Ecrittératures

30 octobre 2017

LAO ( roman, 48 et dernier)

Filed under: ECRIT EN COURS — denisdonikian @ 9:38

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LAO ( roman, 48 et dernier)

*

homme de faim

( aquarelle : Denis Donikian)

37

Ce quartier, le plus éloigné du centre-ville, semblait le plus désert. On y marchait en solitaire tellement on était à distance de tout. Peu de gens sur les trottoirs. Les autobus servaient une seule station ou deux.

Le long des avenues, de hauts bâtiments administratifs, rosâtres ou lie de vin, couvraient contre la vue des immeubles d’habitation tragiques, avec des balcons aussi disparates qu’ils étaient bricolés au goût de chacun et selon sa bourse. Sans parler des linges qu’on mettait à sécher sur des fils tirés jusqu’à un poteau ou accrochés partout où c’était possible.

Le monde commençait à grouiller avec les carrefours. Là où étaient les magasins d’alimentation. La bonne chaleur donnait un air d’été aux déambulations. Elles étaient alertes et insouciantes. Les filles avaient sorti timidement des vêtements plus légers. Les trottoirs s’étaient remplis de petits vendeurs à la sauvette pour de petits bénéfices, avec quoi ils tentaient d’assurer leur quotidien. Des légumes, toutes sortes de bricoles, mais aussi des glaïeuls blancs et rouges, leurs tiges plongés dans un seau.

«  C’est bon de retrouver la ville, n’est-ce pas ? fit Gabo. Tiens, mais regarde-moi celui-là ! Ça traverse la rue n’importe comment. Mais prends les passages pour piéton, fils de pute ! Et le policier qui ne dit rien. Il laisse faire… À sa place, je l’aurais déjà verbalisé, ce cul de singe !»

À qui s’adressait-il, Gabo ? À Lao ? À son chauffeur ? Ou peut-être qui sait, à lui-même ? Devant un tel fourmillement de faits urbains, ses instincts prédateurs lui montaient au cerveau. D’ailleurs, il s’était regarni le crâne de sa casquette. Elle précisait sa silhouette policière. Et ça forcerait les passants à la retenue. À ce qu’il croyait.

Le chauffeur ralentit à l’approche d’un carrefour. Puis marqua la pause sous le rouge des feux. Les gens traversaient à la hâte, sachant que les voitures bondiraient sitôt le vert revenu.

Sur le trottoir, un homme soufflait bêtement dans un pipeau. Lao reconnut le papy chauve à la contrebasse. Mais il était si amaigri que son costume lui tombait comme une peau sur un corps dégraissé. Gabo avait baissé la vitre, le son aigu du pipeau s’entendait à l’intérieur de la voiture. Un son continu qui durait autant qu’un souffle de poumons fatigués. Lao remarqua que les doigts du monsieur n’allaient pas chercher les trous, mais restaient figés sur ceux qu’ils bouchaient. Il n’en changea qu’une fois épuisée son expiration pour passer à la suivante. Une petite soucoupe était à ses pieds. Les gens devaient se pencher pour y lâcher leurs pièces. On entendait le cliquetis qu’elles faisaient avant de se poser. Lao fouilla aussitôt dans sa poche. Des pièces, il en avait de toutes les tailles. Il prit ce qu’il put dans une main. «  Laissez-moi lui donner quelque chose ! dit-il. » Le vieil homme s’aperçut de son geste et esquissa un mouvement dans sa direction. Mais la voiture venait de démarrer. «  Trop tard, fit Gabo en remontant la vitre. Trop tard… »

FIN

2010-2011

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Brèves de plaisanterie est encore disponible au prix exceptionnel de 10 euros port compris ( 13 euros, port compris après le 1er novembre 2017). Libellez votre chèque à DONIKIAN et adressez-le à Denis Donikian, 4 rue du 8 mai 1945, 91130, Ris-Orangis, sans oublier votre adresse d’expédition.

 

 

 

 

 

LAO ( roman, 47)

Filed under: ECRIT EN COURS — denisdonikian @ 4:23

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LAO ( roman, 47)

*

 

*

36

… Cette affaire de cassette, et tout l’énervement que tu avais mis chez Gabo, c’était un point que tu venais de marquer contre lui. Là, tu l’avais serré à la gorge. Pour peu, avec tout le lard qui lui ceignait le cœur, tu l’aurais achevé. Mais tu aurais joui plus fort de ton savoir si tu avais gardé le silence, pas traduit le refrain. Histoire de créer au sein de ce véhicule de la police une ambiance de contraste. Folle rencontre entre deux chiens de garde, un opposant et un chant rebelle. Et comme ça jusqu’à la capitale. Et puis, une fois arrivés, tu lui aurais tout lâché. Même à ses chefs. Savez-vous quel genre de musique il écoute, votre subalterne ? Des chansonnettes américaines qui poussent à la subversion… Et tout penaud serait Gabo d’avoir été floué.

« Et toi, te dit-il en te plantant ses yeux de crapaud dans les tiens, cesse de jouer à me faire passer pour ballot. Pour obtenir mon grade, j’ai dû en franchir des barrages, crois-moi.

– Mieux vaut dire combien de fois tu as baissé ton froc pour te donner le droit de baiser les autres. »

Ces flèches–là, il ne les attendait pas, le baobab. Tu lui en lardas le tronc. Mais il avait de la ressource. Pour peu, il t’aurait sauté à la gorge. Et toi, ses énervements te donnaient du cœur à le démolir. Au point qu’il t’arrivait de ne plus te reconnaître. Lui aussi avait du mal à te retrouver. Il croyait avoir affaire à un soumis imbécile et voilà que tu lui piquais le gras. «  Toi, mon chacal, dit-il en guise de menace, tu y auras droit, à ta cage. Encore une heure ou deux et tu goûteras au plaisir de contrarier notre président.

– Je sais ce que vous faites des gens convoqués dans vos locaux. Et toi, mon gros, tu es complice de ces tortionnaires qui portent le même uniforme.

– Moi ? Un tortionnaire ? Voyez-vous ça !

– Au lieu de protéger le citoyen, vous le rançonnez. Au lieu de le présumer innocent, vous lui faites porter le chapeau des crimes que vous avez vous-mêmes commis.

– Tu ne parles pas, tu pètes. C’est de la merde qui te sort de la bouche… Je comprends mal qu’avec ce type de discours, Martha puisse te sucer des yeux. J’ai vu comment…

– En tout cas, Martha, c’est la seule personne qui aura manqué à ton tableau de chasse.

– Je n’ai pas dit mon dernier mot. Toi éliminé, il m’en restera encore un.

– Encore un ? C’est-à-dire ?

– J’ai dit encore un comme j’aurais dit il fait beau ou passe-moi le sel.

– C’est ça. Tu veux mettre Varou au frais, lui aussi. Histoire que tu aies les coudées franches pour la sauter, hein !

– Ne sois pas vulgaire, citoyen Lao. Tu t’adresses à un agent de l’État. Et un agent patenté, s’il te plaît.

– Plutôt agent pathétique qu’agent patenté, d’ailleurs… »

Gabo demanda au chauffeur de s’arrêter. «  Assez disputaillé dans tous les sens, fit-il. Si tu veux te vider avant la capitale, c’est le moment. Car nos gars pratiquent la torture par rétention d’urine… On te laissera pas pisser à volonté. »

La voiture s’arrêta sur le bas côté. Tu te plantas le dos à la grande montagne pour te soulager. À ton plaisir organique s’ajoutait celui de jouer avec les nerfs de Gabo. En t’isolant, tu laissais croire que tu pouvais t’échapper à travers champs. Et Gabo, ça l’angoissait d’avoir à te courir au cul. Tellement que, sans le savoir, tu lui coupas net sa miction. C’est ce que, te retournant, tu avais remarqué. Pas une goutte. Alors le pachyderme agita son gros bout pour donner à croire qu’il avait des restes à faire tomber. Mais il savait quelle torture l’attendait, que les soubresauts de la voiture et la pression de son pantalon lui comprimeraient les bourses, et que ça n’arrangerait pas ses humeurs.

Il y eut du silence entre les hommes sur plusieurs kilomètres. Tu étais dans une douce accalmie. Même si entre des mains comme celles de Gabo, ton proche avenir n’augurait que du noir : interrogatoires, brimades, pressions manœuvrières. Mais il était exaltant. Au moins, ta vie serait dans le sens de ceux qui ne concédaient rien au régime. Qu’ils soient dans la ville ou dans les prisons.

« Finalement, lâcha Gabo, je ne te comprends pas, mon gars. Quel intérêt avait-tu à te mêler à ces meetings de sauvages ? Ça te rendait malade d’avoir vu perdre ton candidat préféré aux élections, hein ?

– Malade, non. Mais fou à l’idée qu’elles avaient été truquées.

– Truquées… Voyez-vous ça. Tu as bien dit truquées…

– J’ai bien dit truquées.

– Des preuves ?

– …

– Aucune. C’est ce que je pensais.

– Mais toi, tu les connais, ces preuves. Et comment puisque vous étiez mobilisés pour magouiller ou forcer les urnes à marcher avec vous… En tout cas, tout le monde voulait que ça change. Dix ans de trou noir à cause d’un président véreux, et dix autres encore avec son dauphin, non merci. Et toi Gabo, tu n’es qu’un suppôt de cette clique. L’homme aux fleurs, vois-tu, c’est vous qui l’avez tué. Et combien d’autres comme lui… »

Ni lui, ni le chauffeur n’en revenaient de ton culot. Gabo eut un geste à se jeter sur toi. Mais il se pinça les lèvres et porta une main à ses bourses.

« Tu voulais me tirer les oreilles, comme tu faisais à l’homme aux fleurs, n’est-ce pas ?

– Moi je ne fais qu’obéir, fit-il. C’est comme ça que je mange.

– Tu te goinfres, oui. Avec ta trompe aspirante et ton cul refoulant…

– Tout doux ! Le révolutionnaire. Mais dis-moi. Il a fallu la mort d’un homme pour que tu te réveilles ? Sinon, tu filais à l’anglaise par le sud, hein ? Fuir, tu connais…

– Fuir ? Pas tout à fait. Me chercher peut-être.

– Te chercher ? Comment ça te chercher ? Et tu ne savais pas où ? L’homme nommé Lao cherche le même homme nommé Lao… Tu vois, moi je me retrouve chaque matin dans ma culotte. »

Il s’esclaffa à s’en faire péter la vessie. Partagé entre le besoin de dégager ses poumons et les gonflements de la boule coincée entre ses cuisses. Le chauffeur sautillait sur son siège. Au point que la voiture commença à hoqueter comme si elle s’y était mise elle aussi pour se joindre aux chineurs.

L’air hilare se dégonfla vite. On reprit son sérieux.

« Si tu racontes ce genre de balivernes aux enquêteurs, ils te mettront pas au trou mais chez les fous, à Noubarachen… Se chercher. Ah ça ! »

Gabo se vengeait par la moquerie. Prenant son chauffeur à témoin pour goûter sa rancœur. Et l’autre trouvait son intérêt à faire le zouave au diapason avec son chef. Quant à piger ce que tu avais voulu dire, c’était autre chose.

Vous abordiez les premiers faubourgs.

Après la grande plaine, la ville.

On vendait sur les trottoirs des œillets poussés en serre. Ou bien on étalait des pièces de moteur, des morceaux de carrosserie, des pneus de toutes sortes.

Le véhicule de la police progressait sans baisser de régime. Devant elle, les voitures se rabattaient ou roulaient au pas.

«  On y est presque, fit Gabo. Puis, il ajouta, goguenard. Et si je t’ouvrais la portière pour te laisser aller ? Hein, qu’en dis-tu, Lao ?

– Ce que j’en dis ? Tu serais capable de lancer aussitôt un avis de recherche en disant que je me suis échappé.

– Vraiment ? Tu me crois capable d’une chose pareille ?

– Et comment ? »

La voiture passa sous le pont du chemin de fer. Celui qui marquait la limite entre les faubourgs et les premiers quartiers de la capitale. En effet, après cette goulotte et son éternelle ornière qui obligeait à rouler au pas, les avenues s’élargirent. La circulation bruissait de tous côtés.

Nous y étions.

29 octobre 2017

LAO ( roman, 46)

Filed under: ECRIT EN COURS — denisdonikian @ 2:52

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LAO ( roman 46)

*

 

Comme la voiture remontait vers le nord, la montagne était de ton côté. De ses neiges en pleine lumière émanait une étrange puissance. De ses neiges une douceur et une puissance quasi absolues. Et la voiture roulait follement tandis que la montagne restait à la même place, restait longuement sans bouger au même endroit du paysage, immuablement et que tu regardais, regardais tellement que tu étais ce paysage et que ce paysage était en toi, tandis que la voiture fuyait vers le nord, la capitale, ton destin, cette vie nouvelle que tu t’étais choisie sous le calme puissant de la montagne, ou que des événements, des signes, des infinis, des ordinaires et des intimes, autour de toi et en toi-même, tu ne savais pas, t’avaient dictée, et ça roulait vite, sur la route longue, longue et droite, au regard de la montagne, l’immense, la haute, la puissante, entrée en toi, dure et bandée vers le ciel, ses neiges noyées dans le bleu, vives et éclatantes à cause du soleil froid qui tombait dessus ainsi que sur la plaine et sur la route qui te conduisait à la capitale, à ta condamnation heureuse et honorable, puisque tu ne l’avais pas tué l’homme aux fleurs, pas tué, non pas tué, tellement c’étaient les autres qui l’avaient fait, indirectement, mais fait, l’avaient tué, comme ça, d’un coup de feu, d’un bout de métal dans la chair, dix centimètres au-dessous de la bouche au moment où il alluma sa cigarette, à cause de la flamme que le soldat à la moustache avait vue et prise pour repère, à travers la brume, montrant que le Dragon était infaillible, qu’il tirait quand il fallait, peu importait sur qui, peu importait, et du moment que c’était ce qu’il fallait faire il le faisait, le Dragon…

*

28 octobre 2017

LAO (roman, 45)

Filed under: E VIVA ARMENIA ! — denisdonikian @ 4:16

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LAO (roman, 45)

*

35

L’aube diffusait sur toi tout son or. C’était le grand jour.

Martha avait frappé à ta porte. «  Il faut se préparer », dit-elle. Se préparer ? Elle serait donc du voyage ? Et si Gabo s’était entendu avec elle pour l’embarquer ? Le temps d’une journée, qui sait ? Une perspective qui te contrariait. Ta remontée, tu voulais en jouir seul. Car encagé dans la voiture avec ton monstre, c’est là que tu lui dirais ton évangile. À ce Gabo pour qu’il se perçoive en perdant ridicule. Pour sûr, Martha n’avait d’oreille que pour ses frivoles obsessions. À quoi bon lui faire comprendre que tu n’avais d’autre envie que de t’arracher de la chair le feu qu’elle y avait mis. Et en finir avec ton image d’homme en fuite. Et que pour te débarrasser de tes niaiseries de vaincu, tu comptais bien te le faire, ce Gabo. Histoire qu’il te mette en cage dans les geôles de la capitale, avec les têtes brûlées de l’opposition. Là où Gollo te lâcherait la grappe. Qui sait même si ça ne lui déplairait pas de te savoir à l’abri ?

Tu avais rassemblé tes affaires, mis de l’ordre dans la chambre. Et tu franchis la porte sans te retourner.

En descendant l’escalier, tes yeux iraient sur Varou dans son cabinet. Il y était, tout au fond, le dos tourné. Un cafard dans son bocal. Avec sa bouderie Varou voulait te jeter à la gueule qu’il se régalait déjà à l’idée que tu vides les lieux. Mais aussi que tu sois rendu à la capitale. Où t’attendait le pire comme c’était toujours avec cette ville qui faisait baver Martha. Car on saurait trouver des raisons pour te coller au trou, qu’il devait penser.

Martha était sur ses tables. Elle astiquait nerveusement. Tu lui demandas la note. Elle finassait pour te soustraire à son regard. Un moment surgit dans ses yeux l’éclair d’une douleur. Ses gestes rapides et embarrassés, ses mots murmurés à fleur de bouche, tout sonnait lourd en elle un air de condamnation. Ses joues pâles rendaient tragique et forcé son sourire d’adieu. Elle s’essuya avec son tablier et te tendit une main. « Tout ira bien, dit-elle. Tout ira bien. Soyez sans crainte… » Elle savait que Varou avait une oreille dans la salle du café. Et même un œil, si habile qu’il était à jouer des miroirs. La main de Martha dans la tienne, souple et soumise dans la tienne dure et décidée… « Oui, tout ira bien, je le crois aussi… » Et tu filas vers la porte.

La route poussa aussitôt dedans ses bruits de fuite et de moteur.

Gabo piétinait près du véhicule de la police. Ferme comme un bourreau qui va trancher sa victime. Il serait seul à t’accompagner. Un chauffeur était déjà en place.

« Pas de regret ? demanda Gabo. Regarde une dernière fois ces lieux où tu as semé la mort et la discorde.

– Pauvre cabot de Gabo, » tu lui rétorquas.

Gabo ouvrit la portière, l’œil mauvais.

« Entre ! grogna-t-il. Cabot, hein ? Eh bien, le cabot va t’en faire bouffer du chien enragé. »

Martha se tenait sur le pas de sa porte. Elle se triturait les mains, avait des larmes.

« Fais pas l’éplorée, ma cocotte ! lui fit Gabo. Si encore il en valait la peine, ce petit émeutier sans couilles. Le temps de lui régler son compte et je reviens te faire la grande vie… »

Des mots en l’air, Gabo en semait à la pelle. Mais derrière, les sales coups qu’il fomentait en douce, il les tenait bien en laisse. Pendant un temps, il vous embrouillardait jusqu’à l’heure voulue pour vous harponner. Avec lui, Martha pouvait toujours attendre de la voir, sa capitale. Gabo avait bien eu dans ses comptes de se la faire in situ, mais tu l’avais coiffé au poteau. Maintenant, il te ferait payer sa défaite, et cher. Comme il t’avait sous la main, durant tout le voyage, il allait t’en mettre plein la gueule. Il te rabaisserait au plus bas. Et si tu t’avisais de le contrarier, il n’hésiterait pas à te trouer dans un coin perdu à l’écart de la route. Son chauffeur lui étant acquis. Il suffisait de s’arrêter et sous prétexte d’une pause pipi, il te saignerait derrière un fourré comme un mouton. Car il était bourré de hargnes. Des nœuds jamais défaits dont sa tête était pleine. Le genre de cerveau à faire les meilleurs flics. Obéissants, sadiques, brutaux, dominateurs. Mais toi, ses manigances te banderaient contre lui encore plus. Fini de jouer profil bas. Tu lui rentrerais dans son lard. Tu lui ferais vomir ses balourdises à cette ganache.

Vous rouliez à la puanteur de la capitale, droit sur l’usine de caoutchouc. La grande montagne sur la gauche, tu la voyais alerte et claire. Les peupliers, déjà tous montés en feuilles, formaient des torches émeraude ici ou là dans la plaine. Gabo remplissait son coin de ses deux jambonneaux. Sa chair tendait la toile de son pantalon. Pour peu elle l’aurait fait craquer. Comme il dégageait son air, son ventre se gonflait et dégonflait à mesure. Il avait posé sa casquette sur le siège entre vous. Quelle bouille de bœuf il faisait avec son œil inerte et ses larges trous de nez !

Le chauffeur, c’était un dodu de la même étable. Un flic à Gabo, c’est grand et c’est gros. Comme la route filait droit de droit, ça ennuyait le monsieur. Il avait inséré une cassette. Une rengaine d’Américaine qui sonnait exotique sans qu’il comprenne un mot. Elle éructait sur des roulements de grosse caisse.  People have the power… People have the power… People have the power…  Comme ça, répété à tue-tête. Et d’une voix tellement acide, que le bovin sortit de sa passivité.

« Tu n’as pas mieux que ces bruits d’énervés ? finit par lancer Gabo au conducteur.

– C’était pour chauffer l’ambiance, dit l’autre. Comme vous parlez pas.

– Tu n’as pas de la musique à nous ? De celle qui va avec ce genre de paysage. Avec notre pays, je veux dire.

– Celle qui convient à notre pays, tu lui dis à Gabo, c’est justement l’américaine.

– Et pourquoi ça ? fit Gabo.

– Pourquoi ça ? Mais vous ne connaissez pas l’anglais ? People have the power. Voyons ! People have the power.

– Traduis ! Je n’ai jamais été très bon en anglais à l’école.

– C’est pour cela que t’es devenu flic. Et que tu t’es fait ton lard… »

Gabo eut un spasme d’étouffement.

« Tu veux que je t’écrase, petite mouche ? Là, dans cette voiture, fit-il.

– People have the power, Gabo.

– Et ça veut dire quoi ?

– Ça veut dire quoi ? Tu veux vraiment le savoir ?

– Je le veux. Et comment ?

– Ça veut dire les gens ont le pouvoir. Le pouvoir de rêver, de se prononcer, de lutter dans un monde de fous… Voilà ce que ça veut dire… »

Gabo ne tenait plus en place. Un feu lui mordillait le cul. Il baissa la vitre pour prendre une bouffée d’air. Et comme vous étiez encore dans la campagne, c’est comme un pet de bouse qui pénétra dans la voiture. Il remonta aussitôt la vitre.

« Toi, cria-t-il au chauffeur, tu vas me jeter cette cassette sur la route. Retire-là ! Allez ! Exécution ! »

Le type fit cracher la cassette à son appareil. Et la jeta comme avait dit Gabo.

«  Est-ce que je savais ? dit-il d’une voix basse. J’aimais bien cette musique. Je l’avais prise à mon fils…

– Une cassette à ton fils ! Tu veux en faire un émeutier de ton fils ? lui lança Gabo. Tu veux qu’il se fasse flinguer comme au premier mars ?

– Que non, chef ! Un émeutier ? Jamais. »

*

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LAO ( roman, 44)

Filed under: ECRIT EN COURS — denisdonikian @ 4:50

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LAO ( roman, 44)

*

 

 

34

Lao couché en sa dernière nuit.

Il avait gardé les rideaux ouverts. Creusée dans le noir du plafond, une large plaie de clarté blanche. Ce lampadaire penché sur la route.

Brusquement, il entendit couiner le bois de l’escalier. Une marche qu’on devait écraser. Comme à contrecœur… Et une autre… Et d’autres grincements qui s’approchèrent. Qui cessèrent bientôt. Puis on gratta sur sa porte. Qui d’autre que Martha ?

Lao ne bougea pas. À quoi bon ? Puisque l’affaire était entendue. Il rejoindrait la capitale. Un lieu précis de la capitale où se traitaient et maltraitaient des cas précis. Non pour retrouver Donara. Ni pour siroter sur les terrasses. Ce qui l’attendrait serait tout autre chose… Des examens en série, un processus d’humiliations, une litanie de petits meurtres pour lui faire oublier le goût de la désobéissance à ceux qui sont la loi et le royaume…

Martha, il avait la saveur de sa bouche sur la langue, la chaleur de ses formes qui lui brûlait encore les paumes. Il lui suffisait de sauter du lit. Ouvrir la porte, c’était à coup sûr l’avoir. Mais il serrait les dents et fixait la clarté blanche sur le plafond.

Puis de nouveau les grincements du bois, mais qui, cette fois, s’éloignaient.

Il attendit que retombe le silence dans la maison.

Il se rendit à la fenêtre.

À l’aplomb du lampadaire, un bout de voiture blanche luisait sous la clarté, blanche elle aussi. Une voiture de police. Prudent le Gabo. Il avait mis ses hommes en faction. Craignant que sa proie ne lui échappe.

Lao revint s’étendre.

La lumière au plafond semblait veiller sur lui.

Une paix lui vint douce et franche.

Elle le prit sous son aile. Et il laissa monter du fond ses propres obscurités.

26 octobre 2017

LAO ( roman, 43)

Filed under: ECRIT EN COURS — denisdonikian @ 9:18

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LAO (roman, 43)

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( Photo Denis Donikian, copyright)

33

Au terme de ton chemin, Gabo t’attendait de pied ferme près de sa jeep.
Il triomphait avec sa mine de chasseur toisant sa proie. Mais il ignorait que tes rêves t’étaient revenus. Qu’ils infusaient déjà ton sang pour vivifier les moindres recoins de ta chair. Et qu’ainsi ça te bandait. Et que ta tête de chien égaré, avec quoi il s’offrait des airs d’aspirant commandeur, tu ne la lui mettrais pas sur un plateau pour qu’il lui crache dessus.

« Maintenant, le temps est venu de te mettre à table, te lança-t-il.

– Quand vous voudrez. Et où vous voudrez. C’est vous le chef. Et je suis votre démon.

– Et comment, c’est moi le chef ! Mais d’abord, qu’est-ce qu’il faisait avec toi, l’homme aux fleurs ?

– Avec moi ? Derrière moi plutôt.

– Avec ou derrière, c’est la même chose. Sans compter que c’est toi qui l’as entrainé au pied du Dragon. Tu n’ignorais pas qu’on vous tirerait dessus comme des lapins.

– Ce jour-là, il y avait du brouillard, vous le savez bien… Et j’ai marché tout droit dans le brouillard.

– Tout droit, hein ? Et dans le brouillard… Tu as d’abord suivi le chemin et brusquement tu en es sorti. Pourquoi ?

– Je n’étais pas dans un état normal. Je ne pensais à rien de précis.

– Facile à dire. Mais encore ?

– Il ne vous est jamais arrivé d’être dominé par un chagrin ?

– Jamais. Quelle drôle d’idée !

– Quand vous apprenez, par exemple, qu’un ami vient de vous trahir…

– Tout le monde trahit tout le monde. C’est comme ça. Et toi comme les autres. Mais ça ne me dit pas pourquoi tu es allé te coller au Dragon.

– Qui peut le savoir ? Si je n’avais pas appris que Gollo jouait dans mon dos un autre jeu que celui qu’il affichait, l’homme aux fleurs serait toujours vivant. Et si je ne vous avais pas connu. Et si je ne m’étais pas arrêté dans ce patelin… Et si le gosse qui pleurait dans le minibus ne m’avait pas agacé… L’homme aux fleurs serait encore parmi nous.

– Et si tu n’étais pas entré dans ce minibus… Hein ! Dis-moi ! Pourquoi as-tu pris ce minibus, justement celui-ci ? Pour fuir, n’est-ce pas ? Et qu’est-ce que tu fuyais comme ça ? Surtout après ces événements du premier mars  qui ont pourri le climat de la capitale ? Hein, dis-moi un peu !

– Et si vos acolytes n’avaient pas tiré sur les manifestants dans la capitale, l’homme aux fleurs n’aurait jamais été tué ici comme un lapin.

– Pourquoi le type du mirador l’a abattu lui et pas toi, alors ? Hein, dis-moi ça !

– Parce qu’il a sorti une cigarette et qu’il l’a allumée. Le soldat moustachu a visé dix centimètres au-dessous de la flamme. Pensant peut-être que c’était moi.

– Donc, s’il n’avait pas fumé… Mais où prenait-il l’argent, ce pouilleux, pour s’acheter des cigarettes ?

– Peut-être bien que c’est le mépris qu’il rencontrait dans les yeux des gens qui le poussait à fumer. L’amour qu’on ne lui donnait pas… Martha devrait vous éclairer sur ce point.

– Martha… Martha… Elle n’a rien à y voir, Martha !

– Rien ? Pas si sûr. C’est quand même elle qui lui a demandé de me suivre.

– Pour te sauver.

– Me sauver ? Mais de quoi ?

– Est-ce que je sais ? Elle avait besoin de te sauver, c’est tout. L’homme aux fleurs l’avait déjà fait une fois le jour où Varou t’avait bouclé dans la fosse. Elle a dû penser qu’il pourrait le faire une seconde fois, ton ange gardien.

– Mon ange gardien… Et maintenant je ne suis gardé par personne. Sinon par vous.

– Est-ce que ça se remplace, un ange gardien ?

– Qui sait ?

– En tout cas, il y a eu homicide involontaire.

– Mais je n’ai tué personne.

– C’est bien ce que je dis : involontaire…

– Excellent prétexte pour me neutraliser, n’est-ce pas ?

– En tout cas, je te rends à la capitale. Et avec un peu de chance, tu m’auras pour accompagnateur. Et sans doute pour pas mal de temps.

– C’est ce que vous avez toujours voulu, quitter cette brousse.

– Je ne fais que mon devoir. C’est tragique, mais c’est comme ça. Que mon devoir.

– Et si je fuyais là, maintenant ?

– Tu crois ça, que je ne te rattraperai pas ? Tu te trompes.

– Je n’en ai nulle envie. Au contraire. Moi aussi je veux rentrer. Après tout, je serai plus utile dans la capitale que dans ce puits plein de cafards.

– Plus utile ?

– Je veux dire pour que des gars comme l’homme aux fleurs ne se fassent pas trouer bêtement. Les vrais auteurs de ce meurtre, il faut qu’ils rendent des comptes.

– Quels vrais auteurs ?

– Ceux qui sont au commencement de la chaîne. Les premiers qui ont conduit à ce malheur…

– En attendant, on reste sagement dans sa chambre. Nous partirons demain matin à l’aube. On dit que ce sera une belle journée. Comme celle-ci.

– Oui, comme celle-ci… »

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Brèves de plaisanterie est encore disponible au prix exceptionnel de 10 euros port compris ( 13 euros, port compris après le 1er novembre 2017). Libellez votre chèque à DONIKIAN et adressez-le à Denis Donikian, 4 rue du 8 mai 1945, 91130, Ris-Orangis, sans oublier votre adresse d’expédition. Merci.

 

 

LAO ( roman,42)

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Lao ( roman, 42)

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32

Des larmes t’étaient venues. Tu t’en rendis compte avec tes premiers pas sur le chemin du retour… Tu pleurais comme te l’avait dit la femme enterrée. Car tes larmes étaient d’un enfant, le troisième à chialer comme les autres, celui qui en toi-même ne s’était jamais éteint. Des larmes… Des larmes venues sous la poussée de pensées noires. Une marée de boue qui te serait montée au cerveau. Comme une mélancolie qui fait boule et brusquement déborde et fait pleurer. Même si la mort de l’homme aux fleurs avait brutalement desserré ton asphyxie. Et fait retomber ta rage d’avoir été floué par Gollo. Et dégonflé ta haine d’un pays embourbé dans sa pourriture… Et maintenant ne te restait que cet ennui d’avoir à vivre encore ne sachant où ni comment… Vivre au gré de tes organes ? Ou vivre en ajoutant du vif ardent à ton existence ? Une lassitude que c’était devenu tout ça, un sourd coma, une torpeur. Ce fond de merdier tout gluant de détresse… Vous n’aimez pas la mort qui menace. Mais pas la vie non plus qu’il vous faut encore vivre…

Ainsi te dévoraient questions sur questions mêlées au ranci du remords. Cette mort au terme d’un infini de signes, les uns aux autres enchevêtrés, du plus obscur au plus lisible, et pressés contre toi jusqu’à faire tout voler en éclats… Depuis l’arrogance au plus haut du pouvoir jusqu’aux humiliations pratiquées par les petits chefs sur les uns et les autres, tous insectes, tous cafards… Par les sans scrupules, les rogues, les gros, les fiers, les fats… Des gens d’un même pays, s’ignorant les uns les autres, mais acteurs, à des degrés divers, du désordre général, tous Gollo, tous Varou, tous Martha, Gabo et toi-même, acharnés uniment sur l’homme aux fleurs jusqu’à ce qu’il s’écrase et, sans un cri, qu’il tombe…

C’était ton tour de passer maintenant sous l’ombre du combattant. Sous sa gueule de l’ancêtre vaillant par le cœur et l’audace. Mais trop bronze pour être cru. Si légendaire qu’il ne t’inspirait rien. Rien pour te convertir à la nécessité de vivre en conscience dans un pays qui n’en avait plus.

Les feuilles faisaient de petites mains aux plants des vignes. Et leur vert saupoudré sous l’effet des premières chaleurs, maintenant gagnait en force. C’était un incendie silencieux aux mouvements imperceptibles. Et bientôt ce serait une mer remuée par le vent. Du fond de son champ, le vieux paysan te lançait des saluts. Avec une joie d’enfant. Sa vigne lui donnait tant à jouir à cet homme ! Elle mûrissait en lui autant qu’il habitait en elle. Entés l’un sur l’autre en un coïtus étrange et poétique. La terre rendait sa réponse, toujours somptueuse, à qui savait la courtiser. Car Dieu sait qu’il le bichonnait son petit arpent de pays, le vieux paysan… Et le raisin viendrait après les feuilles, longtemps après. Il fallait l’attendre pour ça.

Ainsi, à force de te river sur cette révélation, d’autres larmes te vinrent, mais du genre extatique. Désormais, impossible de te laisser couler… Pas vrai ? Car alors toute la terre s’abîmerait derrière ta propre perdition. Déjà les autres, qui pataugeaient dans le naufrage, ils te poussaient à sombrer avec eux. Des mots pour t’agripper, ils en avaient. Pour te tirer à eux et que tu plonges au cœur de leurs ténèbres. Dans le fond, seul émergeait intact le combattant de bronze. Du sang fort coulait en lui, qui l’empêchait de se défaire. Du sang à produire du neuf, à créer du vrai… «  Debout, Lao ! » te murmurait ton père pour t’aider à combattre la tyrannie ordinaire des peurs et des désespoirs.

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A patir du 1er novembre,

Brèves de plaisanterie

sera à 13 euros au lieu de 10.

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24 octobre 2017

LAO ( roman, 41)

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31

L’enterrement de l’homme aux fleurs, ce fut pour tous un embarras. On ne lui connaissait pas de nom véritable ni de domicile. Sans compter qu’au moment de sa mort, il ne portait sur lui aucun papier. Seulement des pièces de monnaie. Ses poches en étaient pleines. On eut beau interroger des gens, on était dans le cirage bien qu’il fût partout mais sous l’indifférence de tous, étranger comme une bête errante… Et sa vie passait tellement inaperçue qu’il avait perdu toute réalité… Pour autant, qui pouvait accepter qu’on abandonne son corps au vent et à la terre ? On le mit au frais dans une annexe du couvent. Gabo fit constater le décès par le médecin de la cimenterie et rédigea son procès-verbal. C’est lui-même qui commanda le cercueil. «  Du bois, dit-il à un bricoleur du coin. Rien que du bois. Une croix dessus, mais pas de taffetas dedans. C’est moi qui paye… »

Il fut convenu que l’homme aux fleurs serait enterré dans le cimetière du village avec un service funèbre minimum dit par le Père Soghomone. Or, ce jour avait un beau ciel et un groupe de choristes était descendu en car de la capitale avec l’intention de chanter dans l’église en hommage à l’Illuminateur. Le cercueil était posé ouvert au pied de l’autel. Varou, Martha, Lao et Gabo l’entouraient en attendant le Père Soghomone pour la cérémonie. Non loin se tenaient quelques villageoises dont une jeune gravide qui se caressait le ventre.

« Que veux-tu, disait l’une. C’est à peine si on arrive à joindre les deux bouts. Il n’y a pas de travail. Mon aîné est obligé de travailler à faire du pain dans la capitale. Le reste du temps, il dort. Et voilà plusieurs mois qu’il n’est pas rentré, faute d’argent pour le voyage… » Une autre répliqua : « Chez nous, c’est nous qui faisons le pain. Sinon ça nous fait trop cher. D’ailleurs, l’essentiel de ce que nous mangeons est à base de farine et de sucre. L’hiver on dépense plus. Comme tout le monde cherche de quoi se chauffer, on trouve peu de choses. Et sans chauffage, nos enfants sont constamment malades… »

Maintenant, celui qu’on appelait l’homme aux fleurs reposait dans sa caisse de bois avec les vêtements qu’il avait portés le jour de l’accident. Pour dissimuler sa blessure, Martha avait remplacé par l’une de ses écharpes celle, trop chargée de sang, de Lao. On avait tendu ses jambes et disposé ses bras le long du corps pour qu’il ne donne pas une piteuse impression de recroquevillé. Et sur son air de crucifié tout juste descendu de la croix tombait du ciel une paix mélancolique. Une paix d’ailleurs, trop surnaturelle pour toucher ceux qui avaient côtoyé le malheureux de son vivant. À commencer par Martha qui avait du mal à se maintenir sur ses jambes. Son visage, qu’elle n’avait pas fardé, n’était plus qu’un masque aux traits lourds, aux yeux à fleur de larmes. Varou s’était retiré derrière l’opacité de ses lunettes tandis que Gabo conservait une attitude conforme au militaire sanglé dans son devoir. Quant à Lao, glacé, figé, habité par l’effroi, il regardait sans voir et n’avait plus d’oreille pour les bruits extérieurs.

Le défunt étant resté anonyme, le Père Soghomone fut d’abord embarrassé pour l’évoquer dans la prière qui le confierait aux mains de Dieu. Mais tandis qu’il récitait son De profundis, d’inventives périphrases vinrent miraculeusement fleurir dans sa bouche : « l’homme qui est là », « l’homme que nous enterrons » ou « l’homme que nous t’implorons d’accueillir »… Même l’inattendu « fils de l’homme dont la mort nous juge »… Et alors qu’il terminait sa litanie en la muant en aria d’imploration, un autre s’éleva spontanément de la bouche des choristes. Poussées uniment vers les hauteurs de la voûte, ses résonances, tantôt enveloppantes et tantôt ailées, se décomposaient sur les gens en pluie de grâces, vivifiant les sens et baignant le cercueil. Tous qui étaient là autour du mort en cette église, saisis par les intonations du chant, mariaient leur âme aux pierres en un mystère d’alliance pur et puissant. Puis, le silence retombé, les hommes de Gabo s’approchèrent pour porter le cercueil jusqu’à la jeep.

Le cimetière n’était pas très loin. Varou, Martha, Lao et le Père Soghomone prirent place dans une voiture de la police conduite par Gabo. Les véhicules roulèrent au pas dans un air infusé de clarté blanche et or, au pied des grandes neiges de la montagne. Son ombre traversant le chemin, le combattant caressa au passage l’homme aux fleurs à découvert dans sa boîte. On posa le cercueil près du trou et les jeunes policiers ajustèrent le couvercle. Les coups de marteau sur les clous éclataient sur la plaine, traversaient l’enclos du Dragon et en revenaient pour s’éteindre en se disséminant. Après avoir dit une rapide prière, le Père s’en fut avec Gabo. Varou prit seul le chemin du retour. Martha déposa des violettes sur la terre fraîche et resta un temps les yeux dans le vague avant de rentrer. Lao regarda longuement les policiers déverser la terre sur le cercueil, attendant jusqu’au bout que le trou soit rempli. Un petit vent vint souffler sur le sol et souleva une fine poussière.

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LAO ( roman, 40)

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(LAO ( roman, 40)

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( photo Alain Barsamian, copyright)

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30

Écrasé et suffoquant, tu t’étais jeté hors de la chambre. L’infernal bazar des questions sans réponses te broyait les nerfs. Et Martha prise au dépourvu… Elle te criait de rester. Mais tu étais déjà dans les escaliers, à débouler pour échapper à une suffocation. Au passage, tu remarquas Varou dans son cabinet. L’œil mauvais, avec son sale air de hyène cynique… Et déjà les pas claquaient de Martha sur les marches. Tu franchis la salle du café, poussas la porte. Et devant toi, brusquement le monstre irrité de route. Par chance, à ce moment-là, aucune voiture pour t’empêcher de traverser vite…

Une brume sale saturait le jour.

Martha, debout devant son café, s’arrachait la gorge à crier ton nom. Mais des roulements de voiture lui hachaient la voix. Et tu t’éloignais à pas de fou sur le chemin. Puis tournant la tête, tu vis Martha qui tirait l’homme aux fleurs par la veste, puis le poussait sur la route. Tu compris ce qu’elle lui avait demandé. De te suivre, de te rattraper à tout prix. Tu accéléras le pas. À mesure que tu avançais, la brume faisait masse contre tes yeux. Elle avait déjà englouti la montagne. Tu t’enfonçais dans un gris humide et froid. Qui cherchais-tu à détruire ? Car tu avais le dépit meurtrier. Ta rogne, tu voulais la vomir rien qu’en plongeant dans cette chose qui masquait tout… Derrière, incessants, les appels de l’homme aux fleurs. Sa voix lancée pour te retenir tandis que la grisaille l’assourdissait. Hurlé, hululé, ton nom se noyait dans le cotonneux. Et tellement le spongieux du vide te ventousait à pleine force. Une aimantation incertaine là-bas venant de l’inconnu…

Tu commençais à perdre ton souffle. Tes jambes devenues flasques sous le poids de cette révélation ironique : Gollo s’était mêlé aux opposants pour mieux les abattre. Pour donner plus de pouvoir au pouvoir. Et toi, à ses discours, à ses racontars, à ses bobards, tu avais cru, tu avais accroché. Pauvre gogo ! Pitoyable gobeur de baratin ! Impropre à changer les choses de ce pays. À faire que les marmiteux se remplument. Que les nababs ne jouent plus les rogues. Que les fortunes soient décentes. Enfin, qu’il y ait de la compassion dans les cœurs… Compassion ! Compassion ! Compassion ! Voilà ce que tu aurais dû proposer comme programme. Compassion obligatoire pour tous, par tous… Car avec la compassion le pays aurait viré au miel. Il aurait changé de route. C’est sûr.

Tu avançais… Avançais sans trop savoir… Dans une incertitude qui te jetait loin. Impossible de dire si tu avais déjà dépassé la statue du combattant et le monastère. Tellement rien ne t’apparaissait plus. Ni le village, ni les arbres. Mais l’homme aux fleurs à tes trousses te gueulait qu’il fallait maintenant rebrousser chemin. Qu’aller par là où tu t’étais engagé, c’était rencontrer le Dragon à coup sûr. Et alors ? Tu t’accrocherais à ses grilles, bien exposé pour qu’il crache son feu sur toi.

Le gris des brumes tantôt s’épaississait, tantôt s’ouvrait en zones claires. Et par moment, des choses surgissaient, vagues ou franches. Les vignes du vieux paysan, des cimes de peupliers, des bouts de mirador ou des bribes de monastère sur ta droite. Puis tout sombrait de nouveau en un clin d’œil. Comme effacé définitivement. Dévoré par les vapeurs qui se mouvaient au gré des instabilités de l’air.

Et voilà que brusquement tu te trouvas le nez sur le Dragon. Les barbelés s’enfonçaient dans le brouillard. Il aurait suffi d’une trouée dans le ciel pour que du mirador s’aperçoive ta silhouette.

L’homme aux fleurs venait de te rattraper. Il te mit la main sur l’épaule. « Reculons ! dit-il. Ça peut cracher à tout moment. » Et il sortit une cigarette, la mit dans sa bouche, puis actionna son briquet. La petite flamme lui éclaira le visage à mesure qu’il l’en approchait. Alors l’air se déchira d’un coup sec et se remplit d’un éclair vaste et brutal. Faisant exploser le ventre des brumes. Et l’écho parti vers la montagne en retourna aussi vite pour s’écraser dans la plaine et traverser la route, faisant trembler les corps et s’envoler les oiseaux réfugiés dans les arbres. Puis aussitôt après, le même silence. Mais glacé. Plus dense qu’avant l’éclair. Et qui de nouveau infusait les brumes tandis qu’elles se reconstituaient.

Tu vis alors que l’homme aux fleurs s’était écroulé. Qu’il saignait abondamment d’une plaie qu’il avait au cou. Affolé, tu l’étais. Baissant l’échine, tu bouchas la trouée avec ton écharpe, puis tu tiras le corps mou du malheureux vers l’arrière.

Tu pleurais. Tu pleurais dans ta propre bêtise. Sanglotant et perdu, une loque, un esprit abandonné tant la mort brusquement était autour de toi partout…

Alors tombée du ciel vint une clarté blanche. Et le mirador t’apparut avec son vigile tourné vers toi. Il te semblait si proche. Tu reconnus sa grosse moustache. Il tenait son arme, le canon vers le haut. Il semblait chercher des yeux quelque chose, là même où il venait de tirer.

Des minutes passèrent. Jusqu’au moment où tu entendis un vague bruit de moteur. De plus en plus pressé d’arriver sur toi.

Une jeep s’arrêta. En descendit Gabo. Seul.

«  Aide-moi à le porter dans la voiture, dit-il. Et cesse de chialer comme ça !»

L’homme aux fleurs semblait entré dans des songes. Mais comment savoir si lui restait encore un peu de vie derrière ses paupières closes ? Ou peut-être s’était-elle déjà retirée ? À cause de ce bout de métal qu’on lui avait planté dans le corps. Comme on fait quand on veut tuer…

« Monte ! t’ordonna Gabo. Et maintenant, va falloir causer tous les deux… »

La jeep fit demi-tour et se remit sur le chemin pour rentrer.

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Brèves de plaisanterie à 10 euros

jusqu’au 1er novembre.

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22 octobre 2017

LAO ( roman, 39)

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LAO ( roman, 39)

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( Photo Denis Donikian, copyright)

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29

C’étaient des images de foules brûlantes, bien séparées d’abord de la horde harnachée des matraqueurs. À leur visage dur, on sentait que les antiémeutiers n’attendaient qu’un ordre pour frotter leur échine aux braillards. Mais le moment était saisi où ils se jaugeaient les uns les autres. Des chiens en arrêt qui fixaient leurs proies frénétiques. Une étincelle aguicheuse d’incendie planait dans l’atmosphère… Plus au fond, on voyait les exaspérés, épaule contre épaule, gueule ouverte et bras levé. Ils débondaient leurs rages qu’on imaginait en mots brefs et bruts contre l’équarrisseur de leur volonté. Ils s’époumonaient à clamer qu’ils auraient sa peau…

Lao se repassa tout ce cirque jusque tard dans la nuit, rien qu’en parcourant les clichés parus dans le journal. De fait, il ne cherchait rien d’autre que Gollo, tantôt dans la cohue, tantôt parmi les chefs. Mais le faciès de l’ami harangueur ne s’y trouvait pas. Son Gollo n’apparaissait nulle part.

Le lendemain, il finissait de s’habiller quand on frappa à sa porte. Une suite de coups tapés sec sur le bois, pareille à aucune autre. À peine entrée, Martha afficha un regard trouble, creusé par d’intenses interrogations. Du genre à se demander comment s’y prendre pour déchirer en douceur quelque chose qui devait l’être.

« Ton Varou, lui lança Lao, hier il m’a coincé dans la fosse pour me faire la leçon.

– Ça m’a été raconté, tu penses bien. Il mijote très fort ces temps-ci. Et quand il se colle à un sale coup, c’est en technicien. Je le vois. Ça se passe derrière ses yeux. Il fait bouillir sa marmite de sorcier.

– Et ce journal ? Qu’est-ce que tu voulais avec ça ? Me faire mal toi aussi ?

– Je savais que tu y chercherais Gollo. Mais tu ne l’as pas trouvé, n’est-ce pas ? Et pour cause…

– Qu’est-ce que tu as appris ? Mort ? Non. Il ne fait pas partie des dix cadavres. Mais peut-être des non déclarés…

– Au contraire, bien vivant. Mais qui sait si ça ne va pas te tuer ?

– Comment ça ?

– Ce que je vais te dire…

– Eh bien, dis-le !

– Gabo m’a parlé. Pas pour m’être agréable, mais en sachant que je te transmettrais sa confidence. C’est que lui aussi, il a son idée te concernant.

– Lui aussi est contre moi… Il m’a à l’œil. Ce n’est pas nouveau.

– Disons plutôt que grâce à toi il compte faire avancer ses pions.

– Il l’a retrouvé, Gollo ? Dis-moi ! Dans les locaux de la police, c’est bien ça ?

– C’est bien ça. Seulement, pas du bon côté de la table…

– Pas du bon côté ?

– Le type qui ne veut pas qu’on touche à ta personne… C’est Gollo. »

Lao était dans la confusion. Martha lui pilonnait la tête avec ses mystères. Soit elle avait des intuitions et elle pythonissait pour l’embrumer. Soit elle avait des informations fiables et se mordait la langue pour lui épargner une crise de nerfs. Ou bien elle attendait un peu pour voir. Histoire de marchander sa fuite avec lui… Mais Lao, pressé de tous côtés, par Gabo, par Varou et par Martha, n’avait pas les bonnes oreilles pour entendre.

«  Ton Gollo, finit par lâcher Martha, il dansait avec vous, mais il se mettait à table avec la police. Tu entends ce que je dis. Fais pas le bébé qui regarde sans voir. Ton Gollo… Il sous-marinait à mort pendant vos manifestations. Et si tu n’as pas reçu plus de coups, c’est lui que tu peux remercier. Et si on t’a laissé prendre le minibus, c’est encore grâce à lui. Et si Gabo n’a toujours pas fait une bouchée de toi, c’est bien que quelqu’un l’a mis en garde. Mais crois-moi, il doit se chercher d’autres appuis. Gabo ne laisse jamais filer une proie. Et c’est pas ton Gollo qui l’empêchera de te mettre le pied dessus pour qu’il monte en grade.

– Tiens ta langue ! lui jeta Lao. Tu perds la tête.

– Prends-le comme tu veux ! Mais bouge-toi tant qu’il en est encore temps. Et tout de suite. Si tu ne tiens pas à être rattrapé par Gabo.

– Partout où j’irai, j’aurai toujours un Gabo au collet.

– Sauf dans la capitale… Dans la capitale, on peut se noyer.

– Détrompe-toi. La capitale se résume à deux ou trois rues où tout le monde finit par se croiser.

– Prends-moi avec toi ! Ne me laisse pas croupir dans cette cave !

– Si j’étais encore fréquentable. Mais avec moi tu n’aurais plus de vie. Tu cherches la lumière, et je ne suis qu’un cafard. Cette femme avec qui j’étais en sait quelque chose. Je suis un homme fatigué, Martha. Fatigué, tu m’entends ? J’ai du mal à me remettre. Et là où je suis tu ne peux pas me remonter. Ce pays ne me convient plus et tout le reste du monde où je voudrais aller, on nous l’interdit… Gollo. Tu dis qu’il… Tu mens. Il est des nôtres. Tu mens ! Tu mens ! Tu mens ! Tu me veux tout entier à toi, c’est ça ? Et que je serve tes lubies ? Gollo n’a pas pu faire ça ! Si lui aussi… Alors plus rien n’est possible. Rien…

– Quelque chose est possible. Quelque chose toujours doit l’être.

– Rien de bon ne peut naître dans le noir. Nous sommes nés dedans. Dedans ! Dans le noir je te dis ! Et maintenant Gollo… Lui aussi. Mais je n’en veux pas de son aide ! Qu’il la réserve aux siens, pas à moi !

– Partons ! Là, tout de suite…

– Là tout de suite… Rejoindre la capitale ! C’est ça ? M’étourdir ? M’écraser et m’étourdir… Et tu m’en crois capable… »

Et Lao vint se coller à Martha. La vie lui manquait. Tellement que ça lui donnait des spasmes. Et le cou de la femme lui était bon. Bon et chaud par le sang de la vie qui coulait en elle… Il se blottissait dans cette chaleur et s’y noyait comme en sa mère. En sa chair il voulait se fondre. S’y enfoncer pour ne plus rien entendre. Cette voix de Gollo rugir sur les tribunes. Et perdre le nom de celui qui s’était révélé d’une autre foi que la sienne… Une foi sourde et aveugle… Prête au pire pour la faire triompher… Il serra son visage contre la joue de Martha et elle, Martha, accueillit de ses mains sa tête confuse et martelée. Elle en oubliait ses obsessions, laissant se réveiller en elle une tendresse trop longtemps recluse. Lao brusquement lui remuait des obscurités, des intimes, des enfouies de longue date, écrasées sous l’ordinaire des jours. Surprise, elle l’était. Et heureuse aussi de ce retournement. Et en elle se levait une douceur venue d’avant sa rencontre avec Varou et que des contrariétés l’une après l’autre avaient recouverte.

Mais ce Gollo, il était planté là dans cette chambre. Sa voix, Lao ne pouvait se l’arracher des oreilles. Maintenant ça le lancinait d’avoir su. Et il s’enivrait d’injures acérées comme en train de les jeter sur Gollo, le faux, le Gollo qu’il n’arrivait pas à faire mourir.

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10 euros, port compris

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