Les trois grasses.
Dessin de mobidic
(avec son aimable autorisation)
*
…
Rinette : Vous l’avez vu comme moi ?
Rosy : Comme toi. Vu… Cul… Nu…
Marny : Comment ça, nu ? Endimanché, plutôt.
Rinette : Et quelle classe, mes cochonnes ! Quelle classe ! Sec comme un éclat. Une étoile. Il a traversé… comme une étoile.
Rosy : Apparition… Disparition …
Marny : Et nous, malédiction. Toujours le cul à l’eau. Voilà comme on se retrouve. Le cul à l’eau.
Rinette : C’était pas lui, alors ?
Rosy : Pas lui… Un autre.
Rinette : Donc pas pour nous.
Rosy : Pas pour nous. Non.
Marny : Pressé comme il était, il devait courir la chèvre.
Rinette : Que ne suis-je une chèvre ?
Marny à Rinette : Continue comme ça, tu tomberas dans les confusions, ma belle.
Rinette : Une chèvre… Ah, une chèvre !
Rosy : Une chèvre pour faire la grosse vie.
Rinette : Une grosse vie avec un grand jack.
Rosy : Pour se faire un fun d’éléphant.
Rinette : Se prendre une suée. Une bonne. Bonne à mourir. Une bien grasse… Lard contre lard.
Rosy : Se faire donner son biscuit par une jeunesse… Ah !
Rinette : Se chauffer le four avec un grand fou. Poudré. Cravaté. Distingué.
Rosy : Nu…
Rinette : Ah ! Crier ah !
Rosy : Gueuler la grande vie.
Rinette : Être aux petits oiseaux.
Rosy : Se pâmer violette jusqu’aux oreilles.
Rinette : Avoir un kick à tout faire sauter.
Rosy : Un gros kick.
Rinette : Ah ! Et après…
Rosy : Après…
Rinette : Dormir à poumons heureux.
Rosy : À poumons heureux… Comme ce serait chocolat !
Rinette : Ah !
Marny : En attendant, moi j’en ai plein mon capot. Et de vos ah ! et de celui qui se laisse désirer. Il nous a goulument avalées, le bitch. Oubliées corps et biens. Ou bien il se mouille la luette dans un tripot. Et nous alors ? On n’a pas droit à prendre une goutte ?
Rinette : S’il tarde trop, je sens que je vais périmer sur place. À la longue, ma poésie va prendre un goût de tinette.
Marny : À croire qu’on nous laisserait délibérément vieillir là, sur notre cul. Qu’il vienne, ce chien mouillé ! Il va savoir comment je m’appelle.
Rosy : Au lieu de nous soigner aux petits oignons, pas vrai ?
Rinette : Ça nous met dans la peur. Pauvres oies sans culotte débarquées dans un chaudron à soupe.
Marny : Plutôt que de se ronger le fiel, on devrait décider une sortie.
Rinette : Quoi ? Reprendre l’air ? Vous n’y pensez pas. Moi, je ne suis pas très chaude.
Rosy : Rien qu’à l’idée d’atterrir dans ma cuisine, je suis déjà gelée comme un rat d’église… Ici, au moins on pourra se déboutonner à bouche que veux-tu.
Rinette : Décamper ? Décamper pour quoi ? Pour où ? Plutôt l’attendre, ce coco.
Marny : Peut-être même un suceux de cul.
Rosy : Et qu’il fasse pas son homme devant moi, je pourrais te l’envoyer péter dans les fleurs…
Marny : Je crains que tout ça va tourner en jeu de chien. C’est tout de même blessant. Je me sens mouchée à vif.
Rinette : Vous voyez ça ? Un jeune poulet se faire dépecer à grosses dents par trois molosses débâclant sur lui…
Marny : Et surtout déchainés au dernier degré.
Rosy : Quelle dégelée ce serait, mes furies ! Un soulagement.
(Brusquement des deux côtés de la scène surgissent l’hôtesse et le jeune homme. Ils viennent à la rencontre l’un de l’autre comme s’ils s’étaient reconnus, improvisant un tango érotique, sous l’œil des trois femmes, agacées d’abord, puis ébahies. C’est une danse effrénée et lascive, que les trois femmes miment par l’expression de leur visage, tandis qu’elles suivent du regard les trajectoires amoureuses des deux personnages. Puis le couple se sépare et chacun disparaît dans une des deux portes aussi brutalement qu’à son apparition sur la scène…)
(Un temps)
Rinette : Pfftt … La vie tout de même quel courant d’air !
Rosy : Flamme effacée par un pet de travers…
Marny : Que reste-t-il du bric-à-brac entre un homme aux abois et une fille de l’air ?
Rinette : Mais la poésie, mon garçon. Qu’est-ce que tu crois ? Il reste la poésie.
Marny : La poésie… Drôle de conception. Deux singes en rabotte, l’un crachant dans la fourche de l’autre, et c’est de la poésie…
Rinette : Tu oublies que les singes, Marny, ne savent pas écrire… Écrire, c’est la cerise après qu’on s’est fait crémer le gâteau.
Rosy : La cerise sur la cerise, Marny chérie.
Marny : Tu prêches quoi ? D’être primitif ? On peut s’inventer les cris qu’on veut et chanter comme une corneille. Moi, je ne gratte pas dans ce genre de démangeaison.
Rinette : D’être primitif ? Cesse de zarzater un peu à faire ta tête de cochon ! Tu trouves pas qu’elle pèse parfois, la civilisation ? Qu’elle empêche au corps de lâcher sa musique ?
Rosy : C’est vrai, quoi. La civilisation, ça encombre des moments. Et ça vous clôture la nudité. Parfois, on en a plein le cul. Jusqu’au trognon qu’elle nous traque.
Marny : Et comment, dites-moi, comment vous êtes arrivées jusqu’ici ? Couchées sur un tapis magique, peut-être ? La civilisation, c’est pain blanc, pain noir et pain gris. Il faut s’accommoder. C’est toujours mieux que le désert ou les cavernes.
Rinette : Je dis pas ça. Joue pas à l’extravagante. Simplement j’aimerais de temps en temps des parenthèses de sauvagerie. Au lieu de courir comme on nous fait. Ainsi moi pour la télévision. Je travaille comme un bourreau. Alors, je me fais des jérémiades. J’en ai plein la boîte à poux. Que parfois ça me déborde. Il me faut de l’art et du primitif pour me dépaqueter.
Rosy : Toutes ces machines à vous dominer le mental. On devrait tout faire avec la main pour prendre son pied.
Rinette : Moi, j’ai de la paresse à revendre. Tu comprends ? Je verrais bien que chaque jour de la semaine soit un dimanche. Et dimanche, le seul qui soit contrariant. Pour faire ses devoirs d’État.
Marny : Ça vaut pas une chique votre théorie du harem.
Rinette : Du harem ?
Marny : Accomplir son devoir pour les voluptés d’un maître et le reste du temps fainéanter avec les coussins. Il faut être plein comme une éponge pour penser à faire son flanc-mou sa vie durant. Vous croyez pas que vous avez l’air cornichon ?
Rinette : Si tu veux tout savoir. J’en ai marre de me faire fourrer. Au pays, c’est mon âme qui gèle.
Marny : Mais alors, inventez-vous un plan de nègre, mes gueuses ! Transformez-vous en trous de passage ! Et ne revenez pas au pays pour y conter vos peurs ! Ici, au moins vous pourrez soigner vos roulis et tangages érotiques, ajouter du gras à votre lard et faire du fromage de chèvre pour vous consoler des nuages noirs de votre exil…
Rinette : Et ma mère ? Dis-moi ! Ma mère… Qui la gardera ? On n’abandonne pas un hôpital à ses malades. Ni un pays à sa mauvaise herbe. Et comment j’écrirai si j’ai pas son froid d’enfer pour me mettre du génie à l’ouvrage ?
Marny : Dring-dring, Rinette. Tu es dring-dring avec tes doutances. Une fois je pars, une fois je reste.
Rosy (à Rinette) : Vrai, je ne te vois pas crier comme un aveugle qui a perdu son bâton. Mais, moi, je n’ai ni frère ni mère pour m’enchaîner. Et ce pays de fond de cour ne m’aime pas assez pour que je couche avec ses maladies. Je suis partante pour rester.
Marny : Partante pour rester… Toi aussi ? Que tu m’as l’air fadasse avec tes couleuvres de langage qu’on ne sait si tu lâches ou si tu tiens ! Des arguments d’oiseau sans cervelle, rien de plus.
Rosy : D’oiseau sans cervelle. Mais ma toune, fais d’abord le tour de mon jardin, ça t’évitera de courir après ton souffle. Espèce de tomboy !
Marny : Et toi, t’es qu’une têteuse de nuages ! Faut être tata pour être stoquée sur un pays étranger dont on n’a vu que son hall d’aéroport. Tu vas en chier des briques d’être toute seule, sans ami, sans maison, et tout le bataclan. Et dis-moi, sous quel prétexte vas-tu demander de rester ? L’asile politique ? L’asile économique ?
Rosy : Ni l’un, ni l’autre. Je vais demander l’asile érotique ?
Marny : Ah la mouche à trois culs ! L’asile érotique, hein ? Et tu vas leur jeter ta trouvaille en pleine face ?
Rosy : Oui. En faisant valoir que c’est une sous-catégorie de l’asile politique.
Marny : Et dis-moi. Que vas-tu montrer aux représentants de l’immigration ? Que t’es plus en mesure d’exprimer tes fureurs utérines dans ton propre pays ? Qu’on t’interdit de jouer aux fesses sous tes draps ? À la rigueur, si tu faisais minouche avec une pelleteuse de nuages comme toi, je comprendrais. Mais t’es pas du genre à aller aux femmes, Rosy. Tout juste à faire des rêves en couleurs.
Rosy : Va te chauffer la guerloute au soleil de tes ancêtres ! Va ! Ici au moins on peut filer le train qu’on veut.
Marny : Vous écœurez le peuple avec votre poésie cacologique, mes vieilles. Des écœurantes, je vous dis. Le pays a besoin de vos plumes et à la première occasion vous prenez l’air pour jouer aux pigeons voyageurs. Eh bien, je vous dis que vous êtes dans les patates. Vous ferez rien moins que de vous encagez dans un trou à rat.
Rinette : Mais je suis déjà dans un trou à rat, qu’est-ce que tu crois ?
Marny : Toi, tu te mêles dans tes papiers. Une fois oui, une fois non.
Rinette : J’ai la tête en compote. Je voudrais prendre ma décampe tellement je suis pauvre chez nous. Pauvre comme la peste. C’est comme une camisole de force. Et quand tu sais que tes voisins ont les mêmes démangeaisons de bougeotte que toi, que tout le pays veut s’en aller chez le diable, tu perds l’idée toi aussi. Tu veux partir rien que sur une jambe… Ou bien tu restes, et tu te fais graisser pour nourrir ta viande et pas laisser mourir tes malades. C’est mon cas.
Marny : En attendant, avec votre esprit élastique, on pourrait jacasser long comme d’ici à demain. Mais on va pas s’enterrer là ? Moi, ce pays, il m’a déjà fait attraper ma niaise.
Rinette : On devrait tambouriner aux murs.
Rosy : Ou bien chanter comme des perdues.
Rinette : On est perdues, c’est sûr…
Marny : Et on n’a personne à tarauder. À part la voix dans ce téléphone …
Rosy : Voilà des heures qu’on passe son temps à taponner pour rien.
Marny : Pourtant, ils avaient nos portraits, non ?
Rosy : Je pense bien. Si j’avais su, je me serais fait des yeux comme deux pistolets.
Rinette : Pas besoin de tes pistolets. Avec nos faces à grimaces, faites comme des forçures, ils ont dû partir à la fine épouvante.
Rosy : Ou peut-être en vacances. Pour éviter de nous accueillir.
Rinette : Qui sait ? Ils ont pu même s’inventer un enterrement.
Marny : Ne vous mangez pas le derrière de la tête. Après tout, c’est pas la fin du monde.
Rinette : C’est pas un génocide…
Rosy : Juste un flop.
Rinette : Encore heureux qu’on n’ait pas le flux.
Marny : Ou qu’on n’ait pas faim comme des enragées.
Rinette : Avec quoi on mangerait ? On n’a pas un sou d’ici…
Rosy : Ça, on pourrait le gagner.
Rinette : Le gagner ?
Rosy : Y aura bien un jars pour crocheter une fille, non ?
Rinette : Il faudrait d’emblée éliminer les gueux. Un gueux, ça prend mais ça paie pas. Par définition.
Rosy : Non. Mais un coq à belles plumes qui voudrait son content.
Rinette : Un chaud de la pipe de préférence.
Rosy : Un monsieur. Un moneymaker…
Rinette : Qui ne soit pas trop près de ses pièces, tout de même.
Rosy : Comment le savoir ? Tu lances une colle, là. Ça ne marche pas dans les rues avec une couronne, les gars qui ont la galette.
Rinette : Ceux-là ne sont pas donneux en général. Mais ils devront cracher avant qu’on les laisse goutter dans notre ciboire.
Rosy : Parce que tu connais les tarifs du coin, toi ?
Rinette : Connais pas.
Marny : Et dans quelle monnaie vous vous ferez payer pour qu’ils voient les petits oiseaux, vos chanteurs de charme ? Monnaie locale ou dollar ?
Rosy : Quelle monnaie locale ? En dollar.
Marny : Il est vrai qu’un amateur des fesses a toujours du dollar dans la culotte.
Rinette : Alors, monnaie locale. Sinon qu’il aille se hâler la broche.
Rosy : Et tu la connais, cette monnaie locale ?
Rinette : Le buchlu, non ?
Marny : Quel buchlu ? Le buchlu est la monnaie du Buchluland. Or, nous ne sommes pas dans le Buchluland. Le Buchluland doit se trouver en Afrique. Dommage. Vous qui quêtez le retour à la sauvagerie primitive.
Rinette : Alors où ? Où sommes-nous, dites ?
Rosy : Mais dans un trou du cul d’aéroport où des inconnus attendent de nous accueillir.
Rinette : Mais où attendent-ils, ces inconnus ?
Rosy : Je ne suis pas assez devineuse pour ça. Mais ce qui est clair, c’est que nous sommes trois dindes qui se sont laissées embarquer et qui en ont plein leur collet d’être attendues.
Rinette : Ça ne résout pas notre problème. Combien leur demander à nos cornichons sans vinaigre ?
Rosy : On prendra d’abord ce qu’ils donneront. Mais sachant qu’ils donneront moins que le montant réel de la chouchouterie, on leur réclamera le double.
Rinette : Le double. Tu n’est pas chicaneuse, toi au moins.
Rosy : Et comme ça ils auront droit à la grande visite.
Marny : Et comme ça ils auront droit à la grande visite… Mais vous allez vous pogner une dose à vous offrir au tout venant. Faire dodo avec un baveux de passage… Faut être craquée au plafond pour catiner comme vous faites !
Rosy : Puisqu’on est à côté de la carte, fais l’homme et sers-nous ta logique !
Marny : Il n’y a pas d’autre logique que de sucer le temps jusqu’à la moelle.
Rinette : Sucer le temps, c’est long.
( Brusquement les lumières s’éteignent)
Rosy : Tiens, chez eux aussi, la lumière ça peut déguerpir.
Rinette : Moi, le noir me met dans des peurs bleues.
Marny : Vous ne trouvez pas que ça sent le ouistiti ?
Rosy : On n’est pas en odeur de sainteté, ici. On le sait maintenant.
Rinette : J’ai les nerfs. J’ai les nerfs.
Rosy : Et moi j’ai ma dilatation qui s’énerve. Je me disais bien qu’on était sur leur liste noire. Ils veulent nous faire comprendre de repasser la ligne en sens inverse.
Rinette : On serait devenus haïssables à ce point ?
Marny : Vous avez trop jasé. Ils ont entendu vos mauvaises pensées. Ils veulent plus de nous.
Rinette : Il faut qu’on se sorte de là.
Rosy : Sortir ? Mais où sont les portes ?
(Tout à coup, la lumière revient. Dans l’encadrement de la porte de droite, apparaît l’homme en costume, appuyé au chambranle, éclairé par une forte lumière venant dans son dos. Dans l’autre porte, l’hôtesse de l’air, dans une attitude identique, elle aussi éclairée dans le dos. Les trois femmes ont le dos au public, face aux deux personnages).
L’homme : Bienvenue, mes jolies !
La femme : Embarquement immédiat !
RIDEAU
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