Ecrittératures

31 juillet 2010

Un pays qui a saveur humaine

Filed under: Généralités,MARCHER en ARMENIE — denisdonikian @ 3:00


Pourquoi mon attachement à l’Arménie ? Pourquoi cette fréquentation frénétique depuis plus de quarante ans ? Cette envie de la fuir quand trop longtemps je m’y vautre ? Cette hâte à vouloir la retrouver si je reste éloigné d’elle de longs mois ? Affirmer qu’elle me parle plus qu’aucun autre pays reviendrait à dire que je m’y sens moins étranger qu’ailleurs. Pourtant, je n’ai rien de commun avec les gens qui  y vivent sinon un bout d’histoire et un fonds de tragédie. Pas même une culture, la mienne étant aussi impure qu’une eau de montagne qui aurait traîné dans divers territoires, emportant avec elle des éléments qu’elle leur aurait arrachés au passage. Alors quoi ?

Cette Arménie qui me tient à elle par la force d’une aussi extravagante raison, je l’ai approchée depuis quarante ans et maintenant que viennent les jours de la fin, je la devine comme ayant été la source inépuisable d’une humanité constamment narrative. L’Arménie m’aura parlé sans cesse. C’est qu’à mes yeux elle m’aura toujours paru déborder de quelque chose qu’elle nourrit en abondance avec plus d’intensité que d’autres pays qui sont résolument plus policés et plus stables. Certes, l’humain se manifeste partout où sont les hommes. Mais en Arménie cet humain-là, chaque homme l’exsude en permanence. Par son regard, par les traits de son visage, par sa parole et par son comportement. Durant mes quarante années de présence discontinue au pays, j’ai toujours été harcelé par la rengaine d’un désastre profond, d’une aliénation permanente, d’une soif de vie lisse et sapide. Dans les pays européens, cette infécondité démocratique semble avoir été surmontée, au point que les aspérités économiques de l’existence peuvent paraître circonscrites tant qu’elles sont combattues. Mais en Arménie, depuis quarante ans, la démocratie tombe de Charybde en Sylla, d’une république faussement populaire à une république sauvagement mutilante, d’un président prédateur à un autre président prédateur. Dès lors, chaque homme qui vous offre sa parole vous dit comment on l’ampute quotidiennement de ses rêves. Sinon de ses rêves, de son désir d’une réalité sociale apte à le réconcilier avec la vie même.

Pour preuve, les routes de ses campagnes qui sont des actes délibérés de torture  visant à maintenir l’Arménien dans le puits sans fond de sa rancœur. Plus les intempéries les creusent, plus le temps les ravage, et plus l’homme peste contre son destin. Les routes sont aux yeux des Arméniens qui les fréquentent à l’image de leur délabrement intime. Elles ajoutent du vieillissement au vieillissement. Elles tuent l’enthousiasme. Elles changent les impatiences en résignation. Mais aussi, comme chacun peut y lire la forme politique de son malheur, elles provoquent de sourdes protestations.

Ainsi m’a parlé le grumier dans la forêt de Kirants, qui joue chaque jour « le salaire de la peur » avec son camion d’un autre âge chargé de bois, se dandinant de droite et de gauche, en effleurant le risque de basculer dans la rivière. Ou l’apiculteur de cette même forêt de Kirants bavant sur les suceurs du sang arménien. Ou mon ami Noro criant son humiliation et sa honte sur la route torturante de Tatev.  Ou le bouquiniste de la rue Abovian qui ne manque pas de tenir les gouvernants pour responsables de l’état suicidaire du pays. Ou encore ce chauffeur de taxi qui lui fait écho dans les mêmes termes. Et tant d’autres encore qui vous donnent l’impression de bouillir dans un chaudron de sorcières.

C’est que les Arméniens sont de grands râleurs dans la soumission. S’ils se rassemblent, s’ils communient dans la protestation, les forces de l’inertie finissent souvent par avoir raison d’eux.  S’ils s’agrippent à vous, c’est pour déverser toute leur haine dans votre âme. Et c’est cela qui donne au pays un goût de très forte humanité, d’une humanité souffrante, d’une humanité en mal d’elle-même.

© Photo Denis Donikian

30 juillet 2010

Le pays de la foi perdue

Filed under: Généralités,MARCHER en ARMENIE — denisdonikian @ 3:29
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Décharge de Gyumri . Photo de Denis Donikian ©

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L’indépendance  a débraillé les Arméniens. Leur langue se déboutonne à tout va. Ils s’offrent une débauche de paroles comme s’ils respiraient l’air du large, celui de la démocratie. Car plus ils parlent, plus ils se sentent citoyens. La critique subjective étant, à leurs yeux, consubstantielle au sentiment de citoyenneté. Mais cheminez dans ce pays à la rencontre de ses hommes et vous entendrez rarement de leur bouche autre chose que des paroles de frustration. Comme si le vent du large s’était rabattu contre eux en tempête. Et s’ils ne se plaignent pas ouvertement, leurs conditions de vie aussi absurdes qu’humiliantes suffisent à parler pour eux. Le pays est jugé à l’aune des amputations économiques et politiques que chacun subit. Qu’il soit, comme c’est souvent le cas, propriétaire de sa maison, l’Arménien ne se sent pas moins pauvre en raison du souci qui le mine au quotidien à devoir gagner sa pitance. Mais, ingénieux comme il est, il semble rarement à court. On se prépare contre l’hiver en confectionnant des conserves, en faisant sécher des légumes, en stockant du sucre, du riz ou du blé concassé… Ce qui alimente la critique est ce qui ronge l’âme, à savoir l’angoisse permanente liée aux nécessités de l’existence. De fait, il n’est pas erroné de dire que l’Arménie donne l’impression de baigner dans un pessimisme exacerbé qui déborde les cerveaux et autorise toutes sortes de fuites, qu’elles soient physiques ou mentales.

La trouble agitation qui sous-tend la vie sociale vient du fait que chaque citoyen doive engager sa force de survivance dans un ensemble inextricable d’autres forces tendues vers le même souci. L’image de vie policée que donne le pays n’est qu’illusion. Car sitôt qu’on pénètre dans la tête des gens tandis qu’ils se livrent à vous, on perçoit des luttes pour la préservation individuelle, des poussées rapaces et des flux d’intérêts qui s’entrecroisent et cherchent à grappiller constamment du bien partout où c’est possible, souvent même sur le bien d’autrui. La loi mentale dominante consiste à contenir ou à contourner les menaces des prédateurs en devenant prédateur soi-même. Le meurtre des entreprises publiques a jeté les Arméniens dans des formes de commerce qui épousent toute la panoplie de la rapine, allant de la tromperie ouverte au chantage à la compassion, l’autre étant vu comme une poche dont il faut aspirer le contenu. En ce sens, tous les moyens sont bons. (Mais pour un commerçant honnête, vendre équivaut à un acte de mendicité.) De fait, on vit dans un climat permanent de sourde violence, fondé sur un non moins permanent sentiment de suspicion.

On peut dire sans hésiter que les trois premiers présidents de la république d’Arménie ont une part égale de responsabilité dans l’orchestration du climat délétère qui sévit de nos jours. Ils ont troublé les règles et violé les institutions, soit en bafouant la voix des électeurs, soit en ouvrant les vannes d’un capitalisme frénétique, et donc en laissant s’exprimer les instincts les plus sauvages. Ils ont cassé les usines et favorisé le rapt des biens publics. Au travail des gens, ils ont préféré le travail de l’argent. Certes, toute guerre a des faims d’ogresse. L’Arménie a dû répondre à l’urgence de l’auto-défense et à la légitimité de son combat au Kharabagh. Mais dès lors, comment comprendre qu’au moment où elle sacrifiait ses enfants, aient émergé en toute impunité des fortunes colossales, les présidents donnant le la en la matière ? Comment fermer les yeux sur ces palais d’autant plus monstrueux qu’ils défient l’imagination et scandalisent le cœur ? C’est que les politiques semblent préoccupés à faire des lois qui favorisent davantage leurs intérêts qu’elles ne servent à effacer la pauvreté. Ainsi en créant une fratrie soudée autour de ses propres avantages, les chefs ont gardé l’assurance de conserver leur charge soit par le marchandage, soit par la force, soit par le mensonge, soit par la fraude.

Il suffit d’avoir des yeux et des oreilles pour lire et entendre l’abîme qui s’est creusé entre les autorités et les citoyens. Un abîme de méfiance et de dégoût. La vie sociale n’est qu’une litanie de déchirements et la vie politique une rengaine d’inimitiés qui ruinent les rêves.

Depuis que je les fréquente, les Arméniens ont toujours affiché leur envie de déserter l’Arménie (tandis que ceux de la diaspora y cherchent un enchantement. C’est que l’Arménie se visite d’autant mieux qu’elle se vit mal). Hier, ils voulaient goûter au monde, aujourd’hui  le dégoût les pousse hors du pays. Nombreux sont ceux qui choisissent la fuite par le sauve-qui-peut, préférant les aléas d’une émigration hasardeuse à leur asphyxie au pays. Combien de familles amputées de leurs enfants n’avons-nous pas rencontrées ! Mais combien d’autres s’échappent en tirs groupés pour éviter cette amputation ! Les adolescents rêvent unanimement de partir loin et vite. Toutes les étudiantes en langues étrangères n’ont d’autre idée que celle de se trouver un homme à l’étranger avant qu’elles ne cèdent à la pression de leur famille et se condamne à supporter toute leur vie les affres d’une société archaïque. Plutôt la modernité hors du pays que l’indignité chez elles.  Quand on cesse d’attendre une lueur, on se cherche un ailleurs. En fait, on peut subir l’hostilité un temps, on ne peut la souffrir tout le temps.

Qu’on se mette un instant dans la peau d’un citoyen arménien. Ni aimé, ni respecté, ni protégé, ni rassuré. Ballotté entre un président illégitime et des politiciens affairistes, une police qui peut vous tuer un homme en garde à vue, une justice aux ordres, des journaux de plus en plus à l’étroit, une médecine douteuse, des hôpitaux sans humanisme, une système éducatif vénal, une Eglise riche, une armée qui humilie le troufion, une indépendance aliénée et toute une multitude grouillante de petits prédateurs aux aguets dans les rues et les administrations. Et faites-vous une vie avec ça. D’où ces expressions populaires : Khoujane yerkir (pays voyou), aprélou degh tchi (ce n’est pas un endroit où vivre).

Denis Donikian

© Photo Denis Donikian

Complément d’information :

D’après les résultats d’un sondage réalisé par le centre britannique d’opinion publique « Gallup international » (auprès de 13 000 personnes dans 12 républiques post-soviétiques, sans préciser le nombre de personnes interrogées en Arménie), 39% de la population arménienne souhaiteraient quitter définitivement le pays, alors que ce taux est de 14% pour la Géorgie et de 12% pour l’Azerbaïdjan. 44% de la population arménienne souhaitent quitter temporairement le pays pour l’étranger en quête d’un travail. Il s’agit des plus mauvais résultats dans l’espace de la CEI, selon Haykakan Jamanak.
Sur fond de ce sondage, Haykakan Jamanak rend également compte du « Rapport mondial sur le développement humain 2009 » publié par le PNUD, qui relève que depuis l’indépendance, le nombre de personnes ayant émigré d’Arménie se situe entre 800 000 et 1 000 000. Au cours du premier semestre de 2009, le nombre de personnes qui ont émigré d’Arménie est de 30 000 (23 100 pour la même période de 2008). Les auteurs du rapport observent que le souhait de quitter l’Arménie et l’indifférence vis-à-vis de l’avenir de ce pays s’enracinent de plus en plus au sein de la société arménienne.

Service de presse de l’ambassade de France en Arménie

3 février 2010

Magnificat

Filed under: Généralités,MARCHER en ARMENIE — denisdonikian @ 3:21

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Au dos déambulant de Béatrice sur la route mauve de Vorodnavank.

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Et tandis que vous marchez dans votre souffrance de marcheur impénitent, pas après pas, sous vos yeux, un tableau prend forme que vous éprouverez plus tard comme unique, semblable à une illumination. (Mais le réel étant trop réel, vous n’embrassez pas à cet instant l’ampleur de votre lecture, votre conscience se contentant de regarder le déroulement des « opérations »).  Chaque chose vient occuper sa place dans la composition. Encore un pas, et c’est l’église qui prend la pose. Puis, c’est au tour des montagnes à s’inscrire dans le décor. Aussitôt après, l’échancrure de la vallée déploie ses vergers pour courir se perdre derrière des collines. Un autre pas fige la route. Vous vous arrêtez. Alors, à travers les arbres qui flamboient dans les verts et les mauves, vous apercevez de dos le corps bien-aimé parti en éclaireur. L’image s’arrête avec vous. Ainsi éternellement marquera-t-elle votre esprit de sa toute-puissance. Vous savez qu’en faisant un pas de plus vous détruirez la joie créée par la convergence minutieuse de tous ces éléments. Et vous faites ce pas parce que vous devez avancer pour entrer dans la suite de votre pérégrination.

(Depuis, cet instant furtif vous hante. Vous ne cessez de l’interroger. De vous en nourrir. Que veut dire ce corps devant et marchant vers l’église ? Cet amour en chemin vers un amour plus extensif ? Chaque jour en secret, vous aviez souhaité qu’il vienne. Et il vous est venu. Vous avez demandé. Et il vous a été donné. Absolu et puissant. Sans entrave et sans trêve. Et malgré les misérables accrocs humains, magnifique comme une musique mentale qui vous accompagnera ce qui vous reste de  vie. Mais en même temps humainement impossible. En même temps tragique, tandis que vous tissiez le parcours vers le final énigmatique et douloureux de cet instantané. De sorte que, subsistera de tous ces débris,  de ces querelles et de ces fatigues, cette image qu’il vous est demandé de lire et de relire sans cesse pour qu’un sens vous vienne, celui qu’aucun mot humain ne saurait renfermer.)

février 2010

Photo Denis Donikian ( copyright)

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