Photographie de Pascaline Marre, extraite de Fantômes d’Anatolie.
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Personne ne sauve personne de l’acharnement fauve d’un tyran. L’affaire Kavala suffirait à le prouver. Les pétitions, les criailleries, les indignations, les protestations, qu’elles courent les rues ou les chancelleries, sont d’aucun effet sur cette vestale de la flamme nationale, ce propriétaire tyrannique du pays, ce garant de l’horreur patriotique que la conscience absolue de son devoir et de sa vengeance place au-dessus des lois et du droit, et, pour qui l’ignorerait, au-dessus des hommes.
Voilà qui est dit.
Reste qu’un homme est là qui est condamné à subir chaque jour l’humiliation d’un crime judiciaire, dès lors que sa présomption d’innocence n’a pas été respectée. Chaque jour, cet homme se liquéfie en prison et tous ses amis, sympathisants ou défenseurs qui désespèrent de le savoir en prison désespèrent chaque jour de perdre de vue les affres et les déchirements que lui valent les turpitudes de son pays. Et ils pleurent de savoir cet emprisonnement autant qu’ils ignorent au plus intime ses souffrances de victime. Mais ils finiront par se lasser de trop savoir ce qu’ils savent et de trop ignorer ce qu’ils ignorent. Leur quotidien dévore leur indignation, et leur indignation est dévorée par la peur de la répression, tandis que ce même quotidien est une humiliation qui se rappelle en permanence à la conscience du prisonnier.
De fait, le jeu du tyran est de transformer le quotidien de sa victime en enfer permanent. Et le but de ce même tyran est même de la pousser à se liquéfier chaque jour davantage jusqu’à sa disparition complète.
Pour protester, le prisonnier n’a d’autre recours que celui d’une grève de la faim. Qu’à cela ne tienne ! Le tyran n’attend que ça, que son prisonnier soit responsable de sa propre mort.
Pour exemple, entre mille, celui d’Ebru Timtik, avocate turque de 42 ans, qui ne pesait plus que 30 kilos après une grève de la faim de 238 jours, et qui est morte le 27 août 2020, dans un hôpital d’Istanbul, pour avoir réclamé «un procès équitable» après sa condamnation à treize ans de prison pour «appartenance à une organisation terroriste ».
Cette accusation d’ « appartenance à une organisation terroriste » constitue d’ailleurs un commode fourre-tout dès lors que les contours restent arbitraires tant le moindre déplaisir éprouvé par le prince peut vous valoir condamnation. D’ailleurs, tout citoyen qui se réclame comme défenseur des droits humains subit aussitôt par le dictateur sa traduction mentale en terroriste. C’est que à toute question sur le droit, le dictateur répond à l’envers. Pour Erdogan, l’autre est un terroriste, pour Poutine l’autre est un nazi. De fait, à leurs yeux, le « terroriste » chercherait un renversement des institutions, alors qu’il ne réclame que l’application des droits inscrits dans la Constitution du pays. Mais le prince se prévaut de son devoir sacré de sauvegarder la patrie pour qu’à la moindre alerte il substitue sa loi au droit. Or, cette prééminence de sa loi personnelle sur les droits constitutionnels s’accompagne forcément d’un terrorisme d’État. Mais nul n’ose parler de terrorisme d’État sachant que l’expression confinerait à l’oxymore. Comment un État pourrait-il user et abuser de la force alors qu’il est censé protéger le citoyen. En Turquie, le citoyen est si bien protégé qu’il doit s’exiler de la parole publique ou s’exiler tout court. Les intellectuels les plus contestataires ont très vite compris que naître au pays ne suffit pas pour être de ce pays. Que le droit d’y vivre suppose un devoir de soumission au mensonge imposé plutôt qu’un attachement à soi et à la vérité.
Défendre un homme tel qu’Osman Kavala, c’est défendre la vérité. Laisser faire contribue à plonger ce monde dans l’obscure nuit du mensonge. Car cette nuit, malgré les victoires de la démocratie, ne faiblit pas. Plus elle grignote du terrain, plus elle progresse. Et plus elle progresse, plus le chaos s’installe dans le monde, plus la raison humaniste doit se battre pied à pied. Le cas de l’Ukraine en est un exemple.
Le premier procès de crime de guerre à Kiev vient de montrer que l’Ukraine avait choisi son camp, celui de la présomption d’innocence telle qu’elle a depuis longtemps cessé d’avoir cours en Russie et en Turquie. Poutine comme Erdogan ont la démocratie comme bête noire. En Russie, c’est l’ex-URSS qui revient. En Turquie, c’est le couteau de la vendetta.
Or, voici que l’OTAN vient d’être collée dos au mur par l’arrogance d’une Turquie qui réclame en échange de son accord sur l’adhésion de la Suède et de la Finlande qu’on lui livre… Ragip Zarakolu. Voici comment une dictature use et abuse du chantage pour piéger une démocratie et parachever son acharnement de fauve contre un homme qui ne réclame que son droit à la parole. Dans le fond, c’est un retour des choses prévisible dès lors que l’OTAN a admis les yeux fermés un loup dans sa bergerie. Si cette transaction devait avoir lieu, ce serait vraiment la fin de tout. Sauver un homme injustement condamné est une chose sacrée et rien, absolument rien, ne justifie qu’il soit bradé comme une monnaie d’échange. Ce serait à désespérer des hommes et de la démocratie.
Où l’on voit comment la pieuvre noire pousse ses bras partout où elle peut trouver une proie. Les contre-valeurs turques cherchent pour le moins à se substituer aux valeurs démocratiques qu’est censée défendre l’OTAN. De qui se moque-t-on ? N’est-il pas temps de montrer à cette Turquie qu’on est d’un côté ou d’un autre, et non tantôt d’un côté et tantôt d’un autre ?
Il se trouve, rappelons-le, que le destin des Arméniens de ces dernières années a partie liée avec Osman Kavala et Ragip Zarakolu. Ces deux hommes n’ont cessé de défendre notre cause. Si les Arméniens n’ont d’autres recours que de protester, protester sans cesse, auprès des instances européennes, qu’ils le fassent.
Comme je l’ai fait jadis pour Paradjanov, (mais aussi pour Kenneth Foster). Je suis encore fier d’avoir contribué à soutenir Paradjanov en militant, en écrivant et en le rencontrant. Contribuer dans sa vie, ne fût-ce qu’une fois, à sauver un homme des griffes des fauves et des forts, ce n’est pas rien.
Il faut sauver Osman Kavala et Ragip Zarakolu.