Ecrittératures

25 novembre 2009

Histoires autour du petit soldat Mustafa Dogan

Collage d.donikian : Hymne à Laya.

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par Denis Donikian

Fin des années 60, université d’Erevan, mes premiers mois comme étudiant invité.  Notre professeure de russe nous propose une rédaction et nous impose de vanter les mérites de Vladimir Oulianovitch Lénine. Impossible. Je ne peux pas. J’ai lu Soljenitsyne et je ne peux pas. La dame se fâche. Me prend dans le couloir. « On veut faire la révolution ? C’est ça ? » Je lui explique que je ne peux pas. Elle me réplique qu’elle risque de gros ennuis. Finalement, je cède. Mais pas tant que ça. Lénine n’apparaîtra jamais sous ma plume, seulement nommé : Vladmir Oulianovitch. La professeure est sauve, ma conscience aussi. En ce temps-là, c’était l’Union soviétique et l’idéologie infusait ses slogans dans les moindres replis de l’existence.

Le 12 novembre dernier,  dans une école de France,  le collège Jacques-Marquette de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), un professeur propose à ses élèves d’écrire sur la Première Guerre mondiale. Parmi eux, cinq jeunes originaires de Turquie d’une quinzaine d’années. L’un d’eux, Mustafa Dogan, se refuse au devoir d’écrire qu’il y eut un génocide des Arméniens sous l’Empire Ottoman. Pire que ça : il écrit sur sa copie « Les Arméniens n’ont pas subi de génocide. Mais s’il y a eu un génocide, ça veut dire qu’ils l’ont mérité ». Par la suite, il aurait regretté publiquement la seconde partie de sa note de protestation.  Trop tard. Les médias turcs s’étaient déjà emparés de l’affaire. Les Arméniens se déchaînent, à juste raison. Quel peuple mérite d’être génocidé ? Et au nom de quels critères déterminés par quel autre peuple ? Tous en conviendront. Mustafa Dogan n’est pas Mustafa Dogan, mais une conscience forgée de toute pièce par plus haut et plus fort que lui. Son père d’abord, lui-même pur produit d’une propagande efficace. En Turquie, l’idéologie nationaliste infuse sa haine anti-arménienne dans les moindres replis de l’existence, ou presque.

Oui, presque. Car dans le même temps, en Turquie même, des Arméniens étaient venus donner une pièce ayant pour sujet central… le génocide des Arméniens sous l’Empire Ottoman. Gérard Torikian comme auteur et acteur, Serge Avédikian comme metteur en scène. Mais… Et l’article 301, qui condamne toute allusion au génocide ? Et quoi ? Pas de censure ? Pas de condamnation ? Probablement, des Turcs se sont déchaînés sur la toile. Et même dans la salle à Istanbul où les représentations ont eu lieu. «  Mais que venez-vous faire chez nous ? Nous donner une leçon ? » Réplique : «  Mais chez vous, c’est aussi chez nous … »

Ces faits conduisent à se poser plusieurs types de question. La première, et pas des moindres, serait de savoir quelle est la nature d’une conscience morale authentique. De comprendre comment elle se forme ou comment on la forge. Dans quelles mesures une conscience collective peut se substituer à une conscience personnelle, sachant que la première nous transforme en instrument, la seconde en sujet. «  Penser, c’est dire non », disait Alain. Mais quel est ce non qui semble faire de Mustafa Dogan un jeune homme assez mûr pour penser par lui-même sur une « affaire » aussi grave qu’un génocide et qui le dépasse ? Son attitude incarne ni plus ni moins la confrontation entre une éducation idéologique et une éducation fondée sur les principes des lumières. C’est une victime. Et à ce titre, plus à plaindre qu’à blâmer. La  mesure d’exclusion-inclusion (par laquelle l’élève aura à travailler hors de la classe, encadré par des enseignants, sur la notion de génocide et de mérite, pendant deux jours)  prise par le principal, si justifiée qu’elle pourrait paraître, a transformé Mustafa Dogan en «  martyr ». Que pouvait faire d’autre, ce principal ? Laisser contester l’incontestable ? Permettre qu’on bafoue la dignité des déportés de 1915 et la douleur de leurs survivants ? Ou répondre à la bêtise par la pédagogie ? Pas facile.

L’autre interrogation porte sur la liberté d’expression. Dans l’exemple qui nous occupe, il n’est pas interdit d’affirmer que tous les Arméniens sont favorables à la liberté de penser en France. Sauf dans le cas où le génocide de 1915 serait récusé comme fait. Mais que devient la liberté d’expression si elle n’est pas absolue, si elle est amputée de son essence même ? Ces mêmes Arméniens, partisans d’une liberté d’expression relative en France s’empressent de réclamer une liberté d’expression absolue en Turquie. Et de condamner cette même Turquie «idéologique » où sévit l’article 301 et où tout de même des Arméniens ont pu jouer une pièce portant sur le génocide. C’est à n’y rien comprendre.

Reste à savoir si l’on peut tout dire et tout accepter au nom de cette sacro-sainte liberté de penser ? Des journalistes turcs se sont empressés de brandir ce principe pour montrer que la France était en contradiction avec ses propres valeurs. Mais sans se soucier des hypocrisies de la loi turque, sinon d’une mentalité habituée à dénoncer chez les autres des pratiques dont elle use abondamment. C’est que la faiblesse d’une démocratie peut venir de ses principes mêmes. Les faussaires ont vite fait de trouver le défaut dans sa cuirasse pour faire avancer leurs pions. Pour autant faut-il nécessairement combattre les menteurs  en leur opposant des arguments que leur mauvaise foi ne sera jamais à même de reconnaître ? Le mensonge se ridiculise de lui-même pourvu que, de son côté, la vérité déploie librement et sereinement ses arguments. Il faut laisser aux imbéciles leur imbécillité et éviter à la raison d’empoisonner sa propre liberté en tenant compte de leurs arguments.

Récemment, la fiche 37 de la Petite encyclopédie du génocide arménien, intitulée, Les femmes et les enfants de Yozgat, a fait l’objet du commentaire suivant de la part d’un certain ahhhhaaaa : « Je connais bien Yozgat est ses habitants, tout cela n est que foutaise et legende. il n y a pas eu un genocide me dise t il mais bien un massacre suite à l’ insurrection des armeniens qui souhaitaient porté mains forte au russe. Le traitre merite toujours sont chatiment [sic]. » J’ai assez vite reconnu qu’il me fallait le porter à la connaissance des lecteurs, mais accompagné de la réplique suivante : «  Au nom de la liberté d’expression, nous avons décidé d’afficher le commentaire du courageux ahhhhaaaa, domicilié à Amsterdam. Ce commentaire en dit long sur l’autonomie intellectuelle de son auteur et ne modifie en rien les faits historiques incriminés dans cette fiche. Au contraire… » La pauvreté des arguments négationnistes, toujours les mêmes, qui puent à plein nez une propagande simpliste, ne peut prétendre rivaliser avec l’abondance des faits.

Cet incident démontre, pour le moins, que les convictions sont différentes selon qu’on se trouve d’un côté ou de l’autre d’une ligne de fracture. Mais il faut bien que la vérité soit d’un côté sans être de l’autre. Tout l’effort des survivants du génocide consiste à faire passer cette vérité de l’autre côté de ce mur, dans les consciences négationnistes. Mais en même temps, tout l’effort des négationnistes est d’envahir le champ historique des événements de 1915 par leurs convictions propres, au mieux de leurs intérêts politiques.

Il est temps à présent d’avoir recours à Noam Chomsky, linguiste de renom, mais aussi penseur dissident qui n’épargne pas ses critiques à l’égard des démocraties installées. Avec Hermann, il a montré dans un livre datant de 1988, La Fabrication du consentement, comment les grands médias contribuent à asseoir l’ordre établi. En d’autres termes, ils participeraient d’une idéologie qui ne dirait pas son nom et dont le but serait de permettre aux gouvernants qu’ils obtiennent l’assentiment des gouvernés. C’est dire aussi que les démocraties qui s’affichent comme libérales, mais se comportent comme idéologiques, n’ont aucune leçon à donner à ces démocraties en proie à une propagande dure, faite pour embrigader la pensée des citoyens. Il faut donc une forte dose de subtilité intellectuelle pour déceler chez soi les manquements politiques qui empêchent les citoyens d’accéder à une conscience personnelle. Ce préambule formulé, chacun comprendra que dans cette affaire de liberté d’expression, aucune démocratie ne peut se prétendre être plus respectueuse qu’une autre. C’est ainsi que Chomsky en est arrivé un jour à défendre Robert Faurisson, cet ancien professeur de littérature à l’université de Lyon,  qui fut suspendu pour avoir nié l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale. Présent parmi les signataires d’une pétition pour défendre la liberté d’expression, Chomsky fut sommé de s’expliquer. Il le fit dans un opuscule où il montra qu’on peut être en faveur du droit qui permet à la personne de s’exprimer sans pour autant partager ses opinions. (En l’occurrence, Chomsky a expressément affirmé qu’il tenait les thèses de Faurisson pour ridicules). Ce texte fut publié à l’insu de Chomsky en introduction à un mémoire destiné à défendre Faurisson. Matériellement, il ne put être retiré malgré la volonté de son auteur. Et dès lors, l’opinion française ne manqua pas de l’assimiler à un défenseur des thèses négationnistes. Malgré les attaques de Pierre Vidal-Naquet, Chomsky sortira tout de même de cette polémique comme celui qui tiendra la liberté d’expression pour plus importante que n’importe quelle interprétation de la vérité factuelle.

En se battant pour la reconnaissance du génocide de 1915, les militants arméniens assimilent à leur insu leur action à une fabrication du consentement. Cette machine à nier toute négation du génocide devient une machine à nier toute liberté d’expression. Et c’est en quoi, l’idéal qui anime la reconnaissance peut à tout moment tourner au vinaigre de la plus infecte idéologie.

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VOIR le REPORTAGE  FRANCE 24 sur  Le concert arménien et le proverbe turc ( en seconde partie, à 5 h 30 du début de l’émission)

20 novembre 2009

De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace…

par Denis Donikian

 

Dans leur lutte pour la reconnaissance du génocide de 1915, les Arméniens se comportent parfois comme des individus qui parlent d’égal à égal avec l’Etat turc. Et comme ils oublient qu’ils ne sont que des individus, leurs paroles restent inaudibles. Inaudibles par l’État turc et inaudibles par les Turcs eux-mêmes. Mais également inaudibles par l’État arménien. Et comme ils raisonnent par cris, leurs cris résonnent dans la chambre d’échos qu’ils ont eux-mêmes créée. Des cris qui donnent toute la dimension de leur tragédie. C’est une pièce de théâtre qui se joue à huis-clos, un monde étanche d’une humanité en désir de justice, plongée dans l’obscurité.

Il en est d’autres qui ont conscience de n’être que des individus. Et qu’à ce titre, la meilleure façon de se faire entendre est de s’adresser à d’autres individus. Des individus arméniens parlant à des individus turcs, en somme.  De quoi ? De la manière indigne dont sont morts d’autres individus et de la manière indigne dont chaque Turc pris individuellement a été trompé sur son histoire pendant plus de 90 ans.

Pas facile. Car la réalité d’une confrontation interindividuelle n’est jamais sans risque. Surtout quand il s’agit d’un sujet où chacun peut se sentir agressé. A moins de créer les conditions pour qu’une forme d’humanité transcende les individus.

Les représentations qu’ont données Serge Avédikian, comme metteur en scène, et Gérard Torikian, comme comédien, à Dyarbékir et à Istanbul,  furent de cet ordre. Voilà un metteur en scène qui a présenté à des Turcs le génocide des Arméniens en tant que metteur en scène. Et un comédien qui l’a fait en tant que comédien ( Gérard Torikian étant le co-auteur de la pièce  avec Isabelle Guiart,  ainsi que le compositeur des intermèdes musicaux qui émaillent le texte). Autrement dit, chacun avec ses moyens, a dit ce qu’il fallait dire du génocide là où il fallait le dire pour qu’il soit entendu.

Il faut rappeler que cette pièce,  Le concert arménien et le proverbe turc, ne fait guère dans la dentelle. Elle évoque ce qui constitue le fonds de la mémoire arménienne depuis des décennies, elle le montre par des images connues de tous, et le démontre par des arguments aussi dogmatiques que peuvent l’être les faits historiques.

Inutile de dire que cette audacieuse intrusion du génocide sur la scène turque fera date. Ceux qui l’auront vue ne pourront pas en sortir indemnes, si tant est qu’ils aient l’œil ouvert et l’esprit averti.

À chacun de tirer les leçons de cet acte de bravoure. Mais depuis peu les actions de ce genre se multiplient car une part de plus en plus importante de la société turque est en attente de vérité. Même si la coquille avec laquelle la propagande a enveloppé les cerveaux est dure à percer. Film de Serge Avédikian tourné et présenté en Turquie,  Nous avons bu la même eau. Cycle de conférences de Marc Nichanian à Istanbul. Pièce de Gérard Torikian et Isabelle Guiart jouée à Dyarbékir et Istanbul, etc. Sans compter, le travail considérable accompli autour du journal Agos et par les Amis de Hrant Dink, turcs et arméniens.

L’une de ces leçons est que la société civile turque est plus perméable à l’argument génocidaire que l’État qui fait la sourde oreille. C’est à se demander si ce n’est pas la vraie cible que les Arméniens devraient se donner pour faire reconnaître le génocide.

Novembre 2009

14 novembre 2009

Le génocide arménien sur la scène turque

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Dernières nouvelles du Concert arménien et du proverbe turc, joué par Gérard Torikian et mis en scène par Serge Avédikian à Dyabékir.

Article de Guillaume Perrier. LE GENOCIDE ARMENIEN SUR LA SCENE TURQUE.

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Photographies exclusives de la représentation donnée à Dyarbékir avec kotchari final.

Copyright : SIBIL CEKMEN

13 novembre 2009

De l’ouverture à l’Arménie vers l’ouverture de la mémoire

par AYSE HUR

The Armenian Reporter, 19.09.09

© http://www.sesonline.net

Traduction française : © Georges Festa pour Denis Donikian – 11.2009.

Tandis que la vague d’enthousiasme pour les mesures prises par le gouvernement en vue d’une « ouverture kurde » se poursuit, une initiative en faveur d’une « ouverture arménienne » débute. A mon avis, l’annonce la plus intéressante sur ces deux protocoles, quel que soit celui qui est encore envisagé, ce sont les projets de création d’une commission d’historiens. Cette commission est censée enquêter sur les réclamations de génocide, qualifiées d’ « allégations » dans la presse. Lisons dans Taraf, le 4 septembre 2009, le point de vue de Taner Akçam à ce propos. Répondant aux questions de Yildiray Ogur, Akçam déclare qu’il est nécessaire de dissocier la « normalisation des relations » de la question de la « réconciliation », fondée sur des sources historiques.

La commission d’historiens

Dans ce même article, Akçam indique qu’il ne croit pas qu’un Etat qui, durant des années, a martelé des choses telles que les Kurdes n’existent pas, que ce ne sont que des gens faisant des bruits étranges lorsqu’ils parcourent les montagnes, puisse instituer une commission afin de rechercher une réponse empreinte de vérité à la question de savoir « s’il y a eu ou non un génocide en 1915 ». Akçam souligne aussi qu’il ne reste rien sur ce sujet que les chercheurs ne connaissent déjà. Les chercheurs peuvent déjà « savoir », néanmoins je veux ajouter mon point de vue sur cette « commission d’historiens » prévue. Dans ces colonnes, le 31 août 2008, j’ai présenté un panorama des relations arméno-turques du 19ème siècle à 1900. Je poursuis là où j’ai laissé mes lecteurs.

Du début de la république à ce jour, l’histoire a été diffusée en tant que projet visant à développer une identité nationale, tandis que le modèle de l’Etat autoritaire était censé avoir un rapport « naturel » avec la dite identité nationale, constituant une extension logique de celle-ci. La première condition présidant à la diffusion de l’histoire était qu’elle fût une histoire « propre et honorable ». C’est dans ce but que fut créé le mythe d’une race turque, censée être demeurée pure à travers l’histoire de l’Anatolie, en dépit de l’assimilation massive d’autres races. Toutefois, à ce sujet, il y eut deux périodes différentes. Durant la période antérieure au terrorisme de l’ASALA (1975-1985) et les résolutions parlementaires sur le génocide des années 1980, les manuels scolaires mentionnaient brièvement les Arméniens en tant que sujets dans un passé lointain, sans faire d’observations dévalorisantes.

S’approprier l’Anatolie

Par exemple, la prise par les Seldjoukides d’Ani, la capitale du royaume bagratide d’Arménie et les guerres entre les Seldjoukides et le royaume arménien de Cilicie, qui exista dans la région d’Adana du 12ème au 14ème siècle, sont parfois présentées en des termes désobligeants, parfois ignorées et parfois traitées comme s’il n’y avait pas eu de conflits. Dans certains cas, ces royaumes sont désignés comme minuscules et, dans d’autres, le territoire du royaume est rendu de manière ambiguë. Dans certains cas, les territoires sont censés se trouver en dehors de l’Anatolie et, dans d’autres, les territoires où vivaient les Arméniens sont censés avoir été habités auparavant par les tribus Oguz, Pechenek et Kipchak. Laissant ainsi entendre que les Arméniens n’avaient pas de droits historiques sur l’Anatolie.

Phénomène intéressant, qui montre la force de cohésion du tabou arménien au sein de la classe intellectuelle, le mouvement « Anatolie bleue » dirigé par Sabahattin Eyuboglu, Azra Erhat et le « pêcheur d’Halicarnasse », Cevat Shakir. Un nouvel élan fut donné par ce mouvement au slogan « L’Anatolie nous appartient, non parce que nous l’avons conquise, mais parce qu’elle nous appartient », présentant ainsi l’histoire païenne, chrétienne et musulmane de l’Anatolie comme l’état évolutif d’un groupe collectif. Ainsi, le turc serait l’étape finale des 72 langues parlées précédemment et l’identité turque une version de la pensée humaniste. Toutefois, le mot Arméniens est absent de ces peuples et civilisations qui nous constituent à présent. (Yachar Kemal exprima une même tendance en 1992. Dans un discours sur la Cilicie, il débat du passé hittite et byzantin de la ville d’Anavarza, mais omet son passé arménien, alors qu’Anavarza fut la capitale du royaume arménien de Cilicie de 1100 à 1375 et qu’il est impossible que Yachar Kemal l’ignore.)


L’ouvrage d’Esat Uras

A partir de 1980, un changement radical a lieu et le thème de la « Question arménienne » fait son entrée dans les manuels scolaires. Le texte se fonde sur un livre publié en 1953, La Question arménienne : neuf questions, neuf réponses, publié par Ahmet Esat Uras, qui avait participé au mouvement Unioniste et joua un rôle actif dans les déportations de 1915. L’ouvrage en question fut d’une grande utilité pour le ministère des Affaires étrangères et cette publication, il fut réimprimé à maintes reprises et traduit en plusieurs langues étrangères. Selon ce livre, les Arméniens qui s’étaient fondus dans la culture turque et menaient une existence « heureuse » durant la période ottomane, se montrèrent subitement hostiles envers les Turcs. Présentant les événements d’Ourfa et de Sassoun en 1894-1896 et d’Adana en 1909 comme des exemples de cette inimitié, les déportations d’Arméniens de 1915-1917 sont associées à une réaction à ces événements. Plus tard, les opinions d’Esat Uras inspirèrent d’autres écrivains et de nouveaux livres parurent. Et finalement la « version officielle » prit place dans les manuels d’histoire.

L’appui du programme national d’enseignement

Le 14 juin 2002, la Commission à la Formation et à l’Enseignement du ministère de l’Education nationale décida de former les enseignants à ce programme. La décision fut annoncée dans les journaux, le 9 août 2002, sous le titre : « La position de l’Etat concernant les allégations quant à un génocide arménien, l’établissement d’un Etat grec du Pont et le génocide des chrétiens assyriens, sera donnée dans les manuels scolaires. » La mise en œuvre de cette décision devait commencer durant l’année scolaire 2002-2003.

La même commission publia ensuite un programme à l’attention des enseignants. Le point important dans ce programme était l’exigence pour tous les étudiants du pays de concourir par une étude sur « La révolte arménienne et les agissements des Arméniens durant la Première Guerre mondiale ». Le but évident de ce concours étant de faire en sorte que les étudiants relatent les atrocités perpétrées par les Arméniens à l’encontre des Turcs. Le plus triste dans cette initiative était que les étudiants arméniens vivant en Turquie étaient eux aussi contraints de rédiger cette étude.

L’appui de la législation pénale

Autre développement important dans ce domaine, l’article 305 du code pénal turc, voté par le Parlement le 26 septembre 2004, dans le cadre des exigences formulées par l’Union Européenne. Salué par plusieurs dirigeants de l’Union Européenne comme une importante étape vers l’adhésion à l’Union, cet article prévoyait une condamnation à dix ans d’emprisonnement pour « agissements contre les intérêts de l’Etat et l’obtention directe ou indirecte d’une aide de la part de personnes ou de fondations étrangères ». Dans la partie explicative de cet article, les exemples illustrant des agissements contraires aux intérêts nationaux sont : « Demander le retrait des forces turques de Chypre » ou « affirmer l’existence du génocide arménien durant la Première Guerre mondiale ». En dépit des pressions de l’Union Européenne, cette article n’a pas encore été modifié.

Le Livre Bleu des parlementaires

Le 1er mars 2005, le Parti Républicain du Peuple (CHP) lança une campagne avec le slogan « Agression génocidaire ». Dans une lettre destinée aux membres du Parlement britannique et à la Chambre des Lords, il était demandé que « l’ouvrage intitulé Le Traitement des Arméniens dans l’empire ottoman, 1915-16, conçu par le Bureau de la Propagande de guerre britannique, basé à Wellington House lors de la Premier Guerre mondiale, soit déclaré matériel de propagande et qu’en conséquence, l’information véhiculée concernant la révolte des Arméniens ottomans et les mesures prises par l’Etat ottoman sont sans fondements et non fiables. » La lettre était signée par le Premier ministre, Recep Tayyit Erdogan, le chef du CHP, Deniz Bayakal, de la Salle des Commissions du Parlement turc, et fut envoyée aux destinataires.

Les suites ne furent toutefois pas divulguées, car tous les journaux qui avaient accueilli cette campagne par de gros titres (excepté Zaman) – « Venger 90 ans », « Agression internationale contre le Livre Bleu » et « Combattre le génocide » – n’éprouvèrent pas le besoin de signaler la réponse qui fut donnée. Les réclamations avancées dans cette lettre furent débattues au sein du Groupe en charge des droits de l’homme au Parlement britannique et reçurent une réponse dans une lettre signée par 23 parlementaires britanniques. La réponse débute par cette déclaration : « La thèse centrale du Livre Bleu est l’argument selon lequel, à partir de 1915, les Arméniens furent soumis à une politique d’extermination en masse dans l’empire ottoman » et, après avoir expliqué pourquoi le Livre Bleu est un document fiable, invite les parlementaires turcs à une table ronde avec des chercheurs universitaires, exprimant l’espoir qu’à l’issue de ce travail une déclaration conjointe sur ces faits historiques puisse en résulter. A la lumière de cette réponse, le document finit par appeler au retrait de la lettre envoyée au Parlement britannique. Naturellement, nos représentants, convaincus de leur thèse, ne se virent aucunement obligés d’accepter cette invitation à une table ronde.

Le mythe du « couteau dans le dos »

Un colloque organisé par un groupe de chercheurs, le 25 mai 2006, intitulé « Les Arméniens ottomans lors de l’effondrement de l’empire : responsabilité scientifique et questions de démocratie », fut annulé, lorsque le ministre de la Justice, Cemil Cicek, présenta les organisateurs comme « nous plantant un couteau dans le dos ». Ce faisant, la partialité des appels du type « laisser le sujet aux historiens » était démontrée.

Il y a une similitude entre l’opprobre jeté sur les intellectuels par ce ministre et l’opprobre jeté sur les marxistes et les politiciens juifs, s’agissant de la défaite de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale. Durant la période qui suivit le traité de Versailles en 1919, ces derniers furent qualifiés d’ « ennemis intérieurs » et le « mythe du couteau dans le dos » [Dochstosslegende] fut créé. De fait, dans l’histoire officielle turque, ce terme est fréquemment utilisé, ainsi dans la phrase « Les Arabes nous attaquèrent dans le dos » pour présenter les nationalistes arabes qui s’étaient joints aux Britanniques durant la Première Guerre mondiale dans leur lutte pour l’indépendance, bien que la façon avec laquelle il était utilisé par le ministre de la Justice était si emplie de haine qu’elle faisait froid dans le dos à beaucoup de gens. Puis, des expressions similaires furent fréquemment usitées pour présenter ceux qui disent que « la Turquie doit faire face à l’histoire », ceux qui veulent promouvoir des relations avec l’Union Européenne et ceux qui demandent une conformité avec les normes internationales. En particulier, le « fait de débattre des allégations de génocide arménien » par les intellectuels sans citer les exemples de crimes commis par la France en Algérie, les Etats-Unis au Vietnam, en Afghanistan et en Irak, et l’Italie en Afrique, constituaient des raisons suffisantes pour qu’ils soient qualifiés d’ « ennemis de la patrie et de la nation ».

Les Arméniens, « l’autre absolu » des Turcs

Que signifie tout ceci ? Nous savons que les processus de « souvenir » et d’ « oubli » jouent un rôle important dans la formation d’une identité nationale. L’identité turque a ceci de particulier qu’elle n’est capable d’exister qu’en niant les événements de 1915-17. Chacun sait que l’empire ottoman, présent sur trois continents, entra, lors de ses 150 dernières années, dans une période de déclin. Des guerres incessantes, des défaites et un grand nombre de pertes humaines suscitèrent de graves inquiétudes quant au devenir de l’empire.

Durant cette période où chaque tentative se soldait par un échec, l’élite dirigeante fut incline à tenir pour responsables les puissances impérialistes et les « minorités » qui collaboraient avec elles. A cette époque, la classe gouvernante de l’empire se voyait comme rejetée du discours historique développé par l’Occident, devenant « un zéro » et faisant face à la destruction totale de l’empire. Persuadés que cette situation avait pour seule origine la traîtrise des nations, ils espéraient pouvoir trouver quelque mesure de consolation.

L’exemple du Phoenix d’émeraude

Les responsables, qui, durant la période de Libération nationale, se sentirent affranchis de la pression de l’opinion publique internationale, firent en sorte d’achever leur tâche à moitié accomplie. Alliés aux Kurdes, considérés comme étant « moins autres » car partageant une même religion islamique, les nationalistes turcs kémalistes expulsèrent les rescapés du « véritable autre », les chrétiens arméniens et grecs vers les régions lointaines d’Anatolie, puis passèrent un accord avec les Kurdes. Le caractère extrêmement sanguinaire de cette action contribua à favoriser l’éradication de la mémoire collective de ce qui fut fait aux Arméniens. (Ce qui fut fait aux Grecs acquit presque une légitimité, du fait des erreurs commises par la Grèce.) Durant cette période, non seulement les élites kémalistes qui étaient liées sur le plan organisationnel ou idéologique aux Unionistes, mais aussi tous ceux qui avaient pillé les biens des déportés arméniens, adoptèrent ou devinrent les parents adoptifs d’enfants arméniens, les notables ou gens du peuple locaux qui avaient ajouté des jeunes filles arméniennes à leurs harems, la bourgeoisie commerciale dont le capital se constitua à partir des richesses confisquées aux Arméniens, les artisans pour qui un marché se créa dans les territoires vidés des Arméniens, tous eurent besoin de faire le ménage dans leur mémoire. Il en résulta un consensus au sein des différents segments de la société : en premier lieu, oublier ce qui avait été fait aux Arméniens et donc les oublier.
Les dirigeants de la nouvelle république ordonnèrent de créer une identité turque, tentèrent de se différencier du passé ottoman qui représentait le « passé », la « superstition » et l’ « Orient » et, présentant les anciens sujets ottomans comme « cosmopolites », « métissés » et « obscurs », ils lancèrent une initiative visant à se libérer de l’identité ottomane afin de créer une « communauté de citoyens » qui fût « ethniquement pure » et, dans leur vision, « laïque ». Lors de cette période de construction nationale, l’identité arménienne devint l’ « autre » parfait pour les nationalistes comme pour la gauche, pour les religieux comme pour les laïcs, pour les intellectuels comme pour les gens ordinaires, comme étant un peuple « barbare » et « terroriste », des non musulmans fanatiquement religieux et une communauté en diaspora enracinée sur la scène internationale.

« L’ennemi intérieur » plus dangereux que l’ennemi extérieur

Durant cette période d’ « altérité », l’attribution du slogan « ennemi intérieur » aux Arméniens nécessitait naturellement un « ennemi extérieur ». Or, dans l’esprit du nationalisme turc, l’entité définie en tant qu’ « ennemi intérieur » était considérée comme un élément insidieux, corrodant la structure sociale et, comparée à l’ « ennemi extérieur » relativement visible, vue comme beaucoup plus dangereuse. En particulier si cet ennemi résultait d’un grand nombre d’éléments constituant l’ « autre », par rapport à l’identité turque musulmane. En conséquence, la lutte contre les Arméniens continua de plus belle. Le succès du projet de neutraliser les Arméniens en tant qu’ « autre » de la collectivité et de l’opinion mondiale, dépendait de la collaboration étroite de l’Etat et de la société. Cette collaboration était garantie en grande partie par une politique dictatoriale.

Finalement, la population en vint à se persuader qu’il était de son devoir d’accepter le discours historique que l’Etat lui imposait. Durant cette période, l’Etat devint un instrument visant à former une idéologie et aussi la garantir. Afin de rendre ce rôle de garant rapidement acceptable, il était nécessaire pour l’Etat de souligner les dangers « menaçant la société ». A cet égard, des théories de complot contre l’Etat – telles que « la ressuscitation de Sèvres », « la création du Pont », « le retour de Byzance dans le district de Fener » et « l’achat de terres par Israël dans la zone du Projet Anatolie du Sud-est (GAP) » – furent mises en avant. Parallèlement, l’idée que la diaspora arménienne, avec sa stratégie des 3R (reconnaissance du génocide, restitution des biens et des terres, et enfin la réconciliation), ravivât les plans des puissances impérialistes visant à diviser la Turquie.

La crainte de rendre les biens confisqués

Tentative fut faite de convaincre la population qu’ « un peuple qui, quatre-vingt-dix ans auparavant, fut capable de briser un immense empire, compte tenu des relations actuelles entre les nations, pourrait à coup sûr briser la Turquie qui est petite ». Toutefois, la véritable inquiétude n’est pas la dislocation du pays ou le fait que les Turcs soient qualifiés de « génocidaires ». Il s’agit de la crainte des demandes de restitution ou de compensations au titre des biens confisqués des Arméniens déportés. Indices révélant que telle est la raison de cette peur, la stricte interdiction qui frappe l’accès aux archives relatives aux actes de propriété datant de l’époque ottomane, ainsi que les critiques et l’obstruction déployées lors de la mise en œuvre de la Loi sur les fondations de février 2008.

De fait, nous aurions pu continuer à vivre cette situation spirituelle malsaine, sans la persévérance des Arméniens et ce 20ème siècle devenu une ère d’excuses de la part des individus et des Etats, des entreprises commerciales et des organisations religieuses, pour des fautes politiques, économiques, culturelles et sociales. De nos jours, faire face à l’Histoire est quasiment devenu une « norme morale ». Même s’il existe quelques exceptions et des cas problématiques, cette approche, qui peut être résumée par « des sociétés qui ne font pas face à leur histoire n’ont pas le droit d’appartenir à la communauté internationale », peut contribuer à mettre un terme à la déchirure schizophrénique créée dans la société turque en 1915. A cet égard, « s’ouvrir à l’Arménie » semble très important. A condition que cette ouverture soit en accord avec les normes universelles de la jurisprudence et de l’éthique.

Publié dans Taraf, le 06.09.2009.

Source : http://www.reporter.am/index.cfm?furl=/go/article/2009-09-17-from-opening-to-armenia-to-the-opening-of-the-memory&pg=1

Traduit du turc en anglais par Arutun Maranci.

10 novembre 2009

UN MUR ALLA TURCA

Au cours d’une conférence de presse tenue vendredi au Centre de la presse étrangère à Paris (CAPE), le ministre turc des Affaires étrangères, M. Ahmed Davutoglu, a déclaré  à propos du Karabagh :

« Aucun pays non plus ne doit occuper vingt pour cent du territoire d’un autre pays en forçant ainsi un million de personnes à devenir des réfugiés, il ne faut pas non plus appliquer ce genre de sanction. Car forcer un million de personnes à devoir quitter leurs terres à devenir des réfugiés est aussi une forme de sanctions. C’est aussi une sanction économique qui est appliquée à ces personnes là. On a commencé donc à corriger un pilier il faut aussi corriger les autres piliers. »

OUI, MAIS  :

La République de Chypre, indépendante depuis 1960,  est envahie  en 1974,  par l’armée turque qui occupe depuis 37 % de son territoire , malgré la condamnation internationale. Depuis le 1er mai 2004, Chypre est devenu membre de l’Union européenne.

Complément lecture Le Monde : En Europe, le dernier mur résiste.

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8 novembre 2009

Conférence de Janine Altounian à Kigali (Rwanda)

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par Janine Altounian

Kigali les 12 /13 nov 2008

Survivre à la mémoire insoutenable des violences grâce à son déplacement dans le temps et le lieu de son élaboration

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Malgré votre aimable invitation à ce colloque et bien sûr malgré l’émotion et le plaisir que je ressens à être parmi vous, ma présence ici me semble quelque peu injustifiée pour les raisons que je commencerai par exposer:

Tout d’abord, je demeure hélas sceptique vis-à-vis du propos de notre rencontre car, en héritière de parents survivant au génocide des Arméniens perpétré en 1915 par l’Empire ottoman, j’ai toujours considéré, dans mes élaborations d’analysante, la stratégie du déplacement comme condition nécessaire, aussi bien au travail psychique de deuil qu’au travail politique exigé par le scandale d’un tel héritage. Il m’a semblé jusqu’à maintenant qu’un double déplacement – transgénérationnel et géographique – était indispensable aux héritiers d’un semblable patrimoine meurtrier pour inscrire des violences non subjectivables dans une subjectivité, la leur, et partant celle de leurs contemporains, afin de pouvoir, en leur propre nom, historiciser dans le monde où ils vivent le vécu inouï de leurs ascendants. Devant s’acquitter d’une dette infinie aux morts, ils ont évidemment à transmettre la mémoire de leurs proches suppliciés, à dénoncer la réalité de ce à quoi ont survécu ceux qui restent en vie. En prêtant ainsi parole à des êtres humains assassinés dans le laisser-faire du monde, ils les remettent et se remettent eux-mêmes en lien avec ce monde-la pour les réinsérer, se réinsérer dans l’histoire d’un monde qui les avait ignorés. C’est par cette remise en lien qu’ils peuvent élaborer ce qui les habite, quelque peu s’en affranchir et inaugurer un nouvel investissement de la vie.

Or je crois que, chez les héritiers d’une mémoire et d’une culture saccagées, cette remise en lien avec le monde et la séparation d’avec les morts, qui alors s’effectue en eux, ne sont possibles qu’à la faveur d’un déplacement dans le temps et dans la langue et la culture d’un lieu tiers fantasmé comme étranger aux crimes. Les héritiers d’un patrimoine traumatique ne sont en mesure de  se l’approprier, le subjectiver et le transmettre qu’en le déplaçant linguistiquement, culturellement, institutionnellement, politiquement. Un héritage traumatique ne se met à parler hors de l’emprise des souvenirs de violence que dans un excentrement offrant ainsi un espace transitionnel de médiation pour interroger les institutions politiques des pays qui furent impliqués dans le génocide.

Celles-ci, censées se prêter en démocratie à une vérification, autoriseraient à penser que si le Tiers fut compromis, tous ses membres ne le furent et ne le sont pas. On pourrait donc les interpeller afin de rencontrer en eux des répondants, eux-mêmes intéressés par la « désidentification »[i] d’avec les impostures des falsifications officielles. L’exemple qui va clore mon exposé montrera combien cette interpellation est bien sûr favorisée ou entravée par les conditions sociopolitiques que les héritiers rencontrent dans les pays tiers.

Je ne mérite donc pas d’être aujourd’hui parmi vous car j’ai eu ainsi la chance, si je puis dire, de profiter de ces deux modalités de déplacement en bénéficiant, une génération après la violente transplantation des rescapés arméniens, exilés dans différents pays dits « d’accueil », du privilège d’un éloignement spatio-temporel par rapport au double traumatisme d’un meurtre de masse et d’un arrachement territorial et culturel. Je suis née et j’ai appris à penser bien loin des bourreaux de mes parents. Paris est pour l’instant protégée des pratiques meurtrières d’une Turquie où récemment encore, en janvier 2007, le journaliste arménien Hrant Dink a été assassiné à Istamboul pour avoir évoqué l’existence de ce génocide.

Comme le temps de l’illusion est indispensable pour que s’élabore un quelconque travail de deuil et que se constitue, dans les générations suivantes, un certain investissement du sens, j’ai vécu, jusqu’à l’irruption dans les médias du génocide des Tutsis, protégée par une double illusion : j’étais en effet trop jeune au moment de la Shoah pour pouvoir m’extraire de l’atmosphère d’une maison familiale pleine des traces d’un désastre auquel les parents n’avaient survécu qu’une vingtaine d’années avant ma naissance et je pensais que ce qui s’y racontait ou plutôt s’y taisait était à reléguer dans des temps largement révolus, que le monde en progrès était désormais à l’abri de telles réalités inhabitables.

Cette illusion s’est donc effondrée, mais l’autre est provisoirement encore demeurée : j’ai travaillé jusqu’à présent dans un pays et une culture d’accueil où son « École de la République », que j’avais estimée et aimée, m’a formée et m’a appris une langue dans laquelle j’ai pu dénoncer ce qui avait été vécu par les miens. Jusqu’à ce que soit entérinée l’entrée de la Turquie en Europe, en dépit de la décision du Parlement européen qui, en 1987, posa la reconnaissance de ce génocide par la Turquie comme condition de son adhésion à l’Union Européenne, jusque-là, je peux plus ou moins espérer qu’une certaine démocratie, même toute relative à présent, permettra de juguler les relents menaçants du négationnisme, d’inscrire et de transmettre au monde l’histoire de mes ascendants. Mon parcours personnel entre donc à priori en contradiction avec les conditions d’existence des survivants Tutsis qui, obligés de partager un espace commun avec leurs bourreaux, ne peuvent bénéficier de ces circonstances autorisant, à mes yeux du moins, une fragile reconstruction psychique.

Pourtant, à y bien réfléchir, mon expérience se trouve également en porte-à-faux à l’égard des conditions d’existence que la France actuelle offre aux enfants d’émigrés-pourchassés de différents territoires meurtriers. C’est pourquoi, après avoir exprimé mon scepticisme et mes réserves, je me dois d’espérer que les déterminations historiques des collectivités, en analogie avec celles des individus, suivent des évolutions différentes et entraînent des formes de créativité imprévisibles selon l’époque et le lieu des souffrances et des luttes. Obstacles et réponses aux handicaps sont susceptibles de varier d’une Histoire à une autre, d’une implantation géopolitique à une autre. Une situation semblable à celle que j’ai connue étant barrée chez les survivants du génocide des Tutsis, il leur faut donc chercher d’autres modalités de déplacement. Alors, dans la mesure où il peut être profitable de connaître des modalités de deuil particulières à des événements traumatiques donnés, pour imaginer, créer des réponses innovantes à des configurations historiques différentes, j’exposerai ce qui m’a amenée, moi, à l’hypothèse qui s’énoncerait ainsi: la temporalité psychique veut qu’une période de latence gèle d’abord le souvenir des violences pour que puissent s’instaurer, à la faveur de certains déplacements, une élaboration, réappropriation subjective de l’héritage traumatique, une reconstitution psychique.

Pour lire l’ensemble de la   Conférence de Kigali


[i] Jacques Rancière, « La cause de l’autre » in Aux bords du politique, La fabrique éditions, 1998, p. 160, 159 : « la cause de l’autre comme figure politique, c’est d’abord […] une désidentification par rapport à un certain soi […] Une subjectivation politique implique toujours un ”discours de l’autre“ […] il y a de la politique, parce qu’il y a une cause de l’autre, une différence de la citoyenneté à elle-même »

 

Actualité de Janine Altounian

Contribution au colloque de Cerisy-la-Salle : Arménie, de l’abîme aux constructions d’identité

France-Culture, Emission Foi et traditions des Chrétiens orientaux, le 13 décembre de 8h à 8h30 avec Anahide Terminassian, durant laquelle sera présenté son dernier livre (voir ci-dessous)

Dernière publication : Mémoires génocide arménien – Presse.pdf

Sa table des matières : Sommaire

4 novembre 2009

Entretien avec Ara Baliozian

Filed under: ARTICLES — denisdonikian @ 5:26
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par Liana Aghajanian

IanyanMag, 13.10.2009

« Les deux atouts majeurs d’un écrivain : une sensibilité d’écorché vif et le cuir d’un rhinocéros », écrit Ara Baliozian sur son blog, qui héberge ses réflexions quotidiennes sur des thèmes allant de la religion à l’argent, la politique, la littérature et naturellement des thématiques arméniennes. Les écrits de Baliozian, auteur et traducteur, lui valent nombre de flèches de la part du lectorat arménien, mais cela ne l’empêche pas de distiller ses critiques et observations.

Né en Grèce et éduqué à Venise, Baliozian vit actuellement à  Kitchener, au Canada. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Armenians : Their History and Culture et In the New World et en a traduit beaucoup d’autres. Il publie maintenant ses œuvres principalement sur des forums internet arméniens, mais il a accepté de répondre à quelques questions pertinentes.

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Liana Aghajanian : Ma première question sera simple, mais il sera peut-être difficile d’y répondre : pourquoi écrivez-vous ?

Ara Baliozian : J’écris parce qu’écrire est devenu une habitude et, comme l’on sait, il est plus facile de conserver des habitudes que de s’en défaire.

Liana Aghajanian : Quel est le meilleur conseil que vous donneriez à un jeune écrivain arménien comme moi ?

Ara Baliozian : Etre honnête avec vous-même et vos lecteurs. Ne rien accepter sur quelque autorité que ce soit. Dans notre monde actuel, plus les gens s’élèvent, plus ils mentent.

Liana Aghajanian : Beaucoup d’écrivains de votre génération, qu’ils soient arméniens ou non, ne se sont pas adaptés à internet avec votre facilité. Comment et quand avez-vous commencé à utiliser internet pour faire partager vos écrits ? Quel a été l’élément déclencheur ?

Ara Baliozian : Je dois ma pratique d’internet à mon cher ami Noubar Poladian, qui est venu me voir à plusieurs reprises depuis Toronto (96 km) pour m’apprendre à utiliser un ordinateur alors que je lui disais ma résistance à abandonner ma vieille machine à écrire.

Liana Aghajanian : Quels sont vos rituels d’écriture, si tel est le cas ? Ecrivez-vous à tel moment de la journée ou dans un lieu particulier ?

Ara Baliozian : J’écris très tôt le matin, quand tout le monde dort et qu’il fait noir au dehors. Je n’écris qu’une simple page. Il m’arrive de prendre des notes durant la journée, dont j’écarte la plupart le matin venu.

Liana Aghajanian : Que pensez-vous des protocoles entre l’Arménie et la Turquie et comment voyez-vous ceux qui dans la diaspora font campagne contre ces protocoles ? Si vous êtes opposé à ces protocoles, quelle est l’alternative ? Et selon vous, quel est le meilleur moyen pour la diaspora d’exprimer ses inquiétudes ?

Ara Baliozian : Je suis totalement pour une amitié avec nos ennemis, du moment que nous pouvons obtenir davantage de concessions de leur part comme amis, plutôt que comme ennemis. J’ajoute que je ne prends pas au sérieux ces protocoles. Mais c’est un début, ce qui est mieux que rien. La mère patrie et la diaspora ont des priorités différentes. Il serait égoïste de notre part de considérer nos priorités comme supérieures ou plus urgentes que celle de la mère patrie. Laissons les choses suivre leur cours. Laissons la mère patrie gérer ses affaires. De toute manière, les Turcs savent que l’Arménie ne représente pas la diaspora. Quant à nos inquiétudes, je pense que les Turcs en sont aussi conscients. Et si leur intention est de nous diviser, à nous de ne pas tomber dans le piège.

Liana Aghajanian : A quelles sortes de concessions pensez-vous ?

Ara Baliozian : On pourrait commencer par demander aux Turcs de nous permettre de prendre soin de nos anciens monuments à Ani, Van et ailleurs. Quant aux concessions territoriales, il me semble que si nous nous dirigeons vers une sorte d’Union ou une liberté de circulation dans le cadre d’Etats-Unis du Moyen-Orient ou du Caucase, les frontières de l’Arménie historique et de l’Azerbaïdjan deviendront obsolètes.

Liana Aghajanian : Vous faites l’objet de rudes critiques de la part de nombreux Arméniens qui n’approuvent pas vos écrits et vos opinions, allant même jusqu’à vous insulter à de nombreuses occasions. Comment vous en accommodez-vous et qu’est-ce qui dans vos écrits dérange les Arméniens ?

Ara Baliozian : En règle générale, je suis insulté par des lecteurs endoctrinés, exposés à d’innombrables prêches et discours, sans avoir lu le moindre écrivain. Ce qui les dérange, c’est le fait que je me refuse à recycler une propagande chauviniste. Des choses comme la bataille d’Avaraïr (dont même certains de nos historiens nient l’existence), être la première nation qui se soit convertie au christianisme (la véritable question est : avons-nous jamais été de bons chrétiens ?), la première nation à avoir été la cible d’un génocide (au nom de quoi s’en vanter ?). Nous serions intelligents ? En politique nous n’arrivons même pas à nous qualifier sur le tard.

Liana Aghajanian : Vous avez récemment écrit sur votre blog : « J’estime que le génocide résulte de deux erreurs monumentales commises par des nationalistes fanatiques et forcenés des deux côtés. Il va sans dire que le massacre de civils innocents est un crime bien plus grave que la stupidité et l’ignorance. Il se peut que l’ignorance soit la plus innocente de toutes les transgressions, mais dans la vie c’est celle qui est la plus sévèrement punie. S’il est des lois inflexibles dans la vie, celle-ci en fait à coup sûr partie. En parlant de lois inflexibles, en voici une autre : si vous refusez de tirer quelque enseignement de vos erreurs, vous vous condamnez à les répéter. Qu’avons-nous appris de notre génocide ? Que dire, sinon que nous sommes à la merci de conditions historiques inévitables ou de forces qui nous dépassent ? Même erreur, même propagande, même Super Mensonge fabriqué et recyclé par des hommes qui sont trop paresseux ou stupides pour penser par eux-mêmes. » – Pourriez-vous être plus explicite ? Quels ont été les erreurs majeures de la culture arménienne en tant que telle ? Pouvons-nous faire des progrès, selon vous ?

Ara Baliozian : Notre grande erreur – ou plutôt celle de nos révolutionnaires – a été de croire dans les promesses verbales des grandes puissances. A cette idée que leur soutien nous rendait invulnérable. Dans la diplomatie internationale, les promesses verbales, même les traités, n’ont aucune valeur si l’on n’a pas les moyens de les mettre en œuvre. Notre seconde erreur est d’imputer nos malheurs actuels (l’expatriation et l’assimilation dans la diaspora – qualifiée aussi de génocide blanc) à des conditions sociales, politiques et culturelles qui nous dépassent… autrement dit, d’adopter une position passive, au lieu d’assumer un rôle actif en nous organisant, nous montrant solidaires, en mettant fin à des conflits et divisions mutuelles.

Liana Aghajanian : Avez-vous des regrets, professionnels ou personnels ?

Ara Baliozian : L’un de mes plus grands regrets est d’avoir attendu la trentaine avant de me consacrer à temps plein à l’écriture. J’aurais dû le faire plus tôt.

Liana Aghajanian : Quels sont vos héros dans la vie ?

Ara Baliozian : Platon, Gandhi, Thoreau… pour n’en citer que trois parmi tant d’autres.

Liana Aghajanian : Si vous deviez choisir, quels seraient, selon vous, les meilleurs modèles ou dirigeants dans la communauté arménienne dont les Arméniens pourraient beaucoup apprendre ? Et s’il n’y en a pas, selon vous, pourriez-vous expliquer pourquoi ?

Ara Baliozian : Nous pouvons apprendre un tas de choses de nos écrivains – Grégoire de Narek, Raffi, Baronian, Odian, Zohrab, Zarian, Massikian… Hélas, je ne vois personne de nos jours qui leur arrive à la hauteur !

Liana Aghajanian : Pourquoi, selon vous, est-il si difficile pour les Arméniens d’avoir un débat franc et raisonné sans confrontation, préjugé ou a priori ?

Ara Baliozian : Ceux qui ont subi un lavage de cerveau ont tendance à être dogmatiques, autrement dit, intolérants. Or les intolérants ne peuvent s’engager dans un dialogue, ils préfèrent donner des sermons et pérorer.

Liana Aghajanian : Quand vous n’écrivez pas, que faites-vous de vos loisirs ?

Ara Baliozian : Rien ne me fait davantage plaisir que jouer du Bach à l’orgue.

Liana Aghajanian : Ayant décidé de vouloir être un écrivain, vous auriez pu facilement ne pas écrire à propos des Arméniens. Pourquoi avez-vous décidé de le faire ?

Ara Baliozian : J’ai commencé par écrire et publier des romans, qui m’ont valu plusieurs prix littéraires et bourses du gouvernement canadien – jusqu’à ce que je réalise que le but du roman est de divertir la bourgeoisie. Comprendre et expliquer la réalité : voilà ce que je veux faire maintenant… et j’y éprouve davantage de plaisir qu’à écrire des histoires d’amour ou, pour citer Sartre, sur « les affres mutuelles de l’amour ».

Liana  Aghajanian : Quels sont vos livres favoris ?

Ara Baliozian : En arménien : Le Voyageur et sa route, de Zarian. En russe : Pères et fils, de Tourgueniev. En anglais : Reconsidérations, de Toynbee. En français : Les Mots, de Sartre. En grec : Zorba le Grec, de Kazantzakis.

Liana Aghajanian : Quels sont vos plats arméniens favoris ?

Ara Baliozian : Je suis végétarien.

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Liana Aghajanian est rédactrice en chef d’IanyanMag, tout en étant éditeur à temps plein et écrivain à ses heures à Los Angeles. « Je prends mon tchaï sans sucre, mais mon dolma avec beaucoup de yaourt ! »

Blog d’Ara Baliozian : http://baliozian.blogspot.com/

Source : http://www.ianyanmag.com/?p=1230

Traduction : © Georges Festa pour Denis Donikian, 10.2009

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Il existe une traduction en français d’un choix d’aphorismes sous le titre PERTINENTES IMPERTNENCES faite par Mireille Besnilian, Dalita Roger et Denis Donikian. (10 euros+2 de port). S’adresser à Denis Donikian

3 novembre 2009

Les protocoles en question

 

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Dans les années 60, en Turquie, et même en France, le sujet du génocide était inexistant. Aujourd’hui, il est partout. Les Arméniens de la diaspora n’ont pas démérité de leurs martyrs. Or,  voici que l’État arménien semble leur voler l’ultime étape à accomplir. Reste à savoir qui dans la diaspora éprouve cette frustration. Les tenants du non ont submergé la voix de tous les autres. Les Arméniens, peuple normal, sont divisés sur cette question. Mais nos divisions tiennent à un déficit de démocratie en Arménie et à un déficit d’organisation en diaspora. Nous offrons au monde le spectacle d’une nation divisée contre elle-même. Et comme tout est dans tout, les incohérences culturelles de la diaspora ne sont pas sans rapport avec le chaos démocratique qui règne en Arménie. Ceux qui en diaspora récusent les protocoles, et même les autres, auront trop tardé à tancer les autorités arméniennes sur les malversations en tous genres qui mettent les Arméniens en souffrance et l’Arménie en péril. Étaient-ils légitimés à le faire ? Autant qu’aujourd’hui quand ils s’en prennent directement au chef de l’État. C’est que l’aide massive de la diaspora à l’Arménie lui donne certains droits à la critique. À cette différence près, que les Arméniens de la  diaspora, pour autant qu’ils puissent être considérés comme des citoyens économiques par leur participation induite au budget national, ne connaissent ni les affres de la misère, ni la pression des frontières, ni le poids de la guerre qui pèse sur chaque citoyen réel du pays.  Dans un contexte géopolitique instable, qui oserait donner des leçons à un chef d’État, quel qu’il soit, soucieux de prévoir le pire, à savoir l’enclavement absolu ? Et qui oserait penser que l’homme qui a combattu en Artsakh, conquis le pouvoir et s’y maintient avec force et machiavélisme, puisse brader quoi que ce soit ? On s’étonne d’ailleurs des craintes de la diaspora au sujet du génocide. Les Arméniens ont la vérité de leur côté. La Turquie peut tromper son monde un temps, elle ne trompera pas le monde tout le temps. Et dans le fond, une commission bipartite d’historiens, mais arbitrée par des spécialistes étrangers, ne permettrait-elle pas d’une manière ou d’une autre d’instaurer le débat en Turquie ? Le peuple turc, qu’il le veuille ou non, devrait enfanter cette vérité dans la douleur, peut-être même dans la guerre civile. Avec l’ouverture des frontières, le Mémorial de Dzidzernakapert va enfin recevoir les visiteurs qu’il attendait.

Denis Donikian. Article paru dans Nouvelles d’Arménie Magazine, Novembre 2009

LIRE EGALEMENT : L’histoire turc et le miroir arménien

L’histoire turque ou le miroir arménien

Numériser

Tout militant arménien de la reconnaissance du génocide sait désormais qu’il ne suffit pas à la vérité d’être vraie pour qu’elle soit crue. Chaque Arménien vivant crie d’une seule voix dans le même désert que celui où ont crié jusqu’à la mort les Arméniens déportés en 1915. Il ne suffit pas que la vérité soit aussi forte que le droit de la promouvoir  pour que ce droit soit universellement entendu. Comme la vérité se crie, le droit s’arrache. Le droit à la vérité est un combat permanent mené contre ceux qui mentent en permanence. On peut aisément imaginer pour quelles raisons mentent les bourreaux. Mais le militant de la reconnaissance ne parvient pas à comprendre pour quelles raisons leurs enfants et leurs petits-enfants les imitent. Un Arménien qui reconnaît l’innocence de ces enfants et petits-enfants de bourreaux a du mal à comprendre qu’ils veuillent échapper à leur responsabilité. Car sans être coupables d’un crime qu’ils n’ont pas commis, les Turcs d’aujourd’hui ne sont pas moins responsables de son héritage. C’est qu’ils vivent aujourd’hui non seulement de la mort des Arméniens d’hier, mais avant tout de la sueur de leur travail et du sang millénaire de leur nation. Longtemps, les Arméniens d’aujourd’hui se sont heurtés au mur de protection que la Turquie avait édifié autour des Turcs. Mais comme les Turcs ont détruit les églises arméniennes, les Arméniens détruisent peu à peu ce mur noir de la négation. Et comme les Turcs ont détruit la mémoire arménienne, les Arméniens leur renvoient la mémoire turque. Car cette mémoire forcément oubliée n’était pas pour autant une mémoire forcément perdue. Elle était tapie en chaque Turc attendant qu’un cri arménien vienne la réveiller, les Arméniens étant la mémoire que les Turcs attendaient. Et les Turcs peuvent compter sur les Arméniens pour ne pas l’oublier. C’est le cadeau que les Arméniens leur doivent. Dès lors, les Turcs n’auront plus de sommeil car ils dormiront avec leur mémoire. Une mémoire de sueur et de sang. Car la mémoire arménienne est le miroir de l’histoire turque. Les Arméniens n’en finiront pas de tendre ce miroir aux Turcs. Afin que les Turcs s’y voient tels qu’en eux-mêmes leur histoire les aura figés. Et la raison pour laquelle les Turcs ne veulent pas croire à la vérité, c’est qu’ils ne veulent pas se voir tels qu’en eux-mêmes le miroir de cette vérité les fige. Les uns, par fidélité à leurs pères massacreurs, les autres en raison de l’horreur que cette image d’eux-mêmes pourrait leur inspirer. Et comme il est impossible d’échapper à son héritage d’horreur, il reste qu’on peut encore sauver des choses en les regardant avec les yeux de ceux que cette horreur fait encore pleurer.

Denis Donikian

Novembre 2009

 

LiRE EGALEMENT : Les protocoles en question

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Image : sculpture de D.D.

1 novembre 2009

La Toussaint rwandaise cinquante ans après !

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Merci à  Yolande Mukagasana, auteur de ce texte, de nous avoir donné l’autorisation de le reproduire.

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Yolande Mukagasana est née au Rwanda en 1954. Elle a été infirmière-anesthésiste pendant dix-neuf ans au centre hospitalier de Kigali, puis infirmière en chef d’un dispensaire privé qu’elle avait ouvert à Kigali, jusqu’en 1994. Victime des massacres qui dévastèrent alors son pays, elle survécut toutefois au génocide des Tutsi — et des Hutu ayant refusé l’idéologie qui y présida — mais perdit ses trois enfants, son mari, son frère et ses sœurs. Réfugiée en Belgique, elle a été naturalisée en 1999. Actuellement (2003) elle a adopté trois de ses nièces orphelines et elle s’occupe d’une vingtaine d’orphelins au Rwanda. Elle a publié des ouvrages autobiographiques et des contes . Elle a également coécrit, avec le Groupov, la pièce de théâtre Rwanda 94. (Couverture intérieure de Les blessures du silence Interview et Menaibuc).

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Oui, Papa, cinquante ans après. Te souviens-tu ? Aujourd’hui, ça fait juste un demi-siècle.

Je vois tout comme si c’était hier, pourtant j’avais cinq ans. Seulement cinq ans.

Je te vois encore désemparé car nous devons tous fuir. Pourquoi fuir ? On massacre les Tutsi.

Non, on massacre les hommes et les garçons Tutsi car ce sont eux qui font les Tutsi. Les filles et les femmes, il suffirait d’en faire leurs lapins pour produire la race Hutu. Les enfants ne sont que hutu ou tutsi par leur géniteur. Il n’est pas nécessaire de tuer les filles et les femmes. Mais nous devons tous fuir. Pourquoi ?

Il y a cinquante ans, les Tutsi se sont fait massacrer pour la première fois. Papa. Je m ‘en souviens comme si c’était hier. La peur  que tu m’as transmise sans doute sans nous en rendre compte. Je me souviens de toute l’histoire.

Maman nous réveille et dit que tu dois partir et nous devions te dire adieu. Pourquoi ? Papa ne reviendra peut-être plus. Il fallait que vous partiez avec Musoni , mon grand frère. On tuait les garçons et les hommes Tutsi. Nous vous avons dit Adieu. Pourquoi Adieu ? Pourquoi devons- nous nous séparer. Je ne comprends pas du tout. En plus, maman dit que tu ne dois pas oublier d’avertir ton petit frère et de partir avec lui. Pauvre de toi, grand-mère. Les seuls enfants que tu avais, les voilà tous exposés à la mort. Pourquoi ?

Tu ne peux pas comprendre, tu n’es qu’une enfant, me disait maman quand je posais des questions. Ma grande sœur Thérèse devait prendre Népo sur le dos qui était un bébé et partir. Ils sont partis avec Consolata et Hilde, mes autres grandes sœurs. Elles devaient aller chez notre grand père. Nous habitions près d’une route, c’était plus dangereux.

Pourquoi dangereux? C’était si beau de voir passer les voitures puisque nous n’en avions pas. Je ne comprenais toujours pas. Mes questions n’avaient qu’une réponse. Toujours la même, tu es trop jeune pour comprendre ce qui nous arrive.

Adieu Papa, Adieu Musoni ! On ne les verra plus jamais maman? Je ne sais pas, mais c’est mieux comme ça. Ce brouhaha, cette vitesse. Un vrai tourbillon. J’avais encore sommeil,

Je ne peux pas savoir quelle heure on était. Je ne comprenais même rien aux heures

J’avais sommeil, j’étais à moitié réveillée ou à moitié endormie. Je ne sais toujours pas.

Thérèse, mets le bébé sur ton dos. Partez. Ngarukiye vous accompagne.  Ngarukiye, celui-là qui  gardait nos vaches, Papa. Te souviens-tu de lui ? Il est parti avec mes sœurs et mon petit frère. Mais il n’est pas revenu non plus. Il n’avait plus de vaches à garder. Kamandwa, notre voisin qui nous informait sur le déroulement des massacres est passé prendre quelques unes de nos vaches,  il a promis de  nous les rendre après le tourbillon. Ce n’est pas moi qui invente ce mot Papa, souviens-toi qu’après on disait que quand le tourbillon va passer on allait nous rendre nos vaches. Même après, on n’a jamais prononcé le mot massacres. Chaque fois qu’on en a parlé, les grands ont toujours dit : « Pendant le tourbillon ». Kamandwa aurait dû prendre toutes nos vaches. Je me souviens d’Ingorabahizi, cette vache que tu aimais beaucoup, Papa.

Cette vache que nos voisins avaient surnommée Rwamuzungu, « la vache du blanc » car ils nous croyaient riches. Mais j’ai aussi l’impression qu’il ne me manquait de rien. Ils avaient peut-être raison. Souviens-toi qu’elle allaitait. Lorsqu’on lui a donné un coup de machette, le lait a jailli et s’est mélangé au sang. Je n’ai plus bu du lait. Pourtant je l’adorais.

Ils ont mangé  nos vaches, ces assassins. Je me souviens de la cruauté avec laquelle ils tuaient nos vaches aussi. Pourtant ils étaient nos voisins. Je passais ma journée à jouer avec leurs enfants. Comment est-ce possible ?

Ma sœur n’avait qu’un petit pot de lait pour Népo, mon petit frère. Rien d’autre comme bagage. Pour combien de temps ? Personne ne savait. A peine partis, des hommes qui portent des feuilles de bananier, sur la tête et autour des hanches font irruption dans notre parcelle. Un interrogatoire musclé à ma mère pour dire où tu étais. Maman n’a rien dit. Je les connaissais tous. Ils disaient que même s’ils ne nous faisaient rien, il y’avait un groupe de pygmées qui devaient passer nous rendre une petite visite. Ils me faisaient peur car je ne les connaissais pas et je ne les ai jamais vus.

Te souviens-tu en 63 quand Maman nous empêchait de regarder le ciel qui était rouge?

Elle nous disait que c’était le sang des Tutsi du Bufundu. Mais nous, rien ne nous est arrivé.

C’est drôle. Mais souviens toi dix ans après, en 1973 quand Musoni est rentré de Gatumba en haillons, tabassé par les gens de Gatumba. On avait failli le tuer et le noyer dans la Nyabarongo comme on en a fait pour les autres Tutsi qui habitaient là. Lui qui avait des armes dans la maison, puisqu’il surveillait des mines avec une équipe armée. Qui aurait pensé qu’il sera désarmé pour mieux le traquer? Il n’a même pas pu protéger Népo qui vivait avec lui et qui était encore mineure. Il est revenu très tard quand nous ne l’attendions plus et que nous avions fait le deuil. Il avait marché des jours et des nuits pour rejoindre la maison et n’arrivait pas à raconter. Il avait assisté aux assassinats à partir de sa cachette dans la brousse. Il avait demandé refuge à un prêtre tutsi qui lui a plutôt dit de partir de là car lui-même n’était pas sûr de sa survie. Il nous a dit qu’il ne priait plus Dieu, un ancêtre. Notre grand-mère Nyiragaju que nous ne connaissions que de la bouche de nos parents.

Vingt et un an après, en avril 1994, maintenant ça fait quinze ans. On a fini par massacrer tous les Tutsi Papa. Un génocide. Cette fois-ci, on ne tuait pas seulement des hommes et des garçons. On tuait tout ce qui pouvait ressembler aux Tutsi, jusqu’à ce qui pouvait faire penser à eux. On tuait tous les hommes, toutes les femmes et tous les enfants.

Quels cauchemars ! Papa, si tu savais comme cela me fait très mal de le répéter. Il n’y a même pas de raison. Je veux seulement te raconter la suite que tu n’as pas vu et heureusement.

Tu as bien fait de partir, même si cela nous a fait croire que tu es parti trop tôt. J’en suis contente maintenant car si tu savais. Un an  après : un génocide. J’ai vu tout ce qu’il ne fallait pas voir.

Peux-tu imaginer Papa, que l’on a même tué les malades tutsi sur les lits dans les hôpitaux !

Par qui tu crois, Papa ? Par leurs médecins. Aujourd’hui qui se promènent comme s’ils n’avaient rien fait. Beaucoup les croient, tu sais, beaucoup à l’extérieur du Rwanda, mais pas au Rwanda. Ils ne peuvent pas y aller et tous les prétextes sont bons pour clamer leur innocence. Ils n’osent pas croiser nos regards sans nous agresser. Nous sommes l’image de leur crime, nous sommes l’image de la haine envers eux-mêmes.

Toi qui aimais les vaches, Papa, si tu savais comme les vaches des Tutsi ont souffert pendant le génocide ! Ils ont subi le même sort que nous. Je croyais qu’il y n’en aura plus au Rwanda.

Qui ne tuait pas Papa ? Il est difficile à dire. Seulement après, je me suis rendue compte que quelques-uns, un chiffre minime avait protégé des Tutsi. J’ai dû aller à leur recherche pour comprendre l’incompréhensible. Certains hommes gardaient des femmes tutsies sous prétexte de les protéger. Mais tu sais, c’était pour pouvoir les garder en otage sexuel sous prétexte de les cacher aux autres assassins. Car pour eux, il y avait pire. Mais pour moi, ils se ressemblaient tous et sentaient tous de la même façon. Le sang et la saleté.

Peux-tu imaginer Père, que les mamans aussi ont violé des garçons! Si tu revenais tu préférerais mourir encore et pour de bon, Papa. Ce que nous avons vécu est inexprimable. Nos yeux ont vu des choses de trop. Les mamans qui violent un enfant!

Papa, je suis désespérée car la justice ne nous sera jamais rendue. Je n’en connais pas un seul de tous les tribunaux créés qui répare. Je n’en connais pas qui ne blesse pas les rescapés

Les pays des droits de l’homme, les mêmes qui portent des responsabilités dans le génocide, protègent les assassins. Ces mêmes pays qui se targuent d’avoir écrit la déclaration des droits de l’homme et qui est universelle pour eux. Mais nous, nous ne sommes pas des hommes à leurs yeux sans doute? Les assassins peut-être, mais pas les rescapés. C’est l’hypocrisie qui domine plus que tout.

Tu es fatigué  Papa ? Je vais te laisser reposer. Mais laisse-moi te raconter un peu de cette hypocrisie. Tu vas rigoler comme d’habitude. Te souviens-tu de Madame ? Celle pour laquelle on ne prononçait pas le nom car son mari était Général et chef d’Etat. Oui, tu as tout compris. Elle est en France depuis le 8 avril 1994. Que fait-elle ? Elle vit et elle vit bien. Le président ami qui dit qu’un génocide dans nos pays, ce n’est pas important, l’a accueilli à bras ouverts. De l’argent, une maison, tout. Le Président suivant a suivi les consignes, l’actuel a eu honte peut-être, et ne lui a pas encore accordé l’asile politique. Mais je cois qu’elle n’en a pas besoin puisqu’on lui donne tout, Papa. De quoi elle vit ? De qui ? Tu crois qu’un autre réfugié peut rester dans ces pays pendant 15 ans sans papiers et se promener partout où elle veut en Europe ? Je viens d’appendre une autre blague Papa. Accusé par le Rwanda d’implication dans le génocide de 1994, un Général français veut se défendre devant les tribunaux. Il déplore le manque de soutien de l’Elysée! Pour qui on nous prend ? C’est normal que l’on nous croit bête, après avoir survécu à plus d’un million des nôtres et accepter la survie.

Mon Papa chéri, tu me manques, tu me manqueras toujours comme, Maman, Joseph, Christian, Nadine, Sandrine, Népo, Thérèse et tous les autres. Mais pour ce qui concerne Consolata, pardonne-moi de ne pas  savoir comment elle a été tuée et où je peux trouver ses os. On m’a dit que c’est le véhicule communal qui est venu la chercher, avec d’autres femmes tutsies de notre colline et c’est tout. Pourtant, tous nos voisins sont encore là et ne veulent rien me dire.

Je suis fatiguée Papa, mais je suis encore debout, je le resterai jusqu’à la fin de mes jours.

Je continue de reconstruire la vie sur la mort, je reconstruis l’amour sur la haine et je suis sûre de la victoire. Repose en paix avec tout un million de frères, n’oublie pas de t’occuper de mon mari, de mes enfants et des tiens, Je sais que maman est toujours à tes côtés pour t’épauler.

Mais sachez aussi qu’ « il y a des choses qui ne sont vues que par des yeux qui ont pleuré ».

Yolande Mukagasana

Ta fille qui t’adore

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