LAO ( roman, 48 et dernier)
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( aquarelle : Denis Donikian)
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Ce quartier, le plus éloigné du centre-ville, semblait le plus désert. On y marchait en solitaire tellement on était à distance de tout. Peu de gens sur les trottoirs. Les autobus servaient une seule station ou deux.
Le long des avenues, de hauts bâtiments administratifs, rosâtres ou lie de vin, couvraient contre la vue des immeubles d’habitation tragiques, avec des balcons aussi disparates qu’ils étaient bricolés au goût de chacun et selon sa bourse. Sans parler des linges qu’on mettait à sécher sur des fils tirés jusqu’à un poteau ou accrochés partout où c’était possible.
Le monde commençait à grouiller avec les carrefours. Là où étaient les magasins d’alimentation. La bonne chaleur donnait un air d’été aux déambulations. Elles étaient alertes et insouciantes. Les filles avaient sorti timidement des vêtements plus légers. Les trottoirs s’étaient remplis de petits vendeurs à la sauvette pour de petits bénéfices, avec quoi ils tentaient d’assurer leur quotidien. Des légumes, toutes sortes de bricoles, mais aussi des glaïeuls blancs et rouges, leurs tiges plongés dans un seau.
« C’est bon de retrouver la ville, n’est-ce pas ? fit Gabo. Tiens, mais regarde-moi celui-là ! Ça traverse la rue n’importe comment. Mais prends les passages pour piéton, fils de pute ! Et le policier qui ne dit rien. Il laisse faire… À sa place, je l’aurais déjà verbalisé, ce cul de singe !»
À qui s’adressait-il, Gabo ? À Lao ? À son chauffeur ? Ou peut-être qui sait, à lui-même ? Devant un tel fourmillement de faits urbains, ses instincts prédateurs lui montaient au cerveau. D’ailleurs, il s’était regarni le crâne de sa casquette. Elle précisait sa silhouette policière. Et ça forcerait les passants à la retenue. À ce qu’il croyait.
Le chauffeur ralentit à l’approche d’un carrefour. Puis marqua la pause sous le rouge des feux. Les gens traversaient à la hâte, sachant que les voitures bondiraient sitôt le vert revenu.
Sur le trottoir, un homme soufflait bêtement dans un pipeau. Lao reconnut le papy chauve à la contrebasse. Mais il était si amaigri que son costume lui tombait comme une peau sur un corps dégraissé. Gabo avait baissé la vitre, le son aigu du pipeau s’entendait à l’intérieur de la voiture. Un son continu qui durait autant qu’un souffle de poumons fatigués. Lao remarqua que les doigts du monsieur n’allaient pas chercher les trous, mais restaient figés sur ceux qu’ils bouchaient. Il n’en changea qu’une fois épuisée son expiration pour passer à la suivante. Une petite soucoupe était à ses pieds. Les gens devaient se pencher pour y lâcher leurs pièces. On entendait le cliquetis qu’elles faisaient avant de se poser. Lao fouilla aussitôt dans sa poche. Des pièces, il en avait de toutes les tailles. Il prit ce qu’il put dans une main. « Laissez-moi lui donner quelque chose ! dit-il. » Le vieil homme s’aperçut de son geste et esquissa un mouvement dans sa direction. Mais la voiture venait de démarrer. « Trop tard, fit Gabo en remontant la vitre. Trop tard… »
FIN
2010-2011
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