( Frontière arméno-turque, photo Alain et Jean Bernard Barsamian, copyright)
Le point de vue de la frontière
Tu me traites de frivole, je veux bien, Mont Tarara chéri. Pour ma part, je déteste ton costume trois pièces, toujours le même depuis des millénaires et jamais défraichi, je l’admets. Et puis, ne me regarde pas de haut comme ça ! Je ne suis pas ta boniche ! Bon, je reconnais que je ne tiens pas en place. J’ai besoin de bouger, moi. C’est ma nature, je n’y peux rien. Je suis faite comme ça. Les hommes s’entretuent pour m’avoir dans leur lit. Je ne me donne qu’aux plus offrants. J’aime ça. Mais toi, comment fais-tu pour rester de glace, impassible comme une statue de sel ? Tu n’as jamais le feu ou quoi ? Tu n’as jamais envie d’aller voir ailleurs ? Il est vrai qu’avec ta vue dominante, tu n’as nul besoin de changer d’air. Je te trouve seulement un peu compassé. Trop taciturne à mon goût. Mais qui t’a mis dans un état pareil ? Et en plus, monsieur ne se plaint jamais. Ce n’est pas comme moi qui suis condamnée à ramper comme une esclave. Que dis-je une esclave ? Une serpillière, oui ! Et vas-y que je traîne par-ci, et vas-y que je te traîne par-la. J’ai beau changer de lit, ce n’est pas la joie tous les jours. J’ai été étroitement surveillée ces derniers temps. Aujourd’hui, je le reste encore. Je n’ai pas intérêt à me retourner d’un poil sinon je déclenche des guerres. Heureusement, qu’avant ça, j’ai vu du pays. Et je n’ai pas été toujours à tes pieds. Tiens, à l’époque de l’Ourartou, on m’avait placée si loin que nous étions dans l’ignorance l’un de l’autre. Et tu ne vas pas me dire que du haut des tes 5165 mètres tu parvenais à distinguer mes traces ! Avec les Mèdes, on m’avait repoussée dans toutes les directions. Ce n’était plus un déplacement, c’était l’exil. Les Perses m’avaient satrapisée comme une malpropre, tu te rends compte ! Grâce au Royaume d’Arménie, je faisais encore cercle autour de toi, mont Tarara adoré. Je t’embrassais des yeux à des kilomètres à la ronde. Quand je le pouvais bien sûr, et à condition que tu ne fusses pas caché par tes brumes. Hélas, le succès aidant, ce royaume m’obligea à remonter vers le Caucase et à descendre jusqu’aux abords d’Ecbatane. Surtout, et pour la première fois, je vis enfin la mer. Ah, la mer ! Et pas une s’il te plaît, mais deux. La Caspienne et la Méditerranée. La Méditerranée, tu te rends compte ! Des kilomètres de plage à moi toute seule. Bronzette intégrale et bruits de vagues en continu. Mais les bonheurs sont toujours de courte durée. Neuf ans plus tard, on pliait bagage et remontée vers les terres. Après quoi je changeais tellement de lieux qu’aujourd’hui, je m’embrouille. Je me souviens seulement d’une chose : c’est au moment où je fus mise au service de l’empire byzantin et du royaume sassanide que je me rapprochai le plus de toi. J’étais à tes pieds et tu daignais à peine jeter un coup d’œil sur mes courbes. Pourtant j’étais restée jeune malgré toutes ces tribulations. Tu ne peux pas savoir comme ils m’ont triturée par la suite. Des sadomasos tous ces politicards qui m’obligeaient à me contorsionner comme une femme de cirque. J’aime ça, d’accord, mais il ne faut pas exagérer tout de même ! Il y a des limites, non ! J’en passe et des meilleures. Un moment donné, grâce aux Russes, au début du XIXe siècle, je te pris par derrière. Oh pardon ! Je voulais dire que je te contournai par l’Ouest. Le plus beau point de vue que j’ai jamais eu de toi. Quels muscles saillants tu as dans le dos (enfin si on peut dire que tu as un dos) ! Des hordes de soldats me passèrent sur le corps. Des réfugiés me traversèrent dans l’autre sens. A Sardarabad, on se battra rien que pour moi. Tu imagines ! Une vraie boucherie. Malheureusement, en 1921, on redistribua les cartes. Et me voici à tes pieds maintenant, côté Est. Et toi, mon grand toutou, en territoire ennemi. Depuis ce jour, tout est resté figé. J’ai l’impression de m’assoupir. Je m’ennuie un peu. Est-ce ma faute à moi si tu es passé dans l’autre camp ? A ton corps défendant bien sûr ! Mais regarde-moi quand je te parle, Grand Dieu ! J’ai l’impression que tu es au-dessus de tout ça. J’ai l’impression qu’il n’est d’autre frontière à tes yeux que le blanc de tes neiges qu’on dit éternelles et ce bleu au-dessus qui n’en finit pas. J’existe aussi, moi ! Même si je serpente à tes pieds, si je rampe à tes pieds… Et j’existerai encore… Tant qu’il y aura des hommes.
(2003- 2017) extrait du livre Hayoutioun