eux chaque jour qui vient avec son lot de nouvelles navrantes ou alarmantes, propres à s’ajouter aux affres de ce qu’ils continuent de considérer comme une défaite. Dans ce contexte, remplacer « la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l’orgueil par la modestie » comme le clame Lautréamont, relève de la gageure la plus insurmontable. Et pourtant,  les « défaites » ne les ont jamais aussi défaits, ces Arméniens, qu’ils n’aient pu se refaire encore et encore.

Rien ne les arrête et c’est toujours le même défi qu’ils ont réussi à vaincre puisqu’ils sont là. Là, obstinément là. Là, car ils sont l’obsession d’une terre qu’ils portent en eux comme en rêve leur vie et qui constitue en quelque sorte l’emprunte onirique de leur identité. Mais aujourd’hui plus que jamais, à la faveur de cette « défaite », ils ont conscience que l’arménité reste un sport de combat.

Mis à plat et vu sous d’autres angles que ceux habituellement explorés, l’état des lieux montre une situation à plusieurs têtes.

Le vrai vainqueur de cette guerre reste la Turquie dont les vues à long terme sont redoutables car elles impliquent le phagocytage de l’Azerbaïdjan et l’effacement de l’Arménie. Par ailleurs, ces vues vont immanquablement toucher l’Iran, en proie aux manipulations du grand manitou Erdogan. Même si Téhéran semble se tourner vers la Russie via l’Arménie. On serait donc en droit de penser que l’Arménie est appelée tôt ou tard à devoir affronter sur ses frontières un chaos tel que probablement le grignotage de ses terres pourrait continuer.

Cette guerre aura vu deux protagonistes majeurs aux prises avec l’Arménie et l’Artsakh. Les faits sont assez transparents pour qu’on s’autorise à affirmer que deux despotismes se sont attaqués à deux démocraties. Nous avons déjà souligné qu’on peut y voir comme une victoire du système autoritaire sur les régimes pluralistes.  Qui plus est, nos deux jeunes démocraties viennent de trouver refuge sous les ailes d’un anti démocrate notoire, à savoir Poutine. Dès lors, force est de constater que, dans le contexte particulier de cette guerre, en matière d’efficacité stratégique, les démocraties font profil bas et que les arguties byzantines des cours démocratiques montrent que dans les urgences les plus tendues mieux vaut combat que débat, mieux les actes que la parole, mieux l’unité que la fragmentation. En effet, pour qu’un peuple soit efficace dans sa lutte contre un ennemi, il semble préférable qu’il y aille groupé plutôt que dispersé. Devant la mort qui peut surgir à tout moment et de tous les côtés, il ne sied pas aux hommes de se mettre à couper les cheveux en quatre, à pinailler sur le sexe des anges ou à décliner sur tous les tons un « non » critique, fût-il démocratique et légitime. La diversité des opinions, pour recommandée qu’elle soit dans une république réelle et assagie, ne fait qu’ouvrir des portes aux menaces d’un adversaire dont le chef décide pour tous et qui oblige ses troupes à faire corps avec ses obsessions triomphalistes.

Or, à y regarder de près, en Arménie, la démocratie réelle n’a qu’environ  trois ans d’âge. À telle enseigne que la plupart des gens en ignorent encore les principes tout en éprouvant un besoin de participation politique plus juste et plus grande. En revanche, les plus éclairés se partagent en deux camps : d’une part ceux qui tiennent la volonté populaire comme intangible et d’autre part ceux qui contournent cette volonté au profit de leurs intérêts immédiats.

Les affrontements qui déchirent aujourd’hui les Arméniens sont de cet ordre. Tous se réclament de la démocratie, mais tous ne sont pas démocrates. Pire que cela : ces derniers n’ont rien compris à la révolution de velours par le fait que leurs intérêts relèvent du privé et ne touchent en rien la sphère publique. Certes, la « défaite » leur a donné un prétexte vertueux pour dissimuler des intentions qui n’ont rien à voir avec la vertu démocratique. Ils y ont vu une excellente opportunité pour renverser la marche de la révolution vers une démocratie transparente qui implique de solder les débordements du passé. En clair, la démission forcée de Pachinian remettrait les pendules à l’heure de la corruption en annulant les procès en cours. Nul doute que dans ce cas, Kotcharian, Sarkissian et consorts se frottent les mains pour les blanchir des sales manipulations dont ils ont toujours été coutumiers. Plus de Pachinian, plus de jugement. Plus de jugement, partant plus de transparence, et retour à l’opacité. Ce qui signifie qu’en réalité les opposants ne proposent rien d’autre qu’une manière de virginiser les « salauds » plutôt que l’espoir d’un renouveau. Il ne faudrait pas s’y tromper : avec ce « non », ce n’est pas la démocratie qui parle, mais toujours le même vice qui colle aux mentalités archaïques et qui a sévi durant plus de vingt ans.

Actuellement le spectacle d’une Arménie démocratique livrée au chaos navre le monde entier, faire rire les despotes carnassiers qui attendent aux portes du pays pour les défoncer sans résistance, et provoque la honte à toute la diaspora. Profitant sans vergogne de la tutelle russe, au lieu de se comporter avec sagesse et retenue, au lieu de se serrer les coudes à un moment où tout peut basculer, les Arméniens se déchirent sur une personne, sans égard pour la seule chose qui devrait les transcender, à savoir la Constitution. Mais les passions nationalistes, les obsessions revanchistes et les ambitions politiques n’ont que faire des lois destinées à les contenir et à mettre le peuple à l’abri des dangers intérieurs et extérieurs. Dès lors, si après avoir échappé au pire grâce à une défaite contenue par le maître russe du jeu caucasien, certains profitent des affres de l’humiliation et des blessures de guerre pour leur ajouter le danger d’un affrontement des Arméniens contre eux-mêmes, on peut se demander qui a intérêt à fragiliser le pays et pour quoi. Car remplacer Pachinian comme on le crie à hue et à dia est d’autant plus aléatoire qu’on ne voit aucun leader émerger qui puisse concentrer sur sa personne la confiance des Arméniens du pays et des Arméniens de la diaspora. Cette diaspora qui voit d’un si mauvais œil les cyniques, les mégalos et les vengeurs faire la loi qu’elle jure déjà qu’elle ne se saignerait s’ils devaient prendre le pouvoir. Le plus à craindre est que la confiance dont jouit amplement Pachinian au pays et auprès de la diaspora fasse place à un écœurement tel que le pays pourrait ne plus s’en relever. D’autant que les opposants par la parole qui n’ont aucune bille dans leur sac font des promesses utopiques, prennent des hypothèses pour vraies et lancent des anathèmes populistes dans le seul but de renverser à tout prix un exécutif légitimement élu.

De fait, toutes ces chamailleries de gamins, de coquins et de voyous aujourd’hui en Arménie se drapent de belles intentions ronflantes à commencer par celle du salut national. Ah ! Le salut national ! Combien de crimes commis et combien de bêtises proférées en son nom ! Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, les temps ne sont pas à attiser le désordre, fût-il légitimé par les exigences de démocratie. Les Arméniens oublient qu’ils ont deux loups à leurs trousses et que tout affaiblissement moral provoqué par les tensions, les désaccords et les disputes sont dommageables pour l’existence même du pays. Dès lors, force est de penser que le vrai salut national actuellement est dans l’action et que pour mettre en branle cette action, le velouté de la révolution est malheureusement devenu anachronique. Une démocratie qui vit sous la menace de deux dictatures extérieures se doit de durcir le ton à l’intérieur.

Malheureusement aux divisions armées de ses ennemis immédiatement voisins, les Arméniens n’ont rien d’autre à opposer que leur légendaire propension à deviser sur des utopies et à diviser leurs forces. Divisez ! Divisez ! A la longue il n’en restera rien.

Denis Donikian

10 février 2021

12 : « Où je meurs renaît la patrie » : PANSER LA TERRE, PENSER LA GUERRE …

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 5:58

 

 (photo : Jean-Bernard Barsamian, copyright)

*

 

Nous avons assez dit de la résilience, que les Arméniens érigent en principe de permanence historique, qu’elle avait ses limites et qu’au regard des urgences elle constituait une forme d’orgueil mal placé et de faiblesse masquée. Comme nous avons souligné que l’Arménie se trouvait aujourd’hui dans un état de fragilité extrême dû à trois causes convergentes : la défaite, la pandémie et les divisions internes. Il serait incongru de dire ici, même si c’est vrai, que les Arméniens en ont vu d’autres. A l’heure actuelle, leurs ennemis traditionnels se frottent les mains et fourbissent déjà leurs chars et leurs drones sachant que le moment de pousser le poing sur l’Arménie est on ne peut plus propice et qu’il ne s’en présentera pas un autre qui leur soit aussi favorable. La Russie a beau faire obstacle à leurs ambitions du moment, les prédateurs attitrés des Arméniens savent bien que la fin de règne agitée de Poutine pourrait défaire les forces de la paix russe en un éclair. Et que… Oui. La raison expansionniste exige de se tenir prêt pour s’introduire dans la moindre brèche pour y propulser sa gloutonnerie idéologique et territoriale.

 

Notons aussi que jamais le moral des Arméniens, quoi qu’ils fassent pour se doper à l’optimisme de la revanche, n’a jamais été aussi bas. L’humiliation due à la défaite, une fierté saisie de douche froide, la déréliction nationale provoquée par des appels au secours restés vains, la proximité d’une menace active aux frontières, un sentiment confus d’impuissance et de malaise, le spectacle des déchirements politiques, le traumatisme d’une génération perdue et vandalisée, la perversion et l’instabilité des valeurs démocratiques, la déprime devant un avenir bouché, et tant d’autres faits intimes qui troublent le sens commun et délite l’élan vital, tout cela contribue à écraser des hommes et des femmes qui se terrent dans la résignation et le fatalisme ou qui se projettent dans l’utopie. Ajoutez à cela une diaspora qui, pour cause de pandémie, ne peut plus charnellement donner du baume au cœur à une population abattue, sauf à lui porter secours à distance par le biais de biens matériels, et vous aurez de ce sombre tableau une idée du climat psychologique qui règne en Arménie. Et de fait, la voici confrontée à deux pestes qui répandent la terreur dans tous les esprits : le Covid et la peur du vide.

 

Mais le plus lourd à porter qui soit pour les Arméniens est que cette guerre n’ayant rien réglé en demande déjà une autre et que leur vie se tient désormais en suspens dans l’horreur d’une attente dont personne ne sait sur quelle histoire, forcément sombre, elle débouchera. Car on est en droit de se demander si les Arméniens n’ayant plus en mains les cartes ni les armes de leur avenir, ont encore droit à un avenir. Tout ce mal dont ils souffrent provient de cette impasse où viennent s’engouffrer les cauchemars de la dépendance nationale, du chaos social et de l’incertitude au plus intime de soi. Jamais l’Arménie n’aura été si proche de la démocratie, et jamais cette démocratie n’aura été si menacée tant par la voracité de voisins autocrates que par les mauvais génies de l’intérieur. De ce fait, on voit mal comment les bravaches de l’opposition pourraient changer le cours des choses étant donné qu’ils n’ont aucune autorité n’ayant aucune légitimité, ni aucune force, ni en armes ni en soldats, à mettre dans la balance pour faire valoir un quelconque point de vue devant l’hégémonie russe, l’arrogance d’Aliev et les gourmandises d’Erdogan.

 

Pendant une trentaine d’années, dans l’esprit des Arméniens, l’Artsakh avait symbolisé une manière de revanche sur le génocide. C’était comme si, ayant vécu dans l’abattement durant un siècle, ils s’étaient redressés et qu’ils avaient retrouvé leur humanité en tant que personnes et en tant que nation. Répercuté  dans toutes les consciences arméniennes, ce relèvement aura encouragé la diaspora à poursuivre ses frappes contre le négationnisme turc partout où c’était possible et selon ses moyens. Et il faut bien admettre que cet activisme mémoriel a obtenu de belles réussites (comme la reconnaissance du génocide par le Parlement français dont on vient de fêter le 20ème anniversaire) au grand dam de la Turquie soucieuse de virginité historique. A une diaspora victimaliste semblait faire place une diaspora maximaliste qui osait demander réparation à une Turquie foncièrement génocidaire. Mais dans le même temps, les coups portés contre l’orgueil turc abruti d’arrogance nationaliste ne pouvaient que réveiller des ires de riposte dans la tête d’Erdogan. C’est qu’il faut lire aussi cette « victoire » turque, copinée avec les Azéris, comme un coup de semonce adressé aux Arméniens pour toutes les reconnaissances du génocide par les États que leur diaspora aura suscitées et accompagnées. A ce propos sont sans ambiguïté des déclarations comme celle-ci  par Erdogan : «  Ce qui a été commencé hier, nous l’accomplirons aujourd’hui ».

 

Aujourd’hui nous avons les larmes, pas les armes, trop de larmes et pas assez d’armes. Mais durant cette attente, l’équilibre est en train de se rétablir. En ce sens que de jour en jour, les plaies se soignent, les corps se réparent et le temps fait son œuvre même si dans les âmes ne s’éteignent et ne s’éteindront probablement jamais les désastres que cette guerre éclair aura provoqués. Dans l’âme des Arméniens le kyste de l’injustice et de la douleur durcit de siècle en siècle sans pour autant dévorer leur joie de vivre ici et maintenant, dans l’Arménie de 2021. Leur joie d’être et de rester arménien que nul ne pourra leur voler.

 

Mais que peut valoir de survivre quand tout est menacé tout le temps ? L’épreuve de la guerre, si elle a beaucoup pris aux Arméniens en soldats, en civils, en blessés et en affligés, elle leur a aussi beaucoup donné, à commencer par la conscience d’eux-mêmes, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font pour être. Conscience des failles et conscience des dons. Une conscience lucide, pragmatique, agressive. Une conscience dure de la durée.

 

Les Arméniens n’aiment pas la guerre, mais ils aiment la justice. Et quoi qu’on puisse dire ou penser, que l’on soit pacifiste ou droitdel’hommiste, pour les Arméniens, l’heure est aux armes. Car rien ne tient sans elles. Sans elles, le pays fond, le peuple fuit, l’Arménie se perd. Un hôpital, une église, une école ne peuvent rien contre une bombe. Contre l’agressif, l’inerte est passif comme une passoire. Un champ, une rivière, une montagne peuvent du jour au lendemain passer une frontière. Les Arméniens, champions des résiliences humanitaires ou de bienfaisance, ont-ils un autre choix qu’une résilience armée. Le dire ne suffira pas. Se mettre aujourd’hui à l’appliquer est le quart de la moitié du commencement d’un salut. Aujourd’hui, pour les Arméniens, panser la terre demande également à penser la guerre. A savoir, s’y préparer ici et maintenant. Ici en Arménie et en diaspora. Et maintenant, à savoir que le temps presse.

 

Les idées ne manquent pas. La mise en place d’une armée de métier, comprenant des unités spécialisées, la mobilisation de tous les Arméniens valides par une formation au combat à tous les âges et à tous les stades, la responsabilisation et l’engagement des citoyens économiques que représentent les membres de la diaspora, la conversion des usines de biens en usines d’armements spécifiques, l’orientation de l’intelligence technologique vers des technologies de guerre, la mise en place d’une cyber-unité de combat, soit pour recueillir tout renseignement sur nos ennemis, soit pour utiliser l’information comme une arme à part entière. J’en passe et des meilleures que plus avisé que moi inventera sûrement.

 

Cela étant dit tout en sachant que le gouvernement arménien ne nous a pas attendu pour se mettre en marche. Mais un gouvernement souffre d’être empêché par des contraintes économiques et des priorités de tous ordres. Même si la présence russe lui laisse encore du temps, ce temps doit aussi être utilisé pour penser le pire et s’y préparer.

 

Comme les Juifs, les Arméniens sont les enfants d’un génocide. Et si tant est que l’histoire des uns et l’histoire des nôtres ne sont pas les mêmes, force est de constater qu’en ce jour Israël se défend mieux (et même au-delà du normal) que les Arméniens défendent leur territoire. Même si les drones israéliens ont touché à mort les Arméniens, il reste qu’ils ont beaucoup à apprendre du peuple juif dans la sauvegarde de leur existence.

 

Aujourd’hui doit être un autre jour pour les Arméniens, sinon l’hier reviendra et de grignotage en grignotage l’Arménie finira.

Aujourd’hui, nous autres Arméniens, nous savons enfin que nous sommes mortels.

 

Denis Donikian

 

Lire également :

OÙ JE MEURS RENAÎT LA PATRIE » ( Louis Aragon)

1 D’ABATTEMENT en RÉSILIENCE

2 DÉFAITE DU TRIOMPHALISME

3 QUAND LE PERDANT GAGNE CE QUE LE GAGNANT PERD

4 MORT OU EST TA VICTOIRE ?

5 L’HEAUTONTIMOROUMENOS

6 RESTES DE DRONES

7 LE MALHEUR DÉMOCRATIQUE ARMÉNIEN

8 GERARD J. LIBARIDIAN et le NAGORNO KARABAGH-ARTSAKH

9 NOUS ÉTIONS TROIS CENT DEUX

10/A LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/B LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/C LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/D LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/E LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/F LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/G LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/H LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/I LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/J LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

11 ARMÉNIE : ÎLE aux REQUINS et aux COQUINS

25 janvier 2021

11 : « Où je meurs renaît la patrie » : ARMÉNIE : ÎLE aux REQUINS et aux COQUINS

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 6:47

(Photographie : Jean-Bernard Barsamian, copyright)

*

Aujourd’hui, la configuration géopolitique du Sud Caucase fait émerger plus que jamais des lignes nouvelles de fracture et de tension selon le jeu des alliances, l’intérêt des puissances et la voracité des loups. Pour le moins, cette guerre aura permis à l’Arménie de mesurer à quelle hauteur et à quelles bassesses s’est située l’amitié de son voisinage géographique et de son cousinage idéologique, la haine qui vous saute aux yeux et à la gorge étant forcément plus facile à reconnaître. S’il est clair que la Turquie et l’Azerbaïdjan font front commun contre l’Arménie dans le but de la dévorer, il s’est avéré que des pays qu’on n’attendait pas ont néanmoins révélé leur véritable visage, à commencer par Israël. (A force de négocier avec le diable on finit toujours par devenir diabolique, sachant que, pour tester ses nouvelles armes et les utiliser le cas échéant pour se défendre, tout n’est pas permis, à commencer par le fait de contribuer au massacre de ses « frères en génocide »). Sans parler de ces démocraties qui, en sous-mains, sinon en sourdine, n’ont pas hésité à coucher avec le monstre Aliev au nom de leurs intérêts économiques ou stratégiques. Comme François Hollande, juste après ses visites en Arménie, en mai 2014 et avril 2015, vendant à Aliev des satellites à usage militaire. (A force de commercer avec le monstre, on finit toujours par devenir monstrueux). Pour l’Iran, on pourrait admettre qu’il avait ses raisons pour ne pas reconnaître sciemment le droit du Haut-Karabagh à l’autodétermination, craignant d’enflammer sa minorité azérie. Quant à la Géorgie, en laissant passer l’armement turc sur son territoire, elle a bel et bien montré que le racisme anti arménien qui se décline en injures dans sa société n’était pas un vain mot même dans son gouvernement. Pour ce qui est de l’Europe, elle s’en est tenue à respecter envers l’Arménie le «  minimum syndical » auquel elle se croyait obligée en envoyant du secours humanitaire aux Arméniens – mais aussi, comme la France, à l’Azerbaïdjan pour faire acte de neutralité – lourdement éprouvés par le Covid 19 et la guerre. (Comme nous l’avons rappelé, demander à la France d’intervenir militairement en marchant sur les pieds de la Russie poutinienne relève de l’impensable, sinon du ridicule). Dès lors, ne restait à l’Arménie pour respirer que de consentir à se faire prendre dans les filets du frère russe plutôt que de se faire pendre par leurs bourreaux de toujours.

Cela dit, ces jeux d’échange et de cache-cache vont avoir de graves conséquences sur l’avenir de cette région. On jurerait que le grand méchant loup turc va devoir un jour ou l’autre faire payer son aide à l’Azerbaïdjan au prix fort, à savoir par une soumission planifiée et par une invasion rampante. Au début, tout commence avec des mots de fraternité, lesquels se concrétisent en une aide militaire, avant de se diluer dans une mise sous tutelle sournoise puis déclarée. Certes, on peut admettre qu’Aliev sorte de cette pseudo victoire renforcé auprès d’une population fanatique et servile. Mais on est en droit de douter que les élites, en leur for intérieur, attribuent ce triomphe aux seuls Azéris. Les officiers de l’armée azerbaïdjanaise ont dû être passablement humiliés d’avoir été mis sur la touche au profit des instructeurs turcs. Certains n’en voulaient pas qui craignaient un jour d’avoir à donner leurs femmes après avoir cédé sur leurs galons. Or, rien n’est plus insupportable que l’humiliation, laquelle finit souvent en rébellion.

Pour l’heure, l’entente entre les deux ogres de barbarie est d’autant plus cordiale qu’elle répond à un même objectif, celui de serrer en étau une Arménie qui fait obstacle au déroulement du tapis rouge qu’on voudrait voir courir des rives Bosphore jusqu’aux confins de la Chine. Prévues en février 2021, les prochaines manœuvres des deux pays dans la région de Kars semblent rejouer le scénario gagnant de septembre-octobre 2020 qui a permis des avancées considérables dans leur ambition de comprimer le territoire arménien. A telle enseigne, qu’en Arménie, la population vit dans la hantise d’une nouvelle guerre, sans trop savoir de quel côté elle va surgir. En tout cas, ces exercices ont pour fonction de produire chez les Arméniens le sentiment d’un pays ouvert à tous les vents de l’envahissement et de leur inspirer ce délire obsidional qui les ramène aux plus brûlantes réalités de leur vie.

Or, notons que l’Arménie n’ayant pas agressé la Turquie et restant ouverte au dialogue avec l’Azerbaïdjan, cette guerre, plutôt que d’être défensive, a eu tous les aspects d’une attaque de type ethnique. On en voudra toujours aux Arméniens, non pas pour ce qu’ils font (quitte à propager des mensonges les plus noirs), mais pour ce qu’ils sont. Le comportement des soldats azéris envers les vivants et les morts arméniens, contraire au droit international et au respect humain, témoigne de motivations purement racistes. Les Arméniens ont donc à affronter non des hommes mais des Orques venus tout droit du « Seigneur des Anneaux ». Car loin de répondre aux critères les plus classiques, cette guerre n’avait d’autre but que l’effacement de l’autre et aurait été menée à son terme par nos deux crocodiles experts en extermination si la Russie n’était intervenue à temps pour préserver ses intérêts.

Et donc, à considérer ses quatre frontières, il ne serait pas exagéré d’affirmer que le beau pays arménien étant ce qui reste de l’épée ottomane ne s’apparente à rien d’autre qu’à une île coincée par deux requins à l’est et à l’ouest, et par deux coquins au nord et au sud. Les Russes jouant le rôle de pacificateur colonisateur, les Arméniens, s’ils ont encore une voix, chanteront leur passé dans leur langue quelque temps encore en espérant la sauvegarder contre les caresses hégémoniques d’une autre, aussi gloutonnes que les ventouseries d’une pieuvre.

Mais comme le malheur arménien ne vient jamais seul, ce sont les Arméniens eux-mêmes qui, cette fois encore, prouvent qu’ils ont le génie d’en rajouter. Soucieuse d’affronter des ennemis extérieurs ouvertement offensifs ou sinistrement sournois, l’Arménie subit de plein fouet une contestation plus primaire que démocratique, faisant remonter des relents de racisme interne qui n’ont rien à envier à ses voisins, le mot « Turc » devenant une injure ici à l’instar du mot « Arménien » en Turquie (voir à ce propos l’excellent article de Sahag Sukiasyan sur le site Armenews du 24 janvier). Plus vindicatifs que préoccupés par le bien public, ces chantres de la revanche et du renouveau national faisant fi des réalités politiques contraignantes du moment haussent le ton et brandissent leur baguette magique en annonçant qu’ils vont diluer l’humiliation de la défaite par on ne sait au juste quels moyens, sinon un programme où l’utopie le dispute à la connerie… Oubliant que dans un moment aussi crucial, ils affaiblissent le pays non seulement en croyant retrouver une confiance populaire perdue par trente années de fraude et de mépris mais surtout en sapant le sacro saint principe d’une union sacrée devant un ennemi qui use de toutes les coalitions pour mener à bien ses ambitions d’annihilation de la nation arménienne. Mais pire encore, ils font de la basse politique à un moment où la population arménienne est plus vulnérable que jamais à cause de l’épidémie du Covid-19.

D’où l’on peut voir que, dans le contexte brûlant actuel, n’est pas si folle que ça la métaphore qui fait de l’Arménie une île menacée tant par ses propres voisins que par les plus salauds de ses citoyens, comme si elle avait le génie de nourrir en son sein de ces montres qui n’ont rien à envier aux requins et coquins qui l’entourent.

Ainsi donc, au moment où les optimistes obsessionnels parlent d’espoir, d’unité, de force, l’Arménie semble condamnée à une triple peine : la menace de deux dictatures génocidaires, la guerre sanitaire contre le Covid-19 et cette coalition d’opposants véreux qui instrumentalisent la démocratie au profit de leurs propres affaires.

Denis Donikian


à lire :

« OÙ JE MEURS RENAÎT LA PATRIE » ( Louis Aragon)

1 D’ABATTEMENT en RÉSILIENCE

2 DÉFAITE DU TRIOMPHALISME

3 QUAND LE PERDANT GAGNE CE QUE LE GAGNANT PERD

4 MORT OU EST TA VICTOIRE ?

5 L’HEAUTONTIMOROUMENOS

6 RESTES DE DRONES

7 LE MALHEUR DÉMOCRATIQUE ARMÉNIEN

8 GERARD J. LIBARIDIAN et le NAGORNO KARABAGH-ARTSAKH

9 NOUS ÉTIONS TROIS CENT DEUX

10/A LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/B LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/C LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/D LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/E LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/F LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/G LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/H LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/I LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

10/J LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE

11 ARMÉNIE : ÎLE aux REQUINS et aux COQUINS

17 janvier 2021

10/J : « Où je meurs renaît la patrie » : Les ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE.

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 10:46

( Photographie : Jean-Bernard Barsamian, copyright)

*

J

Le cas Pachinian est d’autant moins facile à examiner qu’une grande partie des informations restent cachées qui permettraient de comprendre les causes les plus chaudes de la défaite. Cependant, même si on pouvait adopter une approche plurielle qui consisterait à s’appuyer sur les données politiques, historiques et géographiques, d’autres feraient toujours défaut tant la complexité du sujet rend fou. Et comme la passion patriotique interfère à des titres divers dans ce genre d’analyse, l’exploration de ces causes ainsi exposées à l’aune des émotions nous laisserait encore sur notre faim. Bien sûr, les pages de notre tentative d’explication n’échappent pas à ce défaut.

De toute évidence, Nikol Pachinian nous semble décrié à tort si on le tient comme l’unique responsable de ces accords dommageables pour les Arméniens. Rappelons qu’il est l’homme à qui le peuple arménien a accordé sa confiance et qui a insufflé l’esprit du renouveau à toute la diaspora. En réalité, porté par une trentaine d’années d’humiliations, il vient au bout d’une longue chaîne de corruptions et de négligences qu’il a eues à charge de résoudre dans un moment critique pour la nation. Deux années de gouvernance sur plus d’une trentaine ne permettent pas de faire de lui « un cas pendable », même si parapher un document qui assombrit toute la nation est loin de constituer une peccadille et si Pachinian a dû se soumettre le couteau sur la gorge, tandis qu’il avait à choisir entre la peste et le choléra : continuer la guerre en perdant des vies humaines ou signer une défaite en perdant de l’indépendance.

Tout d’abord, retenons que les provinces rendues à l’Azerbaïdjan étaient considérées au départ comme une barrière de protection et une monnaie d’échange et qu’elles étaient destinées à renforcer le statut du Karabagh proprement dit. Or, ceux qui font un procès à Pachinian ne l’entendent pas de cette oreille. Pour eux, ces provinces constituaient un acquis territorial (voir à ce propos l’analyse de Libaridian). Le premier malentendu se trouve dans cette interprétation erronée, sachant que les accords de paix ont tout de même permis de sauver l’essentiel, même si cet essentiel est en équilibre instable aujourd’hui et le sera plus que jamais demain.

Comme nous l’avons déjà signalé, les contempteurs de Pachinian ont beau jeu de lui chercher des poux, on sait trop bien qu’ils auraient été aussi embarrassés que lui s’ils avaient été à sa place. Être aux responsabilités est une chose, donner des leçons sans avoir à en assumer les conséquences en est une autre.

Par ailleurs, rappelons aussi que les contempteurs de Pachinian ne représentent qu’eux-mêmes, alors que lui est le seul qui ait été désigné aussi largement et aussi légalement par la confiance populaire. L’écœurement nous vient à entendre des personnalités morigéner le Premier ministre comme si les élections n’avaient pas eu lieu ou avaient été truquées pour le rendre illégitime. De fait, cet appel à la démission constitue un déni de démocratie par des gens dont les réflexes sont ceux d’une caste qui se place au-dessus du peuple et qui doivent leur place à des magouilles honteuses et anachroniques.

Cela dit, même si le bon sens et la retenue devraient nous abstenir de toute critique, disons-le tout net, de toute évidence Pachinian s’est trop tardivement préparé la guerre. Le pouvait-il d’ailleurs sachant qu’il avait un programme économique à mettre en place et une corruption à combattre, que les nababs de l’ancien régime ne se laissant pas défaire, une guerre sourde était lancée entre les tenants de leurs intérêts propres et les partisans d’une société plus transparente.

Tout d’abord, que je sache, Pachinian ne pouvait prendre de décisions d’ordre militaire sans s’appuyer sur l’avis des spécialistes. En ce sens, ces spécialistes auront certainement failli en faisant acheter à l’Arménie des avions de chasse qui sont restés cloués au sol pendant le conflit. Ces mêmes experts ont-ils ignoré le type d’armement dont s’était dotée l’Azerbaïdjan ? On le suppose puisque les drones ennemis ont créé la surprise et décimé les soldats arméniens. Dès lors, on peut s’interroger sur la qualité des services de renseignement en se demandant même s’ils ont jamais existé ou s’ils ont été d’une certaine efficacité.

Tout le monde savait qu’Aliev tablait sur l’achat d’armements modernes et que le budget militaire de son pays était décuplé pour mener sa revanche à son terme. L’objection selon laquelle l’Arménie n’a pas de pétrole ne doit pas faire oublier qu’elle a une diaspora puissante et des spécialistes dans tous les domaines. Si la priorité avait été donnée à la défense du pays, solliciter la diaspora eût été la moindre des choses. Mais Pachinian s’est embourbé dans les réformes démocratiques au point de mettre au second plan les menaces qui planaient sur le pays. Certes, tout le monde savait que « ça » finirait par arriver un jour, mais chacun avait les yeux tournés ailleurs. Dès lors, le système de défense, s’il répondait à quelque chose, c’était moins à des critères d’efficacité qu’à ceux d’un « minimum syndical », destiné à entretenir l’illusion d’une puissance défensive réelle.

De son côté, le dictateur Aliev, n’étant pas occupé à améliorer le bonheur de ses gens ni à leur permettre l’accès à une démocratie réelle, a mis toute sa haine anti arménienne au service d’un programme de reconquête. Et pour satisfaire cette obsession, il était prêt aux alliances les plus  compromettantes, aux violences les plus barbares et aux violations de toutes les règles. Voilà pourquoi quand une démocratie est en danger, les principes démocratiques doivent être tenus en retrait au profit de l’urgence sécuritaire. Mais le peuple arménien l’aurait-il compris qui a élu Pachinian pour des changements dans leur vie immédiate, oubliant l’épée de Damoclès qu’Aliev avait suspendue sur leur tête ? A quoi bon le bonheur quand le ciel est plombé par des bombes ?

L’autre erreur de Pachinian aura été, semble-t-il, de croire que les démocraties aident les démocraties, que l’Europe ou même la France étaient en mesure d’apporter un soutien logistique à l’Arménie sous prétexte que ce conflit était avant tout d’ordre civilisationnel. Outre le fait qu’il peut paraître humiliant, sinon honteux, de demander aux autres ce que l’on n’a pas su faire soi-même, on voit mal, en l’absence d’accord militaire, les pays d’Europe envoyer leurs hommes au casse-pipe dans une zone que la Russie considère comme son pré carré. Le plus qu’aura pu faire la France pour démontrer son amitié sera l’envoi de secours humanitaires, une fois que le mal aura été fait.

D’où l’on voit que, dans ces jeux d’alliances, c’est la Russie autoritaire qui se sera engagée à sauver la jeune démocratie arménienne d’un désastre complet, sachant que des accords existaient qui permirent à l’Arménie d’échapper aux menaces d’extension déclarées par ses ennemis de toujours. Par ailleurs, deux dictatures se seront alliées pour mener à bien cette guerre au mépris de toutes les retenues possibles, quitte à inviter des djihadistes au nez et à la barbe des nations policées qui n’ont fait qu’assister aux effets de leur impuissance et de leur neutralité.

Or, il fallait être plutôt réaliste qu’idéaliste pour comprendre les tenants et les aboutissants d’un tel conflit. Même si on ne peut accuser Pachinian d’être un imbécile, on doit admettre, aux résultats désastreux obtenus, qu’il aura finalement joué la mauvaise carte.

(à suivre)

9 janvier 2021

10/I : « Où je meurs renaît la patrie » : Les ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE.

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 6:26

(Photographie : Jean-Bernard Barsamian, copyright)

 

I

 

De fait, tout porte à croire que le génocide, loin de n’inspirer que du génie aux Arméniens, leur aurait aussi inoculé quelque poison relevant du démoniaque. Comme si cette catastrophe en avait déréglé plus d’un, et non des moindres, au point qu’elle les aurait conduits à « suicider » les Arméniens. A croire que le fait d’avoir été impunément massacrés par les fielleux ottomans aurait transformé nos « malades de la raison patriotique » en massacreurs symboliques ou physiques de leur propre peuple. A moins qu’en voulant inconsciemment compenser l’humiliation subie, sinon cette déshumanisation extrême à laquelle les Arméniens ont été poussés, ils aient perdu tout sens de la mesure, tout sens de l’empêchement moral en donnant libre cours à une mentalité de prédation identique à celle de nos bourreaux. (Pas étonnant d’ailleurs que Kotcharian ait été souvent traité de Turc). Tant il semblerait que, marqué au sceau d’un génocide, le peuple arménien nourrirait en son sein comme un panier de crabes où les uns, généreux par leur ingénierie salvatrice, batailleraient contre les autres, pernicieux, habiles en mille diableries. Enfin, c’est à se demander si cette catastrophe n’aurait pas exercé en chacun comme une alchimie secrète orientant les premiers vers des réactions de survie et les seconds vers des profits meurtriers, les uns réparant et les autres détruisant. Eternel combat entre éros et thanatos dont les Arméniens ne sont pas épargnés.

 

Dans cet ordre d’idées, on peut dire que les ex-présidents et leurs affidés, en braconnant impunément sur les terres de la nation arménienne, ont contribué à l’avènement de Pachinian. Dès lors, quel autre devoir sanitaire pour notre petit Hercule que celui de consacrer l’un des douze travaux de son programme politique au nettoyage des écuries de nos insanes et infâmes Augias, tant leur « merde arménienne », qu’ils ont répandue impunément pendant trente ans, a fini par empuantir l’Arménie tout entière ?

 

Aujourd’hui, les chamailleries que les Arméniens exposent aux yeux du monde entier sont d’autant plus catastrophiques qu’elles ajoutent du désastre au désastre. Après avoir donné aux démocraties une image de combattants magnifiques, dotés d’une foi rougie à blanc au dernier stade du désespoir, voici que les Arméniens montrent l’envers sombre de leur nature, celui d’une passion destructrice mâtinée de fanatisme patriotique sous l’illusoire prétexte de vouloir corriger une débâcle que les circonstances auraient déjà soldée comme irréversible. En fait, ceux qui veulent la peau de Pachinian au nom de l’intérêt national ne font rien d’autre que de dévoyer le principe démocratique de la contestation dans le sens où les animent des arrière-pensées purement claniques. Légitime en tant de paix, cette contestation qui se décline aujourd’hui en violences physiques et verbales sape l’urgence de faire bloc au nom du principe qui exige l’unité de la nation quand sa survie est menacée. Or, les gourmandises inassouvies d’un ennemi impatient de bouffer nos frontières, malgré la présence de soldats russes, pourraient bien profiter du chaos arménien pour grignoter du terrain sur l’Arménie même. Au vrai, les vieilles ganaches qui se sont maintenues au pouvoir en pervertissant les principes démocratiques et qui ont été balayées par la révolution de velours tentent de revenir dans le jeu politique en cherchant à gonfler la contestation anti-Pachinian par l’usage impudique des ruses véreuses qui avaient contribué à leurs succès électoraux. Tout est bon pour ces pirates du pire qui voudraient pousser la nouvelle gouvernance à rendre des comptes à la nation. Dès lors, quoi de plus expéditif que d’accuser de traître leur adversaire politique pour avoir paraphé des conditions dommageables que leurs propres forfaitures avaient programmées de longue date ? Et pourquoi ne pas exploiter le deuil de ceux qui ont perdu un fils ou un frère à la guerre afin qu’ils consentent à grossir leurs rangs et ainsi à démolir le pelé, le galeux, le maudit animal de Pachinian d’où viendrait tout le mal de la nation arménienne.

 

De fait, la Peste qui se répand aujourd’hui en Arménie pousse tous les gens querelleurs à dévouer au sacrifice l’âne le moins suspect d’entre eux dans l’espoir d’obtenir la guérison commune. Mais Pachinian a le souci du droit, même s’il a une part de responsabilité dans cette déconfiture contre l’Azerbaïdjan. Or, ceux qui aujourd’hui exigent sa démission n’ont juridiquement aucun mandat populaire pour le faire étant donné qu’ils ont tous été balayés par les urnes lors des législatives de 2018.

 

Les trois présidents ne devraient-ils pas d’ailleurs avoir la décence de se taire en souvenir de leurs magouilles pour accéder au pouvoir et s’y maintenir ? Mais non ! Ils s’acharnent sur le Premier ministre qui a réussi ce qu’ils n’ont jamais obtenu eux-mêmes, à savoir la confiance de la plus grande partie du peuple arménien. Tous ont violé les Arméniens par les urnes, qui aujourd’hui veulent faire voler en éclats le vote de 2018 : Levon Ter Pétrossian, mais surtout Robert Kotcharian, homme de safaris, qui prend l’Arménie pour son terrain de chasse, et Serge Sarkissian qui perd au casino ce qu’il vole à son pays. En réalité, le plus grotesque est que les grossiers accusateurs de Pachinian cherchent à profiter d’une défaite dont ils le rendent responsables pour faire oublier leur propre culpabilité et par le même coup diluer ou annuler les procès en cours ou à venir quant à leur illégitimité ou leurs propres turpitudes.

 

Quant au Président Armen Sarkissian, on ne se demande pas qui l’a choisi car on sait qui l’a nommé dans un tour de passe-passe dont il est coutumier, aux yeux et à la barbe de tous les Arméniens. Président honorifique, si honorifique d’ailleurs que chacun ignore les contours de son honorable fonction, à commencer par lui-même qui préfère passer les fêtes de fin d’année à Londres auprès de ses petits-enfants, dans une Angleterre covidisée à mort, au lieu de se tenir au chevet de nos soldats blessés qui n’ont pas l’opportunité de se faire soigner à l’étranger.

 

Mais le pompon revient à Karékine II, le moins vénérable des Arméniens, dont aucun ne voudrait comme modèle de sainteté, plus mystificateur que mystique, plus prévaricateur que prieur, plus oligarchique qu’anagogique. Celui qui, au dire de l’archevêque de Moscou Tiran Gyureghian, aurait été abusivement nommé par Vazgen Sargsyan et devrait être démis pour que notre Église retrouve propreté et dignité. De fait, après un sommeil politique de vingt ans et complice d’un pouvoir fait à son image, probablement pour mieux se protéger et épaissir en douce son magot suisse, manger bon et vivre propre, le voici qu’il secoue les saintes poussières de sa soutane pour l’ouvrir :  « Pachinan dehors ! » Forcément, vu que Pachinian sait à qui le catholicos HSBC doit sa place. Des fois qu’il lui prendrait l’idée de rendre le siège d’Etchmiadzine à un homme pur, à un saint homme, à un compatissant ! Mieux vaut prendre les devants, en ce cas.

 

Bref, tous ces grandes gueules, qui l’ouvrent pour dévorer le seul qui ait été normalement élu par la nation arménienne depuis presque trente ans, sont des gens que les Arméniens subissent et que leurs voix n’a pas portés pour les représenter, leur donner du bonheur et des droits et pour sauvegarder la nation.

 

( à suivre)

4 janvier 2021

10/H : « Où je meurs renaît la patrie » : Les ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE.

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 6:31

( Photographie : Jean Bernard Barsamian, copyright)

H

A chercher les racines de nos défaites, on voit que, nées dans l’histoire de notre mentalité, elles ont fini par enfler à vue d’œil jusqu’à éventrer l’édifice de notre force et de notre foi. Les Arméniens doivent celle de 2020 aux bas calculs des présidents qui ont montré du génie à détourner leur intelligence du bien public pour la mettre au service de leurs intérêts ou de leurs ambitions. Si le premier de ces saints patrons a déroulé le tapis rouge aux oligarchies capitalistes, sans doute en raison d’un contexte de crise, les deux autres se sont évertués à les établir et même à les renforcer pour mieux les vassaliser, quitte à se donner en exemples afin de mieux abrutir et écraser le peuple à force de manipulations inventives et de machinations pernicieuses à seule fin de l’aveugler sur leur enrichissement personnel. Or, quand il y a guerre, et qui plus est guerre larvée, guerre dormante, que je sache chaque protagoniste qui cherche ou attend une reprise du conflit doit se préparer soit à attaquer, soit à contre-attaquer. Dans le premier cas, l’Azerbaïdjan aura patiemment réussi à tisser sa toile en piochant sur tous les marchés de l’amitié et de l’armement, tandis que l’Arménie se sera bercée de sa vieille victoire, de ses naïves vantardises et de sa stupide insouciance pour éviter de s’adapter aux réalités nouvelles de la résistance et du combat. Pire que cela : alors que la sécurité nationale constituait un impératif catégorique majeur, les présidents Kotcharian et Sarkissian ont laissé des fortunes se faire, à commencer par les leurs, et partant se défaire la défense stratégique du pays. Leur cynisme s’est exercé au détriment d’un réalisme de guerre, alors que le cynisme du dictateur azéri a fait de ce réalisme un véritable objectif pour mener à bien sa reconquête.

Or, tandis que l’état d’urgence et l’équilibre instable par lesquels survivait le pays exigeaient d’eux qui-vive et anticipation, nos présidents parpaillots ont dévoyé l’ingéniosité que devait leur inspirer un examen lucide de la situation en noyautant sciemment la mise en place d’un État fort et d’une démocratie établie sur la confiance. De fait, en renforçant leur voracité par le pillage systématique, en fidélisant les nababs portés à biberonner les ressources du pays et en tordant le cou aux règles démocratiques, ils sont parvenus à faire que les Arméniens se désespèrent d’un État cérébralement atteint par la gangrène du « aghpéroutyoun » au risque de voir leur pays s’affadir à force de résignation et s’affaiblir par la déliquescence économique. Durant ces deux présidences, jamais l’Arménie n’aura été un État normal qui soit réellement l’émanation du peuple arménien, fondé sur le droit, prélevant des impôts, redistribuant les richesses et mettant en place une armée sans cesse maintenue à la hauteur des enjeux stratégiques du moment. Mais comment, m’objecterez-vous à juste titre, prélever des impôts sur des gens pour lesquels cet État fantoche ne s’est jamais soucié de créer des emplois et qui ont dû vivoter soit en mendiant des aides auprès de leur parentèle établie à l’étranger, soit en obligeant les hommes valides à faire les esclaves en Russie et ailleurs ? La défaite de 2020 n’est que l’aboutissement culturel de ces multiples disjonctions en des chefs d’État sans scrupules et un peuple poussé à la débrouille pour le pain de chaque jour. Durant ces années de défaite démocratique le peuple arménien a vécu gravement dans la rancœur, la rancune, l’humiliation et la contrariété. Et ce, par la grâce de ces présidents prédateurs qui orchestraient le rapt du bonheur républicain tant espéré avec l’Indépendance. Quand le cynisme inspire une démocratie plutôt que la compassion, il n’y a rien à attendre sinon à engager ses dernières forces pour défendre sa propre dignité. Les Arméniens d’Arménie et de la diaspora doivent enfin apprendre à se regarder tels qu’ils sont plutôt qu’à se gargariser de ce qu’ils croient avoir été et cesser de faire reluire leur génétique de la durée à coups de résiliences.

Qui plus est, la forte émigration que ces politiques humiliantes ont nourrie a elle aussi affaibli le pays. Aujourd’hui tous ces Arméniens qui, à l’étranger, pleurent la défaite devraient d’abord pleurer sur leur naïveté empreinte de complicité pour avoir laissé proliférer pendant trente ans les métastases d’une politique malade de mille voyouteries notoires. En finançant le pays de leurs dons, ils ont nourri ce cancer, accordant leur confiance à des crapules et contribuant ainsi à fragmenter le pays pour l’installer en définitive dans une sorte de fatalisme mêlé d’apathie politique. Pauvres Arméniens ! Pauvres responsables d’une diaspora passéiste, obnubilés par le génocide et leurs sacro-saintes commémorations ! Alors que les pauvres Arméniens d’une Arménie désenchantée croulaient sous les décombres d’une démocratie autoritaire, mensongère, avariée par les ententes entre cleptomanes patentés…

D’où l’on voit que le tout petit péché d’un petit saint honorable de l’armée arménienne consistant à donner à ses animaux exotiques les rations destinées aux soldats finissent au bout de la chaine en catastrophe nationale. Et voilà qu’on apprend qu’un haut gradé aurait réussi à détourner à son profit une partie, oh toute petite partie ! du budget militaire pour se construire une maison. Et combien d’autres forfaitures de ce genre qui sortiront de l’ombre pour nous désespérer d’être arménien rien qu’à l’idée que ces saloperies auront fini par tuer ou estropier tant de nos innocents soldats ?

A pleurer, je vous dis ! A pleurer !

(A suivre)

31 décembre 2020

10/G : « Où je meurs renaît la patrie » : Les ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE.

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 5:25

G

Ces faiblesses cumulées des Arméniens ont construit la victoire de leurs ennemis. Des manquements maintes fois évoqués ici ou là au cours de ces chroniques. Reste à les reprendre sous l’angle de ce qui constitue notre peste et notre perte. Et comme le dit La Fontaine : « Ne nous flattons donc point/ Voyons sans indulgence/ L’état de notre conscience… » (Les animaux malades de la peste).

Les guerres sont affaire de culture. Les peuples mènent leurs combats moins en se servant de leurs armes qu’en s’appuyant sur leur mentalité. Certes, cette fois-ci, non seulement les armes étaient anachroniques, mais faillible aussi l’entêtant et têtu «Haghtelu enk » (Nous allons gagner !), seriné sur tous les tons avec assez de naïveté et de suffisance pour se prendre au final une douche froide. Durant la guerre de 88-94, la défense arménienne faisait surtout dans l’urgence et dans le coup par coup, même si elle devait être encadrée par des hauts gradés compétents. Et l’esprit de résistance prévalait sur des Azéris probablement moins motivés et moins subtils, sachant que l’affrontement se faisait à armes égales et de peuple à peuple. Cette fois-ci, en 2020, ces rapports ont été renversés : armement ennemi supérieur, adversaires triples, guerre essentiellement électronique, usage cynique des réseaux sociaux et brouillage des faits par le mensonge. Pour autant, il serait trompeur de croire que la combativité du soldat azéri se serait améliorée en 26 ans. Sans les directives strictes d’un encadrement turc dont la contribution aura été prépondérante, les Arméniens seraient probablement restés maîtres du jeu.

Je dis probablement, car rien n’est moins sûr. Si la guerre est affaire de culture, nous sommes en droit de penser que les Arméniens, en matière d’auto-défense, sont desservis par la leur. Leur attachement au divin, leur goût pour les arts, leur sens du droit pourraient avoir eu des répercussions dommageables dans une guerre qui fut menée à la brute, qui exigeait de céder à ses instincts sinon son instinct de survie, de sacrifier toute mystique humaniste, de s’immerger dans la boue du combat, de donner libre cours à sa chiennerie. Le cynisme n’est pas arménien, mais toute guerre est cynique. C’est le cynisme azéri et turc qui a gagné cette guerre et c’est l’humanisme arménien qui l’a perdue.

Or, examiner comme quelque chose d’étranger à soi le « génie arménien » dont certains se gargarisent en évitant les miroirs, au-delà des clichés narcissiques et flatteurs, c’est risquer de se taper la tête contre les murs. A première vue, l’homme arménien serait capable de rigueur autant que d’approximation. Nul doute en effet que l’ascétisme géométrique dont fait preuve son architecture religieuse n’exprime une magnificence et une ingéniosité dignes de rivaliser avec d’autres joyaux de ce type. Nul doute aussi que, dans les domaines des arts et des jeux, des personnalités pratiquant l’excellence ne montrent à quel perfectionnisme ce petit peuple est capable de se hisser. Au pays même, mais surtout à l’étranger où des noms à consonance arménienne illustrent le poids d’un héritage fait de labeur, d’adresse et d’inventivité. Mais dans les quartiers périphériques de ces exceptions magistrales fourmillent maintes manifestations navrantes d’un débraillé brouillon qui témoigne d’une nonchalance à faire pleurer le regard tellement le laid, le mal fait, l’à-peu-près pullulent comme une pollution qui salit la vie, noircit l’esprit et calomnie le ciel. Cette culture de l’inculture, cet art du raccommodage (Gargtan’ en arménien), ce climat social infecté de minuscules corruptions, cette débrouille de l’ignorance qui consiste à tenter de faire quelque chose avec de tout et avec des riens sont d’autant plus pervers qu’ils conduisent immanquablement à affecter l’homme même. A telle enseigne que tout citoyen arménien, une fois dans la rue, doit se tenir constamment sur ses gardes tant le danger guette à tout moment, tant est permanente cette sourde agressivité qui plombe encore plus le simple souci de survivre. On a vu des gens se faire soigner dans un hôpital pour une allergie et en ressortir avec une insuffisance rénale irréversible. D’autres mourir d’une dose d’anesthésiant inappropriée. On a vu dans les grandes avenues de Erevan des panneaux de publicité géants vantant telle ou telle marque de cigarette. Sans parler des autres cas de morbidité « accidentelle » ou systémique dont personne ne parle. Et d’ailleurs quel Arménien arménolâtre oserait se faire soigner en Arménie ? Le système de santé est à ce point pernicieux sinon déficient qu’il a dû avoir recours à d’autres pays pour affronter le Covid. Certes, pays ex-soviétique, économie pauvre, indépendance jeune, guerre hors-normes, m’objecterez-vous. On peut en convenir. Cependant quelque chose manque et manquera toujours aux Arméniens que la finesse soignée de ses monuments semble camoufler. L’état déprimant des immeubles, le déglingué des escaliers et des ascenseurs, le foutoir des ordures illustrent une mentalité désespérément délétère. Des immeubles fragilisés par le vol de ciment et construits en dépit d’un contexte sismique, contre les avertissements d’une terre soumise aux soubresauts. Quelle surprise de voir ma traduction de Toumanian avec deux couvertures de couleurs différentes sous prétexte que « C’était comme ça ! C’était l’Arménie ! » Déjà au temps de soviets, la chaussure arménienne avait la réputation de ne durer que trois jours. C’est dire… Même si l’Arménie n’a pas les moyens, elle donne l’impression d’un pays à la va-comme-je-te-pousse qui blesse l’amour-propre. Il est clair que les intérieurs des appartements depuis l’indépendance ont tous été refaits selon le goût européen. Il est vrai aussi qu’auprès de ces immeubles mal foutus des demeures somptueuse. Qu’à l’occasion de la guerre, les chirurgiens arméniens ont fait des miracles. Que la jeune génération s’est hissée à un haut niveau d’exigence et que le Centre Tumo y est pour quelque chose. Mais ces exceptions ne sont pas la règle et l’impression générale que reçoit l’étranger est que ces Arméniens, s’ils montrent parfois du génie, le plus souvent ce génie semble s’être détourné de son honneur à devoir mettre l’intelligence au service du bien public et de sa force nationale.

(à suivre)

29 décembre 2020

10/F – « Où je meurs renaît la patrie » : LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE (suite)

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 5:19

F

On pourrait dire que le malheur arménien aura sans cesse balancé entre le pôle fatidique de la catastrophe et le pôle magnétique de la survivance. Une histoire faite d’assiègements au cœur d’une géographie en forme de couloir maléfique et morcelée de vallées vulnérables, poussant à la chute et au devoir de se remettre en vie. Ainsi, rasés à même leurs terres, parfois partiellement éradiqués, les Arméniens ont chaque fois repoussé plus drus, plus forts, plus vifs. Comme si le génie du peuple arménien lui avait été donné pour avoir frôlé ou traversé des enfers jusqu’à son achèvement par un génocide de la plus radicale cruauté.

Comme si la géographie qui dessert un peuple serait aussi capable de le fortifier.

Pour exemple, les Vietnamiens du Nord, soumis aux typhons, auront su développer une nature combative telle qu’elle aura très probablement joué sa part dans leur reconquête d’un Sud alangui par les clémences du climat. Et de fait, l’inverse eût été impossible dans la mesure où seuls les hommes du Nord avaient une âme assez ferme pour se dépasser et unifier le pays en bousculant des tracés injustifiés à leurs yeux. Nul doute aussi que les séismes et les tsunamis qui harcèlent régulièrement leurs îles n’aient contribué à aguerrir les Japonais (même à les doter d’agressivité conquérante), pétris de mystique dans le sacrifice, assujettis aux humeurs d’une terre capricieuse, mais toujours soucieux de s’y éterniser par la conscience du geste travailleur, en développant cette sorte de géométrie esthétique inspirée d’une nature qui donne abondamment et qui prend abondamment.

La terre fait l’homme tant que l’homme l’écoute. Et s’il entend sa chair, s’il entend ses reliefs, s’il entend ses colères, s’il entend sa beauté, mais aussi son insularité idéologique, il saura la cultiver pour se nourrir, l’exploiter pour son confort, la contempler pour se recueillir, l’adopter pour se défendre. En ce sens, on ne peut pas dire de la terre insatiable et vorace qui échoit à un peuple qu’elle lui soit hostile. Non. Seule permettra à ce peuple de survivre la conscience qu’il aura des intelligences, des subtilités et des humeurs que recèle sa terre.

Or, il se trouve que durant la guerre du Karabagh, les Arméniens n’ont pas su entendre leur terre.

Il fut un temps où par une sorte d’alchimie avec leur milieu, les Arméniens réussirent à résister aux coups de boutoir de l’armée turque. De fait, pour être juste, entre les fatalités de l’histoire et leur volonté de restructuration, les Arméniens ont également développé une telle ardeur à s’insurger qu’elle aura réussi à forger leur foi dans la préservation et la défense de leur identité. Durant le génocide, et en dépit du fait qu’ils aient été décapités, on ne peut dire qu’ils aient failli, jusqu’au moment où, outrageusement animalisés, ils ne pouvaient produire assez d’énergie pour survivre au désastre qu’on leur imposait. D’ailleurs, en diaspora où cette passion batailleuse se poursuit par la dénonciation inlassable du négationnisme turc et par l’esprit de bienfaisance et de solidarité, c’est comme si leur terre d’origine inspirait encore les Arméniens pour « sauver les restes » et se maintenir debout.

Malheureusement, les trente dernières années de l’histoire arménienne auront montré que les efforts de résilience nécessaires après six ans de guerre (1988-1994) auront pris le pas sur les impératifs de résistance. Cette longue résilience, à laquelle une diaspora servile a généreusement contribué, aura installé les Arméniens dans une forme d’insouciance coupable et d’irresponsabilité aveugle alors que l’Azerbaïdjan fomentait ouvertement sa revanche. On aura donc vu les Arméniens se comporter comme si le statu quo était déjà la paix. Et tandis que la caste des nantis menait grand train, le gros du peuple déléguait à ses enfants à peine sortis de l’adolescence et déguisés en soldats le devoir de protéger le pays. Pauvres soldats d’un peuple génial condamnés d’avance par l’impréparation et un équipement militaire anachronique.

Non, la terre arménienne n’est pas hostile aux Arméniens. Hier, de ses pierres, ils ont fait des églises. Mais aujourd’hui, ils n’auront su ni reconnaître, ni lire les opportunités de son relief pour inspirer leur combat. Contempler l’Ararat n’est qu’une paralysie paranoïaque quand il y a des terres à défendre. On ne défend pas la beauté de sa terre par la contemplation, mais par des armes appropriées au terrain et qui soient au minimum à la hauteur de ses prédateurs. Il est vrai que de catastrophe en catastrophe, de résilience en résilience, quand la résistance se perdait, c’était qu’une chose se perdait et qu’une autre se gagnait. Aujourd’hui, au terrain abandonné, aux soldats morts ou blessés, au désespoir et à l’humiliation, aux colères et aux divisions, fait suite, et à juste titre, une résilience en pleine activité. Les organisations caritatives de la diaspora, des plus organisées aux plus inventives, se donnent à fond pour apporter du soutien à une Arménie tombée au fond du trou. Elles ont le temps du savoir-faire et les Arméniens du monde entier ont du cœur à donner. De telle manière que ces Arméniens étrangers expriment ainsi une citoyenneté de la conscience arménienne plus haute et plus forte qu’une citoyenneté de papier.

Mais se confiner dans la résilience est une faiblesse dans la mesure où les Arméniens se fragilisent de plus en plus d’une tragédie à une autre tragédie plus destructrice, se liquéfient dans le sanitaire et l’humanitaire tandis que l’ennemi se fortifie dans sa violence. Or, quelle autre image donnent au monde les Arméniens que celle d’une litanie où aux tragédies hors normes succèdent des résiliences forcément admirables. Quelle autre image sinon d’un peuple dont le génie en est réduit à appeler à son secours des nations sœurs impossibles et impassibles ?

(à suivre)

Propulsé par WordPress.com.