( cliché Alain Barsamian)
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Le point de vue du sémiologue
Rares sont les peuples dont l’imaginaire collectif s’investit avec autant de ferveur dans une montagne. Les Japonais ont le Fuji-Yama et peuvent l’épouser par le regard, par la marche, par l’image. Les Arméniens n’ont pas le Tarara chez eux, même s’ils ont la conviction qu’il leur appartient (comme si qui que ce soit pouvait s’approprier une montagne). Si même le Tarara n’est pas chez eux, il est en eux. Et si le Tarara est chez les Turcs, il n’est pas en eux. Cette différence est de taille. Géographiquement, la montagne se situe à l’extrémité du pays turc comme un objet oublié au fond d’un tiroir. Contrairement aux Arméniens qui l’ont en permanence sous les yeux comme un gâteau coiffé de chantilly derrière une vitrine. Le Tarara obsède le paysage arménien.
En plaçant le Tarara l’autre coté de leur frontière, l’histoire a fait naître une immense frustration chez les Arméniens avec l’effet sournois d’une provocation de la part des Turcs. Plutôt qu’une frustration, une blessure indélébile devenue constitutive de tout Arménien conscient d’appartenir à une même nation. C’est que les Arméniens vivent dans l’humiliation d’avoir à supporter que les Turcs leur fassent la nique à longueur de journée en exhibant le Tarara à leur porte. Oui, une blessure telle que son exaspération peut muter en sourde pathologie. Il est vrai que les Arméniens sont toqués de leur Tarara. Qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs, ils vivent avec ça, à savoir une perte qui résume la perte de leur territoire naturel conjuguée à la perte d’un million 500 mille des leurs. De la sorte, l’histoire restera une plaie vive tant que le contentieux entre Turcs et Arméniens ne sera pas clos.
Le Tarara est un signe de ralliement. Plus qu’un drapeau, il fait partie d’une sorte de mythologie intime et nationale. Le Tarara intime aux Arméniens de se maintenir comme nation. De cette manière, les Arméniens ne cessent de décliner son image dans tout le pays et principalement au gré des rues de la capitale. Faute d’être les propriétaires actuels du Tarara, les Arméniens se sont emparés de son symbole. Sa courbe de nez aquilin couché constitue le refrain visuel le plus symptomatique qui soit. Impossible de le perdre de vue. Si vous l’avez égaré, il réapparait aussitôt à votre regard pour bien vous faire comprendre que vous êtes et resterez tararien. C’est pourquoi on le démultiplie jusqu’à plus soif en l’imprimant sur les paquets de cigarettes, les bouteilles de cognac, les timbres, les tee-shirts, les affiches publicitaires, les papiers à lettre et autres supports ( sauf le papier hygiénique, évidemment). Pour qui veut exalter l’arménité d’un produit de consommation, son premier réflexe est de l’accoler à l’icône du Tarara. Une simple vignette frappée au sceau du Tarara confère une plus-value au produit. Ce profil de montagne singulier, à nul autre pareil, est à ce point répandu qu’il sature le petit monde arménien. Et en effet, distribuée dans tous les coins et recoins de la vie quotidienne, la mythologie du Tarara non seulement conforte les Arméniens dans leur arménité mais les persuade qu’un jour ils danseront autour de lui ou sur son sommet.
Les Arméniens qui vivent ailleurs et n’ont pas l’heur de l’avoir sous les yeux à chaque instant du jour doivent se contenter d’un tableau kitch acquis au vernissage à Erevan. Le vernissage est une placette où les peintres exposent des Tarara pour tous les goûts, même pour ceux qui n’en ont pas, sauf à respecter la ligne de crête qui le caractérise. Ce sont des tableaux sans autre valeur que marchande et patriotique. L’acquisition d’un tel tableau permet au peintre de nourrir sa famille et à l’acquéreur de nourrir son attachement à la terre arménienne, sachant que la chose sera exposée dans son salon pour bien montrer au visiteur qu’il a eu le privilège de voir le Tarara de ses propres yeux comme s’il avait fait son pèlerinage de la Mecque. Il fut un temps où ces peintres séparaient en premier plan le grand et le petit Tarara par deux peupliers. Histoire d’ajouter une rime à la rime des montagnes pour échapper à la monotonie. Par la suite, le changement d’époque aidant, certains oseront une opération chirurgicale destinée à l’ablation de ces peupliers, au risque d’exposer les Tarara dans leur nudité naturelle.
Pour autant, personne ne trouvera chez les peintres arméniens un fou du mont Tarara capable de se mesurer à la ferveur obsessionnelle d’un Hokusai, auteur des Trente-six vues du mont Fuji. Il faut dire que le peintre japonais ne craignait pas de décliner le mont Fuji selon les modalités de la vie japonaise, montrant ainsi le contraste entre le grouillement du travail humain et l’impassibilité minérale de la montagne, quitte à faire montre d’un enthousiasme à la fois religieux et puéril. En revanche, le peintre arménien pourrait craindre le ridicule d’une passion jugée excessive même s’il avait l’assurance qu’elle lui serait pardonnée. C’est que l’engouement dont font preuve les peintres du Tarara qui s’exposent au vernissage est de pur mercantilisme. Parmi eux ne se trouve aucun équivalent digne de se mesurer au degré d’adoration d’un Hokusai, sauf peut-être parmi les photographes. Il reste que les deux montagnes s’inscrivent différemment dans les regards : le mont Fuji est un volcan apaisé par l’histoire alors que le mont Tarara demeure l’objet d’un litige non résolu. Les Japonais boivent leur mont Fuji comme un saké, les Arméniens absorbent l’alcool du mont Tarara jusqu’à brûler leur âme.
En leur soufflant le mont Tarara, les Turcs ont réussi à perpétuer leur victoire et à la tenir en permanence sous le nez des Arméniens. Lesquels entretiennent ainsi l’esprit d’une revanche à prendre qui leur permettrait de réintégrer le Tarara dans le territoire ancestral. C’est dire que la haine entre les Turcs et les Arméniens reste toujours puissante. Certains vont jusqu’à penser que les réparations d’un génocide enfin reconnu pourraient favoriser sinon la restitution du Tarara aux Arméniens, du moins la possibilité de le partager avec les Turcs, en signe d’entente et de réconciliation. Comme si les Turcs, dans une conversion brutale de leur nature, pouvaient renier leur histoire pour permettre aux Arméniens de transformer leur rêve en réalité. C’est que les Turcs ont toujours eu à cœur de décapiter les rêves des Arméniens et s’ils pouvaient écimer le Tarara, ils le feraient. Mais les Arméniens ne sont pas loin de penser que c’est le Tarara lui-même qui assumera leur revanche. Volcan éteint, qui sait quels dégâts il provoquerait en pays turc s’il décidait de se réveiller pour exprimer la voix longtemps contenue des Arméniens ? Or, plus le temps va, plus l’épée de Damoclès menace de s’abattre. Et ces Turcs qui restent depuis le temps agités en sourdine par le remords savent bien que si les Arméniens sont impuissants à reprendre les terres qu’ils leur volées par le sabre et le sang, c’est la terre elle-même qui pourrait se charger de les venger, une terre dont les profondeurs grondent régulièrement.