Collage d.donikian : Hymne à Laya.
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par Denis Donikian
Fin des années 60, université d’Erevan, mes premiers mois comme étudiant invité. Notre professeure de russe nous propose une rédaction et nous impose de vanter les mérites de Vladimir Oulianovitch Lénine. Impossible. Je ne peux pas. J’ai lu Soljenitsyne et je ne peux pas. La dame se fâche. Me prend dans le couloir. « On veut faire la révolution ? C’est ça ? » Je lui explique que je ne peux pas. Elle me réplique qu’elle risque de gros ennuis. Finalement, je cède. Mais pas tant que ça. Lénine n’apparaîtra jamais sous ma plume, seulement nommé : Vladmir Oulianovitch. La professeure est sauve, ma conscience aussi. En ce temps-là, c’était l’Union soviétique et l’idéologie infusait ses slogans dans les moindres replis de l’existence.
Le 12 novembre dernier, dans une école de France, le collège Jacques-Marquette de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), un professeur propose à ses élèves d’écrire sur la Première Guerre mondiale. Parmi eux, cinq jeunes originaires de Turquie d’une quinzaine d’années. L’un d’eux, Mustafa Dogan, se refuse au devoir d’écrire qu’il y eut un génocide des Arméniens sous l’Empire Ottoman. Pire que ça : il écrit sur sa copie « Les Arméniens n’ont pas subi de génocide. Mais s’il y a eu un génocide, ça veut dire qu’ils l’ont mérité ». Par la suite, il aurait regretté publiquement la seconde partie de sa note de protestation. Trop tard. Les médias turcs s’étaient déjà emparés de l’affaire. Les Arméniens se déchaînent, à juste raison. Quel peuple mérite d’être génocidé ? Et au nom de quels critères déterminés par quel autre peuple ? Tous en conviendront. Mustafa Dogan n’est pas Mustafa Dogan, mais une conscience forgée de toute pièce par plus haut et plus fort que lui. Son père d’abord, lui-même pur produit d’une propagande efficace. En Turquie, l’idéologie nationaliste infuse sa haine anti-arménienne dans les moindres replis de l’existence, ou presque.
Oui, presque. Car dans le même temps, en Turquie même, des Arméniens étaient venus donner une pièce ayant pour sujet central… le génocide des Arméniens sous l’Empire Ottoman. Gérard Torikian comme auteur et acteur, Serge Avédikian comme metteur en scène. Mais… Et l’article 301, qui condamne toute allusion au génocide ? Et quoi ? Pas de censure ? Pas de condamnation ? Probablement, des Turcs se sont déchaînés sur la toile. Et même dans la salle à Istanbul où les représentations ont eu lieu. « Mais que venez-vous faire chez nous ? Nous donner une leçon ? » Réplique : « Mais chez vous, c’est aussi chez nous … »
Ces faits conduisent à se poser plusieurs types de question. La première, et pas des moindres, serait de savoir quelle est la nature d’une conscience morale authentique. De comprendre comment elle se forme ou comment on la forge. Dans quelles mesures une conscience collective peut se substituer à une conscience personnelle, sachant que la première nous transforme en instrument, la seconde en sujet. « Penser, c’est dire non », disait Alain. Mais quel est ce non qui semble faire de Mustafa Dogan un jeune homme assez mûr pour penser par lui-même sur une « affaire » aussi grave qu’un génocide et qui le dépasse ? Son attitude incarne ni plus ni moins la confrontation entre une éducation idéologique et une éducation fondée sur les principes des lumières. C’est une victime. Et à ce titre, plus à plaindre qu’à blâmer. La mesure d’exclusion-inclusion (par laquelle l’élève aura à travailler hors de la classe, encadré par des enseignants, sur la notion de génocide et de mérite, pendant deux jours) prise par le principal, si justifiée qu’elle pourrait paraître, a transformé Mustafa Dogan en « martyr ». Que pouvait faire d’autre, ce principal ? Laisser contester l’incontestable ? Permettre qu’on bafoue la dignité des déportés de 1915 et la douleur de leurs survivants ? Ou répondre à la bêtise par la pédagogie ? Pas facile.
L’autre interrogation porte sur la liberté d’expression. Dans l’exemple qui nous occupe, il n’est pas interdit d’affirmer que tous les Arméniens sont favorables à la liberté de penser en France. Sauf dans le cas où le génocide de 1915 serait récusé comme fait. Mais que devient la liberté d’expression si elle n’est pas absolue, si elle est amputée de son essence même ? Ces mêmes Arméniens, partisans d’une liberté d’expression relative en France s’empressent de réclamer une liberté d’expression absolue en Turquie. Et de condamner cette même Turquie «idéologique » où sévit l’article 301 et où tout de même des Arméniens ont pu jouer une pièce portant sur le génocide. C’est à n’y rien comprendre.
Reste à savoir si l’on peut tout dire et tout accepter au nom de cette sacro-sainte liberté de penser ? Des journalistes turcs se sont empressés de brandir ce principe pour montrer que la France était en contradiction avec ses propres valeurs. Mais sans se soucier des hypocrisies de la loi turque, sinon d’une mentalité habituée à dénoncer chez les autres des pratiques dont elle use abondamment. C’est que la faiblesse d’une démocratie peut venir de ses principes mêmes. Les faussaires ont vite fait de trouver le défaut dans sa cuirasse pour faire avancer leurs pions. Pour autant faut-il nécessairement combattre les menteurs en leur opposant des arguments que leur mauvaise foi ne sera jamais à même de reconnaître ? Le mensonge se ridiculise de lui-même pourvu que, de son côté, la vérité déploie librement et sereinement ses arguments. Il faut laisser aux imbéciles leur imbécillité et éviter à la raison d’empoisonner sa propre liberté en tenant compte de leurs arguments.
Récemment, la fiche 37 de la Petite encyclopédie du génocide arménien, intitulée, Les femmes et les enfants de Yozgat, a fait l’objet du commentaire suivant de la part d’un certain ahhhhaaaa : « Je connais bien Yozgat est ses habitants, tout cela n est que foutaise et legende. il n y a pas eu un genocide me dise t il mais bien un massacre suite à l’ insurrection des armeniens qui souhaitaient porté mains forte au russe. Le traitre merite toujours sont chatiment [sic]. » J’ai assez vite reconnu qu’il me fallait le porter à la connaissance des lecteurs, mais accompagné de la réplique suivante : « Au nom de la liberté d’expression, nous avons décidé d’afficher le commentaire du courageux ahhhhaaaa, domicilié à Amsterdam. Ce commentaire en dit long sur l’autonomie intellectuelle de son auteur et ne modifie en rien les faits historiques incriminés dans cette fiche. Au contraire… » La pauvreté des arguments négationnistes, toujours les mêmes, qui puent à plein nez une propagande simpliste, ne peut prétendre rivaliser avec l’abondance des faits.
Cet incident démontre, pour le moins, que les convictions sont différentes selon qu’on se trouve d’un côté ou de l’autre d’une ligne de fracture. Mais il faut bien que la vérité soit d’un côté sans être de l’autre. Tout l’effort des survivants du génocide consiste à faire passer cette vérité de l’autre côté de ce mur, dans les consciences négationnistes. Mais en même temps, tout l’effort des négationnistes est d’envahir le champ historique des événements de 1915 par leurs convictions propres, au mieux de leurs intérêts politiques.
Il est temps à présent d’avoir recours à Noam Chomsky, linguiste de renom, mais aussi penseur dissident qui n’épargne pas ses critiques à l’égard des démocraties installées. Avec Hermann, il a montré dans un livre datant de 1988, La Fabrication du consentement, comment les grands médias contribuent à asseoir l’ordre établi. En d’autres termes, ils participeraient d’une idéologie qui ne dirait pas son nom et dont le but serait de permettre aux gouvernants qu’ils obtiennent l’assentiment des gouvernés. C’est dire aussi que les démocraties qui s’affichent comme libérales, mais se comportent comme idéologiques, n’ont aucune leçon à donner à ces démocraties en proie à une propagande dure, faite pour embrigader la pensée des citoyens. Il faut donc une forte dose de subtilité intellectuelle pour déceler chez soi les manquements politiques qui empêchent les citoyens d’accéder à une conscience personnelle. Ce préambule formulé, chacun comprendra que dans cette affaire de liberté d’expression, aucune démocratie ne peut se prétendre être plus respectueuse qu’une autre. C’est ainsi que Chomsky en est arrivé un jour à défendre Robert Faurisson, cet ancien professeur de littérature à l’université de Lyon, qui fut suspendu pour avoir nié l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale. Présent parmi les signataires d’une pétition pour défendre la liberté d’expression, Chomsky fut sommé de s’expliquer. Il le fit dans un opuscule où il montra qu’on peut être en faveur du droit qui permet à la personne de s’exprimer sans pour autant partager ses opinions. (En l’occurrence, Chomsky a expressément affirmé qu’il tenait les thèses de Faurisson pour ridicules). Ce texte fut publié à l’insu de Chomsky en introduction à un mémoire destiné à défendre Faurisson. Matériellement, il ne put être retiré malgré la volonté de son auteur. Et dès lors, l’opinion française ne manqua pas de l’assimiler à un défenseur des thèses négationnistes. Malgré les attaques de Pierre Vidal-Naquet, Chomsky sortira tout de même de cette polémique comme celui qui tiendra la liberté d’expression pour plus importante que n’importe quelle interprétation de la vérité factuelle.
En se battant pour la reconnaissance du génocide de 1915, les militants arméniens assimilent à leur insu leur action à une fabrication du consentement. Cette machine à nier toute négation du génocide devient une machine à nier toute liberté d’expression. Et c’est en quoi, l’idéal qui anime la reconnaissance peut à tout moment tourner au vinaigre de la plus infecte idéologie.
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VOIR le REPORTAGE FRANCE 24 sur Le concert arménien et le proverbe turc ( en seconde partie, à 5 h 30 du début de l’émission)