Ecrittératures

31 octobre 2014

Ravished Armenia (3)

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Cross Girls1 – En 1988, Vladimir Badassian, spécialiste du cinéma, visionna un film en deux parties, censé contenir des images documentaires du génocide et dont l’unique exemplaire se trouvait aux archives cinématographiques d’Erevan. Il identifia ce film de 20 minutes comme étant Deir-es-Zor, probablement tourné en 1926 et basé « sur les souvenirs de la jeune fille que l’on découvre, à la fin, suspendue à une croix ». De fait, à son arrivée en Arménie, Sétian fit un montage du Martyre d’un peuple en y introduisant des séquences de guerre, rédigeant deux prospectus pour les rapatriés, où il évoquait les promesses des Alliés et l’histoire des frontières de l’Arménie. L’affirmation était, à cette époque, sans danger.

2 – Mais l’article paru sur Sétian, en octobre 1988, dans Sovetakan Hayastan, montre qu’il ignorait qu’en réalité Le martyre d’un peuple était la copie rebaptisée de Ravished Armenia et qu’Elise Grayterian n’était autre qu’Aurora Mardiganian. Quand Eduardo Kozanlian, Arménien de Bucarest, émigré en Argentine en 1952, et qui s’était passionné pour le récit d’Aurora Mardiganian, vint en Arménie en 1994, il fut invité à voir le film identifié comme Deir-es-Zor. Kozanlian le reconnut aussitôt aux seules 14 minutes du film appartenant à Ravished Armenia.

3 – A la fin de sa vie, Sétian avait confié à Kozanlian que ses bandes étaient les seuls vestiges du film, les Turcs ayant payé la société de production pour brûler tous les négatifs. Mais pour Kozanlian : « Lorsque Sétian arriva en Arménie, en 1947, il tenta aussi d’apporter ses films. Les services de sécurité ont confisqué la cargaison à Batoumi et ne l’ont pas rendue ». Quant à Aurora Mardiganian, elle devait décéder en 1994, ignorant qu’on venait de découvrir le film. Deux ans après sa mort, une journaliste de Clarin, Matilde Sánchez, dans son essai de trois pages sur le film, en était réduite à des hypothèses par manque d’informations concernant Aurora Mardiganian.

4 – Le texte figurant sur le revers de la vidéocassette mise en vente pour la première fois en 2000, outre qu’il omettait le nom de Kozanlian, prétendait à tort que le fragment survivant fut découvert à cette date et que « les bandes restantes de ce film rare, à base de nitrate, [avaient] été en réalité perdues, probablement noyées avec un navire faisant route vers le port de Batoum ». En effet, on voit mal comment deux fragiles bandes de nitrate auraient survécu au naufrage, tandis que les autres auraient été perdues.

5 – Du reste, la perte de Ravished Armenia n’a rien d’extraordinaire quand on pense que sur les 10 919 films muets, produits aux États-Unis entre 1912 et 1919, et appartenant à la Bibliothèque du Congrès, il n’en reste que 3 313, les autres ayant été soit détruits par dégradation matérielle, soit éliminés avec l’avènement du cinéma parlant. Quant à l’intervention directe ou indirecte de la Turquie, elle relève de la spéculation. Toutefois, comme cela s’est souvent produit dans l’histoire, l’espoir demeure que resurgisse la version filmée de Ravished Armenia, comme la copie intégrale de Métropolis de Fritz Lang, découverte au Musée du Cinéma de Buenos Aires.  

© Denis Donikian

30 octobre 2014

Ravished Armenia (2)

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 2:40

Ravished_Armenia

1 – En octobre 1988, le mensuel arménien soviétique Sovetakan Hayastan fait paraître un article de Gevork Mirzoyan présentant un survivant du génocide, Yervant Sétian (1907-1997), né à Adapazar, qui travailla comme caméraman à Marseille, avant de venir s’établir en Arménie, en 1947, pour poursuivre sa carrière aux studios Armenfilm. Or, durant l’été 1925, alors âgé de 18 ans, Sétian visionna un film intitulé Le martyre d’un peuple, dans un cinéma de Marseille, que la compagnie des Films du Chat Noir projettera ensuite au cinéma Omnia-Pathé, à Paris, en mai 1928, mais pour en faire un film non arménien sur les peuples des Balkans.

2 – Pour autant, en janvier 1929, le journal Aztag de Beyrouth, annonce la projection au cinéma El Dorado de Marseille d’Un peuple martyr (Martiros zhogovourd me), « d’après le témoignage d’une Arménienne qui a survécu aux déportations ». Dans les années 30, Yervant Sétian, put acquérir à prix d’or une copie du Martyre d’un peuple auprès d’un certain George Miller, gérant d’une société cinématographique. Sur la brochure du film, au logo des studios anglais du Chat Noir, était écrit: Martyrdom of a Nation – the greatest tragedy in history, et au-dessous : « Ce film s’inspire du témoignage documenté d’Eliza Kreterian, une des survivantes de la tragédie vécue par cent mille jeunes Arméniennes, ainsi que de celui du Révérend Père Rouben et du 1er vicomte James Bryce d’Angleterre ».

3 – L’original arménien de l’article livre la traduction correcte du titre du film en français : Le Martyre d’un peuple. Mais rien n’indique que Sétian ait changé le titre ou la structure du film, comme le lui avait conseillé Miller, pour des problèmes de droits. On ne saura pas davantage si le film aura été montré en France, ni si la guerre et l’occupation allemande en auraient empêché la projection. Par ailleurs, la reproduction de la couverture de la brochure française dans l’article de Mirzoyan montrera que Sétian avait rectifié le nom de la narratrice et introduit des différences avec la traduction en anglais.

4 – Ainsi, le texte sera devenu : « LE MARTYRE D’UN PEUPLE / LA PLUS GRANDE TRAGÉDIE DE L’HISTOIRE / Reconstituée d’après les récits de Mlle Elise Grayterian, seule rescapée des cent mille jeunes femmes massacrées, par les comptes rendus de Vicomte BRYCE, par les documents des Missions et par le rapport du Révérend Père RUPEN ». Miller lui ayant confié que le film avait été tourné en Grande-Bretagne conduira Sétian à penser que le Vicomte Bryce avait usé de son influence pour que les studios réalisent ce film. Ce qui revêtait une importance considérable, c’est que le film fut tourné par une puissance étrangère, et pas la moindre puisqu’il s’agissait de la Grande-Bretagne.

5 – Or, le film fut rapidement retiré du marché. Sétian y voit deux explications : « soit le studio reçut une grosse somme d’argent de la part des Turcs, pour détruire toutes les copies du film, soit les milieux diplomatiques anglais ordonnèrent son retrait ». Comme beaucoup d’autres émigrés franco-arméniens, Sétian fut rapatrié en Arménie soviétique en 1947. Il emportait le film dans ses bagages et le confia aux archives cinématographiques d’Erevan.

© Denis Donikian

29 octobre 2014

Ravished Armenia (1)

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Ravished-Armenia-The-Story-of-Aurora-Martiganian

 

1 – L’article de Vartan Matiossian intitulé : A la recherche d’Aurora : à propos de Ravished Armenia et du fragment qui a survécu (in The Armenian Weekly du 15 avril 2014) relate son enquête à propos du film muet Ravished Armenia [Le Viol de l’Arménie] (ou Auction of Souls [Ames à l’encan]) dans lequel Aurora Mardiganian (1901-1994) jouait sa propre histoire comme survivante du Medz Yeghern (Grand Crime). Un des amis de Matiossian, Eduardo Kozanlian, de Buenos Aires, avait découvert, 75 ans après la première projection du film en 1919, un fragment d’environ 15 minutes. Quant à l’histoire d’Aurora Mardiganian, sa traduction en espagnol avait paru en feuilleton en 1965 dans l’hebdomadaire indépendant arméno-argentin Hamazkayin.

2 – Une copie du fragment présentée par Kozanlian aux États-Unis fut « piratée » en vue d’une diffusion commerciale en 2000. Puis un DVD fut mis en vente en 2009 par l’Armenian Genocide Resource Center of Northern California, comprenant le fragment sous-titré d’après les titres du livre, avec l’Adagio pour cordes, de Samuel Barber et l’ajout d’un diaporama photo. La première projection du film au Plaza Hotel, à Manhattan, en février 1919, intitulée « Photo-drame officiel du National Motion Picture Committee of the American Committee for Relief in the Near East [Comité National au Cinéma du Comité Américain au Secours pour le Proche-Orient] » ne donna lieu à aucune mention dans la presse arménienne.

3 – Les journaux Hairenik, Azk et Yeridasart Hayastan font état de problèmes de censure, dus à la nature graphique des images, à la veille de sa diffusion commerciale. D’après Anthony Slide, ( in Early American Cinema, Lanham (Md.) et Londres: Scarecrow Press, 1994) qui réussit à interviewer Mardiganian en 1988 : « Il n’y eut pas d’exploitation plus pénible d’un évènement tragique, dans l’histoire mondiale, par l’industrie du cinéma, que le tournage d’Auction of Souls. » L’Armenian National Union, une organisation-cadre, fondée en 1917 à Boston, au service de la cause arménienne, fit pression pour arrêter la représentation d’Auction of Souls, sous prétexte que le film blessait les sentiments arméniens.

4 – Cependant, Karekin Boyajian écrit dans Hairenik, qu’un film (qu’il ne nomme pas) est promu au sein de la communauté comme une représentation du « tableau réel de la tragédie arménienne ». D’autres protestèrent contre l’Armenia Film Company disant : « Honte à ces Arméniens, qui se proposent de montrer à nouveau à l’opinion arménienne et étrangère la barbarie éhontée que les Turcs ont infligée à l’honneur de nos vertueuses sœurs ! » De fait, la compagnie avait probablement loué et projeté Ravished Armenia à des fins commerciales.

5 – Par ailleurs, l’ensemble des réactions négatives était probablement dû à une mise en scène qui révélait les transgressions sexuelles dont furent victimes les femmes et les filles arméniennes, réduites à l’état d’objets et qui minimisait ainsi la gravité des crimes commis. La violence sans limite du Medz Yeghern enfreignait toutes les normes morales. Représenter des scènes de ce genre, c’était une manière de prolonger cette violence.

© Denis Donikian

28 octobre 2014

« Un certain mois d’avril à Adana »

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Arsand

 

1 – Dans l’œuvre de Daniel Arsand, son roman Un certain mois d’avril à Adana (Flammarion, 2011) occupe une place d’autant plus singulière qu’il s’inspire de la part arménienne de ses origines et du livre de Zabel Essayan, Dans les Ruines, (Phébus, 2011) relatif aux massacres de Cilicie de 1909. De fait, vient un moment où l’écrivain, aspiré par la puissance de ses racines, éprouve la nécessité de rendre compte du milieu humain dont il tire, d’une manière ou d’une autre, la substance de ses livres. La mixité du couple parental, son travail d’éditeur dans le domaine étranger éloigneront Daniel Arsand des poncifs à prétention romanesque, empreints de pathos communautariste, au bénéfice d’un témoignage humaniste de portée universelle.

2 – Tout commence à Adana le 5 avril 1909, avec l’agonie de l’Empire ottoman. Mais si l’ère des carnages semble terminée, comme le croit le poète Diran Mélikian, les doutes subsistent et les antagonismes entre Turcs et Arméniens montent en puissance. Le meurtre de son violeur Isfandiar par Hovhannès va mettre le feu aux poudres. Des barricades se dressent, les quartiers arméniens brûlent. Toute la Cilicie est en flammes. Ennemis d’hier, Vahan et Yessayi en arrivent à se réconcilier dans le combat tandis que les résistants meurent un à un. Vahan parvient à fuir. Plus tard, en Amérique, il apprend la mort de Gladys Heather, la femme qu’il aimait, alors qu’il n’a plus goût à la vie.

3 – Un certain mois d’avril à Adana serait à ranger dans la catégorie des romans historiques si la part de l’histoire n’était réduite à la portion congrue. Pour rester romancier dans le sens plein du terme, Daniel Arsand a utilisé le substrat documentaire seulement pour qu’il serve de décor spatial et temporel au déchainement des psychologies par la douleur, la peur ou la révolte. En submergeant le réalisme de l’horreur, la langue lui permet de poétiser l’esprit de résistance et de transformer les combattants en figures d’épopée.

4 – Attachés aux splendeurs de la vie, à l’exemple de Hourig Mélikian brodant un châle qu’elle voudrait « plus beau que le monde connu », les Arméniens sont acculés au devoir de haine pour être, comme le proclame Yessayi. Alors Dieu lui-même « fera [des femmes] des héroïnes, elles seront femmes absolument, plus effrayantes dans leur rage et leur cruauté que leurs hommes ». Involontairement, Daniel Arsand rejoint les propos de Yéghishê, historien du 5e siècle, sur les femmes arméniennes : «  Elles oublièrent leur faiblesse féminine, et elles devinrent comme des hommes, fortifiées pour le combat spirituel » (Histoire de Vartan et de la guerre des Arméniens, Collection Victor Langlois).

5 – Pour autant, Un certain mois d’avril à Adana est moins un roman à charge antiturc qu’une satire de la bêtise. Pour humaniser son livre, l’auteur a pris soin de brouiller le manichéisme maniaque des pseudo-romanciers du génocide. Son frère Vartkès pendu, Vahan enfant sera sauvé des nationalistes par une Turque, à l’image d’Adalet, « messagère de l’amour, [qui] haïssait la violence ». L’officier de gendarmerie de Nadjarli, Toplama Oghlou, sauvera cent trente-cinq saisonniers en les cachant chez lui. De la même façon, fidèle à la parole donnée, Üzgür bey cherchera à protéger les Mélikian. Ainsi, trop peu nombreux pour juguler le mauvais sort qui accable les victimes, ces quelques justes permettent d’éviter les stéréotypes obligés du roman militant.

© Denis Donikian

25 octobre 2014

« Le conte de la pensée dernière »

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Le conte Hilsenrath

1 – Plus qu’un roman historique sur le génocide de 1915, Le conte de la pensée dernière d’Edgar Hilsenrath est une mise en parole du monde arménien, avant sa mort sous les coups répétés de l’Empire ottoman. Au lieu de tirer une histoire de l’histoire, à l’instar d’un Franz Werfel, juif allemand comme lui, l’auteur conteur Hilsenrath choisit une structure narrative orientalisée, développant ses thèmes comme des poupées russes en mille et une scènes de la nuit arménienne. Ainsi, enchainant couleurs ethnographiques et cruautés fanatiques, il construit sa dramaturgie en tissant faits et fantaisie, chaque fois conspuant par l’ironie le cynisme du crime ou exprimant sa compassion avec l’humour cinglant de l’indigné.

2 – Le conteur dans la tête d’un Thovma Khatisian acculé à sa dernière pensée va lui parler de son Hayastan, «  Là où le Christ a été crucifié pour la deuxième fois », lui révélant les tribulations de son père Wartan, torturé pour qu’il s’accuse d’être membre d’une conspiration arménienne mondiale et d’avoir tiré sur l’archiduc François-Ferdinand et la duchesse à Sarajevo. Retour d’Amérique, Wartan sera happé par l’ère du soupçon anti-arménien qui emportera Anahit, mère de son Thovma, dans la fureur génocidaire. Oublié à son procès à Constantinople, puis devenu amnésique, il disparaîtra sans laisser de traces, après avoir vu naître le Hayastan, « libre et indépendant, attendu depuis des siècles ».

3 – Victimes d’un « point de vue » qui les rend coupables de vouloir conspirer contre les Turcs et responsables de tous les malheurs, les Arméniens, peuple de légende, tiennent leurs us et coutumes comme l’antidote à la haine d’un gouvernement qui ne connaît même pas la raison pour laquelle on s’en prend à eux. Quant aux Turcs, ils sont comme ces maladies graves dont on parle seulement quand elles menacent. A la peur du tébk (massacre) qui pèse sur les Arméniens, s’ajoute celle du Kurde, champion de « l’impôt nuptial». Ainsi, « Tout est dans l’ordre, et l’homme doit se soumettre ».

4 – Les libertés narratives que prend Hilsenrath lui permettent de dire la vie comme elle est et surtout comme elle souffre. Histoire de sang, Le conte de la pensée dernière est également une histoire de sexe, organe de vie devenu instrument de mort et de perversions. Dans un contexte de chaos génocidaire, l’imaginaire du mal s’essaie à tous les possibles. Les Arméniens craignent pour leur queue le couteau à lame courbe et leurs femmes pour leur fente les « queues circoncises des vrais croyants ». Le mudir invente même pour Wartan la torture de l’anus bouché au ciment pour faire de lui un criminel idéal à l’image de ses obsessions.

5 – Combinant réalisme et merveilleux, histoire et légende, grotesque et pathétique, Le conte de la pensée dernière est sans nul doute le livre d’initiation à l’âme arménienne le plus poétique et le mieux documenté qui soit. Sa richesse ethnographique, la finesse de ses observations, la puissante leçon de sagesse qui s’en dégage en font un miroir pour la vie, plein de rires et de fureurs. L’humour s’exerce toujours à bon escient contre la bêtise des brutes tandis que la tendresse baigne la naïveté des innocents. Dans ce livre juste et vivant, où la mort triomphe à coup d’injustice, les monstres gagnent en territoire ce qu’ils perdent en humanité.

© Denis Donikian

22 octobre 2014

« Le Concert arménien ou le Proverbe turc »

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1 – Écrite par Gérard Torikian et Isabelle Guiard, la pièce Le Concert arménien ou le Proverbe turc s’apparenterait au théâtre à message si elle n’était portée par une scénographie orchestrant avec subtilité la langue, le corps, l’image et le son. Toile de fond sur laquelle l’unique personnage, Mardiros, se démultiplie au gré d’une mémoire humiliée, le génocide des Arméniens est interprété moins comme fait historique que sous forme d’aporie psychique, d’enfermement et de quête. La pièce voudrait montrer que l’héritage des problématiques liées à un génocide peut tuer à petit feu les fils des victimes comme ceux des bourreaux s’ils ne procèdent en urgence à une révolution des comportements.

2 – Pour arriver au génocide, les auteurs ont choisi le détour de l’Odyssée, Ulysse dans son périple vers Ithaque symbolisant l’obsession du retour qui anime les peuples déracinés. Présentateur protéiforme, Mardiros se métamorphose tantôt en pianiste (Armen Arminian), tantôt en vieille femme turque (Gül), en enfant (Kilim), en clown, en mère arménienne (Vartouhi) et en marionnettiste (L’HOMME)… Au fur et à mesure, la trame odysséenne cède la place au drame génocidaire, d’abord par petites touches, puis d’une manière plus manifeste, révélant au spectateur les véritables enjeux de la pièce : le passage dans la mort qui préside à la nécessité de rester vivant.

3 – Héritier pathologique du peuple arménien, Mardiros laissera échapper les signes de sa propre confusion mentale. Tout à tour pris de fureur (Armen Arminian jouera Rugoso barbarioso la Marche de Polyphène, ce Ankégh arménien, véritable machine à tuer… à l’instar de ces « Turkér »), pétri de nostalgie (« Ô, Ararat, pourrai-je un jour me recueillir auprès de ton mont sacré »), pathétique (quand il chante un « Dele Yaman » déchirant), victime de troubles de la parole (avec ces Hhay ou TrrKrr inquiétants et grotesques), il cherche désespérément à quitter l’enfer de sa mort, « toute cette souffrance intense, immense, non reconnue qui [poursuit] […]les descendants des survivants ». Mais, proteste la mère, tremper « dans le jus de mort du passé », c’est continuer « l’œuvre des criminels ».

4 – Non content d’être le co-auteur de la pièce, Gérard Torikian met en scène ses talents de comédien et de pianiste autant qu’il réussit à transposer dans l’ordre du symbolique le mal reçu en héritage d’un anéantissement qu’on voudrait anéantir en le niant. C’est que détruire par la négation la destruction même du peuple arménien conduit à le faire toujours exister par la souffrance de ses survivants. De la sorte, Gérard Torikian devient le seul comédien possible de la pièce, car il conjugue avec ses compétences artistiques la violence de son deuil.

5 – Mis en scène par Serge Avédikian, auteur du documentaire de création Nous avons bu la même eau  et partisan du dialogue arméno-turc, Le Concert arménien ou le Proverbe turc fut présenté en Turquie, en novembre 2009, au Théâtre Municipal de Diyarbakir et au Garajistanbul d’Istanbul, grâce à Osman Kavala, mécène atypique et fondateur de l’ONG Anadolu Kültür. En mars 2010, la pièce sera jouée à Erevan pour le Festival ARMMONO et pour les Journées de la Francophonie. De fait, pour Gérard Torikian, la vocation du spectacle était de se produire en Turquie et en Arménie, afin qu’il contribue à ouvrir une voie où chacun puisse « se mettre à la place de l’autre » et à rendre une rencontre enfin possible.

© Denis Donikian

20 octobre 2014

Les évènements dans le vilayet de Kastamonou

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1 – Selon Raymond Kévorkian (Le génocide des Arméniens, op. cit.), la faiblesse numérique des Arméniens dans la région de Kastamonou explique que les personnalités arméniennes de Constantinople y furent exilées, précisément à Tchanghiri à la fin d’avril 1915, Djemal Oghouz, délégué unioniste, étant chargé de superviser leur traitement. Le vali Rechid bey refusant d’exterminer les Arméniens de son vilayet fut remplacé par Atif bey. Ainsi récompensé pour avoir accompli la suppression des Arméniens d’Angora, Atif bey, s’appuyant sur les unionistes locaux, pourra faire de même avec ceux de Kastamonou. Les Arméniens de Tchanghiri et d’autres régions, auxquels furent intégrés vingt et un détenus politiques, seront conduits vers Meskene, Der Zor et Abouharar.

2 – Des 550 intellectuels arméniens retenus à Tchanghiri, huit purent rentrer à Istanbul le 11 mai, dont le musicologue Gomidas vartabed et le Dr Vahram Torkomian, soit après intervention des cercles diplomatiques, soit qu’ils étaient considérés comme inoffensifs. Cinq autres suivirent. Parti en juillet, un premier groupe de 56 hommes fut détruit peu après. Du convoi du 19 août, ne survécut qu’Aram Andonian, hospitalisé à Angora. Les autres furent exécutés après Yozgat. Le médecin et écrivain Roupen Sevag et le poète Daniel Varoujan furent supprimés au han de Tuney, peu après Tchanghiri. Quant à Diran Kélékian, ami intime d’Atif bey, c’est après Yozgat, sur la route de Kayseri près du pont de Tchokgeuz sur le Kizilirmak qu’il fut exécuté.

3 – Raymond Kévorkian énumère les fonctionnaires ayant pris part aux déportations de Tchanghiri (in Le génocide des Arméniens, op.cit. page 663), ainsi que les notables qui mirent à profit leur rôle au sein de la commission des « biens abandonnés » pour s’enrichir. Au cours de l’audience du 3 février 1920 relative à son procès, Djemal Oghouz niera avoir «  jamais participé à l’affaire des Arméniens ». Mais un témoin a rappelé les sommes considérables qu’il avait prélevées auprès de la population arménienne de Tchanghiri contre la promesse de ne pas les déporter. Pour autant, il les fit tous massacrer près du han de Tuney.

4 – Avec Bolou, Douzdje, Deverek, Zongouldak et Bartin, le sandjak de Bolou comprenait, en 1914, une colonie arménienne d’environ 3 200 personnes. Les hommes furent éliminés les premiers sous couvert de poursuites judiciaires. Certains inculpés furent accusés d’être membres de la Société Arménienne de Bienfaisance, les uns condamnés aux travaux forcés, les autres à la mort. Un témoin raconte que le chef de la police, Izzet bey, fit déposer des objets prohibés (armes, bombes, drapeaux anglais, français ou russes) dans les maisons arméniennes et arrêter les notables convoqués à la préfecture. Le lundi, jour des pendaisons, était jour de fête pour les Turcs. Des enfants furent « adoptés » par des familles turques et des jeunes filles arméniennes « enfermées dans les harems ».

5 – C’est à Boyabad qu’Atif bey commença son travail dans le sandjak de Sinop. Huit cents hommes furent retenus dans la mosquée. Certains envoyés à Angora pour être traduits devant la cour martiale disparurent en cours de route. Des témoins virent passer le reste de la population à Tchanghiri vers la mi-octobre pour être vraisemblablement massacré dans les environs de Yozgat, comme d’autres déportés originaires des régions proches de la mer Noire. S’il n’existe aucune information sur les Arméniens de Sinop et Bartin, on sait que des Arméniens de cette région traversèrent Sivas et connurent l’enfer de Frendjelar.

© Denis Donikian

18 octobre 2014

Imprescriptible, base documentaire sur le génocide arménien

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1 – L’initiative du site Imprescriptible (http://www.imprescriptible.fr/) revient à Arsène Kalaidjian, en réaction à la campagne négationniste menée sur les sites turcs francophones de l’Internet et consécutive à la loi de la République française du 29 janvier 2001 portant sur la reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915. Il s’agissait alors de mettre à la disposition des internautes francophones documents et témoignages relatifs à ce génocide. D’abord sous-domaine du site Armenweb en 2001, Imprescriptible a été officiellement créé en 2004. Il recevra l’appui du Professeur Yves Ternon, spécialiste du génocide des Arméniens, qui l’autorisera à mettre en ligne son livre Enquête sur la négation d’un génocide (Éditions Parenthèses, 1989).

2 – En termes juridiques, est considéré comme imprescriptible une action ou un droit lorsqu’il ne peut s’éteindre par l’écoulement du temps. Ainsi les droits naturels sont imprescriptibles dans la mesure où ils échappent à toute prescription. Prenant acte des crimes commis durant la Seconde Guerre mondiale, l’ordre juridique français a affirmé, le 26 décembre 1964, la volonté que les criminels ne puissent bénéficier de la prescription. La charte du tribunal international de 1945 et la résolution des Nations unies du 13 février 1946, permirent à son Code pénal de déclarer les crimes contre l’humanité comme « imprescriptibles par leur nature ». C’est dire qu’ils peuvent être jugés sans aucun délai dans le temps.

3 – Les quelques centaines de visiteurs par jour, avec des pics à 2 000 à chaque 24 avril, montrent l’intérêt des étudiants, des chercheurs et des journalistes suscité par les documents proposés. Les messages des enseignants autant que les insultes des négationnistes témoignent eux aussi de l’importance du site. Étranger au monde arménien par ses origines comme le professeur Ternon, Alain Gérard en a longtemps assuré la maintenance, l’enrichissant de sa sensibilité, de ses lectures et de ses découvertes. Quant à Ayşe Günaysu, militante des droits de l’homme en Turquie, elle a traduit en langue turque une cinquantaine d’articles publiés dans le New-York Times durant la période du génocide.

4 – La partie Connaissance du site éclaire le profane grâce à un résumé historique écrit par Jean Guréghian, une chronologie et la brochure élaborée par l’historien Claude Mutafian en 2005. Des citations et des portraits de personnalités, hier ou aujourd’hui aux côtés des Arméniens au nom de la justice, viennent clore cet ensemble. Par ailleurs, Imprescriptible permet l’accès direct aux textes originaux comme les numéros de la Revue d’Histoire Arménienne contemporaine dirigée par Raymond Kévorkian et l’étude fondamentale du juriste André Mandelstam : La SDN et les puissances devant le problème arménien. Enfin, la rubrique Le recyclage des criminels révèle la filiation entre l’Empire ottoman et la Turquie moderne au regard du génocide de 1915.

5 – Dans la partie Documents, sont numérisés d’autres textes d’époque souvent rares et parfois introuvables, comme Le Traitement des Arméniens dans l’Empire Ottoman du Vicomte Bryce et les Mémoires de l’Ambassadeur Morgenthau. Les archives de l’Association ARAM complètent celles du site. S’y ajoute une rubrique Iconographie comportant photographies, témoignages et cartes. Ainsi, la fiabilité et la richesse de son contenu font d’Imprescriptible un outil pédagogique et une arme de combat au nom de la vérité historique et des droits de l’homme, à telle enseigne que les négationnistes n’auront de cesse de vouloir sa perte soit en le copiant, soit en le piratant comme en 2008 et 2011. En vain…

© Denis Donikian

17 octobre 2014

Déportations et massacres dans le vilayet de Konia

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 3:07

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1 – Selon Mgr Jean Naslian (Mémoires, op. cit. p. 372), la ville de Konia fut l’une des villes « les moins exposées aux mesures générales ». Cependant, après l’arrivée des déportés de Zeïtoun, de Cilicie, de Brousse, de Bilédjik, de Panderma et d’Ankara, les Arméniens de Konia subirent le même sort. Passant outre l’interdiction de vendre leurs biens, et profitant d’un délai de huit jours accordé avant leur départ, certains chrétiens réussirent à écouler quelques meubles. En revanche, après leur évacuation et les fouilles révélant argent caché et objets précieux, les immeubles furent cédés aux familles d’officiers turcs. A la gare, les déportés furent dépouillés une seconde fois.

2 – Exemptées de déportation, les familles de mobilisés arméniens purent rester jusqu’à la fin de la guerre, tandis qu’on extorqua de l’argent à celles qui cachaient fuyards ou déserteurs. Les deux églises grégorienne et grecque servirent de lupanars aux soldats avant d’être détruites, alors que l’église catholique des Pères Assomptionnistes, tenue par le Père Antoine, fut préservée. Arrivant de Pozanti, 3 000 Zeïtouniotes échouèrent à Konia dans le plus grand dénuement et abandonnés à eux-mêmes. Entassés dans l’établissement du Médressé (école religieuses musulmane) ils reçurent des Grecs et des Arméniens argent et assistance avant d’être renvoyés dans la campagne marécageuse de Kara Pounar par le Comité, où ils moururent de maladies et de privations.

3 – Quant aux Arméniens de Karaman, certains seront perquisitionnés le dimanche 23 mai 1915 (in Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, op.cit.), d’autres arrêtés. L’organisation fut supervisée par l’antenne locale des Ittihadistes et du maire Tcherkez Ahmedoglu Rifaat. Mais la déportation prit effet le 11 août, l’itinéraire du convoi passant par Eregli, Pozanti,Tarse, Osmaniye, Katma, Alep pour rejoindre le désert syrien à Meskene. Conduits à Eregli, où ils seront dépouillés par le kaïmakan, Faik bey, le commissaire de police et le commandant de la gendarmerie, les Arméniens d’Akcheir seront eux aussi dirigés vers le désert. Mais une centaine de filles resteront détenues par des familles de la ville.

4 – A Burdur où il sera en poste d’avril 1915 à août 1916, le mutesarif, Celaleddin Bey, convoqua le R.P. Arsène pour lui intimer l’ordre de quitter la ville dans les 24 heures avec ses ouailles. Comme ailleurs, leurs biens furent confisqués et bradés. Les déportés furent conduits à Konia où, durant leur séjour, ils devinrent l’objet d’une dispute entre le vali Djelal Bey qui souhaitait les renvoyer chez eux, et l’unioniste Saadeddin qui obtint d’Istanbul de les expédier vers Der Zor, tantôt à pied, tantôt en train.

5 – Avec Bor, Aksaray et Nevchehir, le sandjak de Nighde totalisait 6 000 Arméniens. Passant par Nighde le 22 août, le pasteur H. Bauernfeind note qu’ils « ont tous été envoyés en bannissement ». Cependant, les Arméniens d’Adalia (200), d’Elmaly (500) et d’Isparta (1580) seront épargnés, probablement grâce au mutesarif Kaamil bey et à celui d’Isparta Hakki Kilidj bey. Selon le Dr Dodd, ce sont les Tcherkez établis dans la province, à la tête d’escadrons de tchété, qui auraient pillé et massacré les déportés des convois dirigés sur Pozanti.

© Denis Donikian

La faim du baobab

Filed under: CHRONIQUES à CONTRE-CHANT — denisdonikian @ 5:33

« Il y a des femmes où s’implanter

est aussi difficile

que de vouloir introduire un baobab au Groenland,

même en temps de dégel ».

Anatole de Quercampois,

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