Ecrittératures

31 décembre 2020

10/G : « Où je meurs renaît la patrie » : Les ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE.

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G

Ces faiblesses cumulées des Arméniens ont construit la victoire de leurs ennemis. Des manquements maintes fois évoqués ici ou là au cours de ces chroniques. Reste à les reprendre sous l’angle de ce qui constitue notre peste et notre perte. Et comme le dit La Fontaine : « Ne nous flattons donc point/ Voyons sans indulgence/ L’état de notre conscience… » (Les animaux malades de la peste).

Les guerres sont affaire de culture. Les peuples mènent leurs combats moins en se servant de leurs armes qu’en s’appuyant sur leur mentalité. Certes, cette fois-ci, non seulement les armes étaient anachroniques, mais faillible aussi l’entêtant et têtu «Haghtelu enk » (Nous allons gagner !), seriné sur tous les tons avec assez de naïveté et de suffisance pour se prendre au final une douche froide. Durant la guerre de 88-94, la défense arménienne faisait surtout dans l’urgence et dans le coup par coup, même si elle devait être encadrée par des hauts gradés compétents. Et l’esprit de résistance prévalait sur des Azéris probablement moins motivés et moins subtils, sachant que l’affrontement se faisait à armes égales et de peuple à peuple. Cette fois-ci, en 2020, ces rapports ont été renversés : armement ennemi supérieur, adversaires triples, guerre essentiellement électronique, usage cynique des réseaux sociaux et brouillage des faits par le mensonge. Pour autant, il serait trompeur de croire que la combativité du soldat azéri se serait améliorée en 26 ans. Sans les directives strictes d’un encadrement turc dont la contribution aura été prépondérante, les Arméniens seraient probablement restés maîtres du jeu.

Je dis probablement, car rien n’est moins sûr. Si la guerre est affaire de culture, nous sommes en droit de penser que les Arméniens, en matière d’auto-défense, sont desservis par la leur. Leur attachement au divin, leur goût pour les arts, leur sens du droit pourraient avoir eu des répercussions dommageables dans une guerre qui fut menée à la brute, qui exigeait de céder à ses instincts sinon son instinct de survie, de sacrifier toute mystique humaniste, de s’immerger dans la boue du combat, de donner libre cours à sa chiennerie. Le cynisme n’est pas arménien, mais toute guerre est cynique. C’est le cynisme azéri et turc qui a gagné cette guerre et c’est l’humanisme arménien qui l’a perdue.

Or, examiner comme quelque chose d’étranger à soi le « génie arménien » dont certains se gargarisent en évitant les miroirs, au-delà des clichés narcissiques et flatteurs, c’est risquer de se taper la tête contre les murs. A première vue, l’homme arménien serait capable de rigueur autant que d’approximation. Nul doute en effet que l’ascétisme géométrique dont fait preuve son architecture religieuse n’exprime une magnificence et une ingéniosité dignes de rivaliser avec d’autres joyaux de ce type. Nul doute aussi que, dans les domaines des arts et des jeux, des personnalités pratiquant l’excellence ne montrent à quel perfectionnisme ce petit peuple est capable de se hisser. Au pays même, mais surtout à l’étranger où des noms à consonance arménienne illustrent le poids d’un héritage fait de labeur, d’adresse et d’inventivité. Mais dans les quartiers périphériques de ces exceptions magistrales fourmillent maintes manifestations navrantes d’un débraillé brouillon qui témoigne d’une nonchalance à faire pleurer le regard tellement le laid, le mal fait, l’à-peu-près pullulent comme une pollution qui salit la vie, noircit l’esprit et calomnie le ciel. Cette culture de l’inculture, cet art du raccommodage (Gargtan’ en arménien), ce climat social infecté de minuscules corruptions, cette débrouille de l’ignorance qui consiste à tenter de faire quelque chose avec de tout et avec des riens sont d’autant plus pervers qu’ils conduisent immanquablement à affecter l’homme même. A telle enseigne que tout citoyen arménien, une fois dans la rue, doit se tenir constamment sur ses gardes tant le danger guette à tout moment, tant est permanente cette sourde agressivité qui plombe encore plus le simple souci de survivre. On a vu des gens se faire soigner dans un hôpital pour une allergie et en ressortir avec une insuffisance rénale irréversible. D’autres mourir d’une dose d’anesthésiant inappropriée. On a vu dans les grandes avenues de Erevan des panneaux de publicité géants vantant telle ou telle marque de cigarette. Sans parler des autres cas de morbidité « accidentelle » ou systémique dont personne ne parle. Et d’ailleurs quel Arménien arménolâtre oserait se faire soigner en Arménie ? Le système de santé est à ce point pernicieux sinon déficient qu’il a dû avoir recours à d’autres pays pour affronter le Covid. Certes, pays ex-soviétique, économie pauvre, indépendance jeune, guerre hors-normes, m’objecterez-vous. On peut en convenir. Cependant quelque chose manque et manquera toujours aux Arméniens que la finesse soignée de ses monuments semble camoufler. L’état déprimant des immeubles, le déglingué des escaliers et des ascenseurs, le foutoir des ordures illustrent une mentalité désespérément délétère. Des immeubles fragilisés par le vol de ciment et construits en dépit d’un contexte sismique, contre les avertissements d’une terre soumise aux soubresauts. Quelle surprise de voir ma traduction de Toumanian avec deux couvertures de couleurs différentes sous prétexte que « C’était comme ça ! C’était l’Arménie ! » Déjà au temps de soviets, la chaussure arménienne avait la réputation de ne durer que trois jours. C’est dire… Même si l’Arménie n’a pas les moyens, elle donne l’impression d’un pays à la va-comme-je-te-pousse qui blesse l’amour-propre. Il est clair que les intérieurs des appartements depuis l’indépendance ont tous été refaits selon le goût européen. Il est vrai aussi qu’auprès de ces immeubles mal foutus des demeures somptueuse. Qu’à l’occasion de la guerre, les chirurgiens arméniens ont fait des miracles. Que la jeune génération s’est hissée à un haut niveau d’exigence et que le Centre Tumo y est pour quelque chose. Mais ces exceptions ne sont pas la règle et l’impression générale que reçoit l’étranger est que ces Arméniens, s’ils montrent parfois du génie, le plus souvent ce génie semble s’être détourné de son honneur à devoir mettre l’intelligence au service du bien public et de sa force nationale.

(à suivre)

30 décembre 2020

Aphorisme du jour ( 59)

Filed under: APHORISMES — denisdonikian @ 4:23

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Cercueil : boîte de nuit pour danseur immobile.

29 décembre 2020

10/F – « Où je meurs renaît la patrie » : LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE (suite)

Filed under: "OU JE MEURS RENAIT LA PATRIE" — denisdonikian @ 5:19

F

On pourrait dire que le malheur arménien aura sans cesse balancé entre le pôle fatidique de la catastrophe et le pôle magnétique de la survivance. Une histoire faite d’assiègements au cœur d’une géographie en forme de couloir maléfique et morcelée de vallées vulnérables, poussant à la chute et au devoir de se remettre en vie. Ainsi, rasés à même leurs terres, parfois partiellement éradiqués, les Arméniens ont chaque fois repoussé plus drus, plus forts, plus vifs. Comme si le génie du peuple arménien lui avait été donné pour avoir frôlé ou traversé des enfers jusqu’à son achèvement par un génocide de la plus radicale cruauté.

Comme si la géographie qui dessert un peuple serait aussi capable de le fortifier.

Pour exemple, les Vietnamiens du Nord, soumis aux typhons, auront su développer une nature combative telle qu’elle aura très probablement joué sa part dans leur reconquête d’un Sud alangui par les clémences du climat. Et de fait, l’inverse eût été impossible dans la mesure où seuls les hommes du Nord avaient une âme assez ferme pour se dépasser et unifier le pays en bousculant des tracés injustifiés à leurs yeux. Nul doute aussi que les séismes et les tsunamis qui harcèlent régulièrement leurs îles n’aient contribué à aguerrir les Japonais (même à les doter d’agressivité conquérante), pétris de mystique dans le sacrifice, assujettis aux humeurs d’une terre capricieuse, mais toujours soucieux de s’y éterniser par la conscience du geste travailleur, en développant cette sorte de géométrie esthétique inspirée d’une nature qui donne abondamment et qui prend abondamment.

La terre fait l’homme tant que l’homme l’écoute. Et s’il entend sa chair, s’il entend ses reliefs, s’il entend ses colères, s’il entend sa beauté, mais aussi son insularité idéologique, il saura la cultiver pour se nourrir, l’exploiter pour son confort, la contempler pour se recueillir, l’adopter pour se défendre. En ce sens, on ne peut pas dire de la terre insatiable et vorace qui échoit à un peuple qu’elle lui soit hostile. Non. Seule permettra à ce peuple de survivre la conscience qu’il aura des intelligences, des subtilités et des humeurs que recèle sa terre.

Or, il se trouve que durant la guerre du Karabagh, les Arméniens n’ont pas su entendre leur terre.

Il fut un temps où par une sorte d’alchimie avec leur milieu, les Arméniens réussirent à résister aux coups de boutoir de l’armée turque. De fait, pour être juste, entre les fatalités de l’histoire et leur volonté de restructuration, les Arméniens ont également développé une telle ardeur à s’insurger qu’elle aura réussi à forger leur foi dans la préservation et la défense de leur identité. Durant le génocide, et en dépit du fait qu’ils aient été décapités, on ne peut dire qu’ils aient failli, jusqu’au moment où, outrageusement animalisés, ils ne pouvaient produire assez d’énergie pour survivre au désastre qu’on leur imposait. D’ailleurs, en diaspora où cette passion batailleuse se poursuit par la dénonciation inlassable du négationnisme turc et par l’esprit de bienfaisance et de solidarité, c’est comme si leur terre d’origine inspirait encore les Arméniens pour « sauver les restes » et se maintenir debout.

Malheureusement, les trente dernières années de l’histoire arménienne auront montré que les efforts de résilience nécessaires après six ans de guerre (1988-1994) auront pris le pas sur les impératifs de résistance. Cette longue résilience, à laquelle une diaspora servile a généreusement contribué, aura installé les Arméniens dans une forme d’insouciance coupable et d’irresponsabilité aveugle alors que l’Azerbaïdjan fomentait ouvertement sa revanche. On aura donc vu les Arméniens se comporter comme si le statu quo était déjà la paix. Et tandis que la caste des nantis menait grand train, le gros du peuple déléguait à ses enfants à peine sortis de l’adolescence et déguisés en soldats le devoir de protéger le pays. Pauvres soldats d’un peuple génial condamnés d’avance par l’impréparation et un équipement militaire anachronique.

Non, la terre arménienne n’est pas hostile aux Arméniens. Hier, de ses pierres, ils ont fait des églises. Mais aujourd’hui, ils n’auront su ni reconnaître, ni lire les opportunités de son relief pour inspirer leur combat. Contempler l’Ararat n’est qu’une paralysie paranoïaque quand il y a des terres à défendre. On ne défend pas la beauté de sa terre par la contemplation, mais par des armes appropriées au terrain et qui soient au minimum à la hauteur de ses prédateurs. Il est vrai que de catastrophe en catastrophe, de résilience en résilience, quand la résistance se perdait, c’était qu’une chose se perdait et qu’une autre se gagnait. Aujourd’hui, au terrain abandonné, aux soldats morts ou blessés, au désespoir et à l’humiliation, aux colères et aux divisions, fait suite, et à juste titre, une résilience en pleine activité. Les organisations caritatives de la diaspora, des plus organisées aux plus inventives, se donnent à fond pour apporter du soutien à une Arménie tombée au fond du trou. Elles ont le temps du savoir-faire et les Arméniens du monde entier ont du cœur à donner. De telle manière que ces Arméniens étrangers expriment ainsi une citoyenneté de la conscience arménienne plus haute et plus forte qu’une citoyenneté de papier.

Mais se confiner dans la résilience est une faiblesse dans la mesure où les Arméniens se fragilisent de plus en plus d’une tragédie à une autre tragédie plus destructrice, se liquéfient dans le sanitaire et l’humanitaire tandis que l’ennemi se fortifie dans sa violence. Or, quelle autre image donnent au monde les Arméniens que celle d’une litanie où aux tragédies hors normes succèdent des résiliences forcément admirables. Quelle autre image sinon d’un peuple dont le génie en est réduit à appeler à son secours des nations sœurs impossibles et impassibles ?

(à suivre)

Aphorisme du jour (58)

Filed under: APHORISMES — denisdonikian @ 4:31

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Les fumées de l’usine me rendant asthmatique, j’ai acheté des bonbons thérapeutiques que faisait cette fabrique.

28 décembre 2020

Aphorisme du jour ( 57)

Filed under: APHORISMES — denisdonikian @ 5:43

Bonheur :

Toute fille présentant un casier vaginal inviolé pourra seule se porter candidate pour un homme aux 400 coups capable d’en tirer encore plus et même d’allumer onze mille vierges de son cierge éteint.

27 décembre 2020

2021 : Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre

Filed under: PROSE POESIE — denisdonikian @ 9:55

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L’affiche rouge

de Louis Aragon

Vous n’avez réclamé ni gloire ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servis simplement de vos armes
La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE

Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant

25 décembre 2020

10/E – « Où je meurs renaît la patrie » : LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE (suite)

Filed under: ARTICLES,GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 8:20

E

Au sortir d’un hiver à dormir

Et maigrir tant et tant,

Un ours crevant la dalle

Se dit qu’il serait temps

D’épier quelque chair animale

Qui servirait à le nourrir.

Il ne trouva que dalle.

La faim le rendait délirant.

Il errait à crocs et à cran

Comme il n’est pas permis.

Lorsqu’il tomba sur des fourmis.

Ce fut une hécatombe.

Le nid tourna en tombe

Et l’ours ayant tout avili

Avait le beau dôme détruit.

Quand l’affamé tout à sa joie

Se reput des petites proies

Les fourmis sans attendre

Ni se plier au deuil

Ni au temps se suspendre

Pour parer aux saisons

Refirent leur maison

En repartant du seuil.

Si admirable est le courage

Quand le cœur se met à l’ouvrage,

Qu’il faut tout remettre debout,

Panser le dol et le blessé,

Garder l’esprit hors l’insensé

De bout en bout.

Mais un jour un homme passant

Quelque diable aussi le poussant

Détruisit d’un coup mécanique

L’architecture magnifique.

Dès lors les fourmis dispersées

En des terres désespérées

De nouveaux nids reconstruisirent,

Avec un dôme encor plus haut,

Encor plus grand, encor plus beau.

Ainsi ils se reconquirent.

Et quant à l’ours un homme aussi

L’abattit.

Ce monde est ainsi fait qu’il faut toujours survivre.

Des peuples sont défaits d’autres faits pour revivre…

24 décembre 2020

10/D – « Où je meurs renaît la patrie » : LES ARMÉNIENS et le GÉNIE du GÉNOCIDE (suite)

Filed under: ARTICLES,GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 7:04

( Photo graphie de Jean-Bernard Barsamian, copyright)

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D

La chose est entendue : le peuple arménien est exceptionnel. Exceptionnel, oui ! – Mais pour qui, exceptionnel ? – Exceptionnel, parce qu’il est exceptionnel. Cela suffit. Puisque la chose est. – En d’autres termes, et si je vous ai bien compris, dire que les Arméniens sont exceptionnels les rendrait forcément exceptionnels. Voilà un axiome qui me paraît un peu court, jeune homme. En fait, votre affirmation selon laquelle un peuple est exceptionnel suppose que les autres ne le soient pas. Et si exception il y a, encore faudrait-il savoir sur quoi porte cette exceptionnalité ? Quelle qualité ou quel critère d’exception permettrait ainsi de définir l’être-arménien ? Ou quel défaut aussi, pourquoi pas ? Quitte à se demander, puisqu’on y est, quelle cause serait à l’origine de ce caractère exceptionnel qu’on reconnaitrait d’emblée aux Arméniens. En bref, voilà de quoi gloser sur le génie de l’histoire ou sur celui de la géographie qui aurait engendré le génie de la nation arménienne.

Ainsi donc, «  Voyons sans indulgence l’état de notre conscience », si je me réfère à l’auteur des Animaux malades de la peste, sans pour autant insinuer que nous autres hommes souffrons de cette maladie qui se nomme l’exceptionnalité.

En ces jours sombres, il faut bien le dire, l’exceptionnalité des Arméniens aura été mise à mal par des peuples dont ils ont toujours dit qu’ils étaient médiocres. Dès lors, je me demande à quoi sert aux Arméniens d’être exceptionnels s’ils ne sont pas capables de le démontrer sur le champ d’une bataille, au moment de leur histoire où ils pourraient ne plus exister. Ces derniers mois de catastrophe exceptionnelle m’ont également conduit à m’inquiéter au spectacle de nous autres, Arméniens exceptionnels, en train de quémander aux nations sœurs de les aider à sauver l’exceptionnalité de leur lutte en faveur de leur commune civilisation. Étrange, non ? Ainsi donc, si les Arméniens se sont délités au combat, c’est bien qu’ils avaient des ennemis exceptionnels. Partant, il convient d’admettre trois choses : la première serait que les Arméniens dans le fond ne sont pas si exceptionnels qu’ils le prétendent, la seconde que d’autres peuples sont en droit de s’estimer exceptionnels, enfin que chaque nation fait preuve d’aveuglement en se prétendant exceptionnelle, oubliant que toutes les autres se situent d’elles-mêmes, à des titres divers, au plus haut du classement. Oui, chaque nation est à ses propres yeux exceptionnelle et exige que cette exceptionnalité soit respectée par les autres. Sinon… – Sinon quoi ? – Sinon elle cherchera à se sacrifier jusqu’au dernier soldat pour que le respect qu’elle est censée inspirer soit maintenu.

Pour me résumer, et au risque de vous décevoir, je dois reconnaître que pour l’instant tous les peuples se disant exceptionnels ont besoin de cette décoration pour survivre à la médiocrité, quitte à en mourir, ou plutôt pour ne pas mourir de médiocrité. Par conséquent, il nous reste à chercher ailleurs l’exceptionnalité dont ils se targuent. Or, disons-le tout net : les Arméniens que d’autres nations disaient à juste titre exceptionnellement forts et durs au combat ont démontré de telles failles qu’elles les ont précipités dans l’abîme de la défaite. – Quelles failles ? – Ou quel défaut dans le diamant de leur exceptionnalité, pourrait-on se demander ? Quel peuple est sans défaut d’ailleurs, n’est-ce pas ? Petit peuple en nombre, ces Arméniens, réduits par leur histoire à la portion congrue, que des péchés trop grands pour eux auraient aujourd’hui submergés. – Je vous vois venir. Vous allez me ressortir de son écurie votre cheval de bataille. – Écurie d’Augias, oui ! Incurie, même. Si j’avance que les Arméniens ont le génie de la corruption, n’importe quel Arménien narcissique se jettera sur moi pour me faire admettre que ce peuple exceptionnel ne fait pas exception à la peste qui s’empare de tous, même si tous n’en meurent pas. Certes, mais les Arméniens, petit peuple, je le rappelle, au cours d’une guerre larvée de trente ans, ont même entretenu cette pollution grâce au génie égoïstique de quelques politiciens brigands, comme si l’Arménie était un État normal avec des institutions fortes et une population robuste en nombre. Ne faut-il pas du génie, un génie bien spécial d’ailleurs, un génie de la perversion, pour réussir à drainer l’économie sous perfusion d’un pays malingre, assisté de toutes parts, vers les intérêts privés aux dépens d’une collectivité menacée en permanence par un voisin belliqueux ? Appelons ça, génie, même si cette exceptionnalité dans le mal, fait trembler par sa vérité notre narcissique Arménien. Toujours est-il que ce génie arménien qui fait du mal aux Arméniens a sa part dans la faiblesse de cette exceptionnalité dont se gaussent aujourd’hui ceux qui ont su mettre le doigt sur le chancre noir de leur âme. Curieusement, c’est à se demander si la démocratie emphatique et factice qui a sévi en Arménie durant ces trente dernières années n’aurait pas desservi les Arméniens sur le front de leur combativité. Or, aujourd’hui, défaits par la défaite, les Arméniens voient revenir sur le devant de la scène la horde des corrupteurs qui cultivent à grands cris leur espoir de revanche sur le terreau béni d’une désespérance générale. Pire que cela, les acteurs principaux du passif montrent si peu de conscience civique qu’ils osent pousser le peuple à la division. La division… Voilà encore un mal démocratique qu’ont réussi à éviter nos ennemis où la dictature fait ses choux gras d’une désinformation à sa botte et d’une richesse destinée à ses objectifs outrageusement guerriers. Or, l’Arménie de ces trente glorieuses, faite d’une ponctuée de petites pétarades, aura vécu comme si la guerre était devenue une maladie bénigne qui emportait de temps en temps quelques soldats en sentinelle sans nuire à l’insouciance générale. De fait, ce bain de bonheur dans lequel ont vécu les Arméniens les aura affadis jusqu’à émousser leur sens de la survie et du combat. Et donc, s’il faut chercher de l’exceptionnalité aux Arméniens, c’est aussi dans ce génie de la fange. Fange mêlée de feu et de sang dans les tranchées désespérées du combat contre un ennemi qu’on croyait devant alors qu’il fomentait dans notre dos depuis trente ans.

(A suivre)

Rappel : Les peuples manipulés n’étant qu’une caricature d’eux-mêmes, nous tenons à préciser que nous distinguons les Turcs ouverts des Turcs enfermés dans leurs mensonges. Il va sans dire qu’en parlant des Turcs d’aujourd’hui, nous évoquons seulement les Turcs erdoganisés.

22 décembre 2020

A DIEU JACQUES !

Filed under: ARTICLES — denisdonikian @ 5:24

Ceux qui nous quittent le font toujours trop brutalement et ouvrent comme un trou noir dans nos jours qui suivent leur disparition. Les discours funéraires ont beau les bonifier, ils oublient qu’en l’homme tout est chaos et que s’y mêlent le lisse comme le rugueux, le simple autant que la complexité. Jacques Nazarian détestait les discours funéraires, lui qui obéissait pourtant à cet impératif moral qui oblige un Arménien à parler de la mort, de la mort massive, de la mort monstrueuse. C’est dire qu’il n’était à l’abri ni du rugueux, ni du complexe même s’il les camouflait de son humeur chantante ou les réveillait d’un coup de bon sens net et tranchant. Sans être un homme de vengeance ni un homme qui oublie, Jacques avait ses détestations radicales comme celle envers ses ennemis de toujours. En somme, pour cet « Amoureux de vivre à en mourir » comme l’écrit Louis Aragon dans L’Affiche rouge, son principe de vie ne valait que s’il combattait ceux qui avaient effacé des hommes, des femmes et des enfants et qui refusaient de le reconnaître. Et je ne suis pas sûr qu’il aurait été jusqu’à parodier Missak Manouchian disant : «  Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ! » C’est dire aussi combien le « peuple turc » de 1915 lui aura fait du mal, et combien aujourd’hui encore ce mal continuait de le troubler. Cependant sa foi en Dieu non seulement innervait sa lutte contre l’enterrement du génocide de 1915, mais encore lui évita de s’abîmer dans ce gouffre de notre histoire. S’interdire d’oublier, et rappeler, rappeler sans cesse la dureté de ce qui est vrai et la pureté de ce qui est juste.

On peut dire que dans les années soixante, aux abords du cinquantième anniversaire, comme membre du Centre d’Études Arméniennes créé par Georges Khayiguian, Jacques n’a jamais cessé de jouer le rôle de petit caillou dans la chaussure du négationnisme turc. Petit caillou à l’époque quand la diaspora était encore plongée dans son sommeil traumatique. Petit caillou que ces premières commémorations initiées par le même Centre d’Études Arméniennes. Petit caillou que cette brochure du même Centre d’Études Arméniennes courageusement et rageusement intitulée Deuil National Arménien à laquelle Jacques Nazarian, autodidacte, contribua en écrivant le chapitre consacré aux conséquences des massacres. C’est dans ce creuset du Centre que des militants accomplis comme lui et sa femme Jeannette, comme Robert Donikian et son épouse Emma, les couples de Diran Khayiguian et de son frère Georges, ou comme Vahagn Garabédian, côtoyaient dans une même obsession antinégationniste des jeunes qui cherchaient encore à s’affirmer comme Kégham Kévonian, Manoug Atamian, Vartkès Solakian, Raymond Kévorkian, Jacques Donabédian, moi-même et tant d’autres qui allaient s’illustrer dans la même voie. Avec le recul, on peut affirmer que ces premières expressions de lutte contre le mutisme de l’État turc devaient donner naissance, à partir de 1965,  aux livres majeurs sur le génocide, à la multiplication des commémorations, à l’engagement prononcé des militants, dont certains passés par le Centre, à l’idée de responsabiliser les personnalités politiques, à la prolifération des conférences et des manifestations… Depuis le cinquantenaire, les Arméniens n’ont plus peur. Et s’ils disent qu’ils n’ont pas oublié, c’est pour dire que tout peut recommencer. Le petit caillou dans la chaussure du négationnisme est maintenant devenu un rocher. A telle enseigne que l’affirmation «  Arménie 1915, l’extermination d’un peuple », qui creva de son éclair le ciel narquois du négationnisme il y a cinquante ans, au cours de conférences faites à Marseille, Lyon et Paris, vient d’éclater au grand jour pour montrer au monde entier qu’elle était vraie et monstrueuse, impunie et proliférante tant l’alliance des deux frères en génocide que sont Erdogan et Aliev exprime sans vergogne la même haine anti-arménienne qu’en 1915.

Le 24 mai 1964, au Palais de l’UNESCO, c’est à Jacques l’autodidacte que revint la tâche difficile de faire éclater le scandale du génocide oublié de 1915, à l’occasion de la XVème Journée Nationale contre le racisme, l’antisémitisme et pour la Paix. C’est à lui que revient la formule choc : PRIME au CRIME, laquelle résume tout, le passé arménien mais aussi son présent. « PRIME AU CRIME ! » aurait encore pu dire Jacques Nazarian en ces jours sombres où des soldats et des civils arméniens se font décapiter, qu’ils soient morts ou même encore vivants.

Enfin, je me souviens du soir où descendant en stop à Marseille pour préparer la grande conférence de la Salle Vallier, je me suis arrêté chez les Nazarian à Montélimar. J’arrivais au moment du repas. Je me souviens de la prière, du recueillement et de tous ces enfants auxquels Jacques et Jeannette avaient donné les clés de leur épanouissement. Or, tout en les instruisant sur le génocide, ils se sont bien gardés de les enfermer dans la mémoire et dans l’histoire. Comment ? Par la musique. Car la musique atténue cette mort que porte en lui tout Arménien infecté par le poison du génocide. Avec Jeannette, qui était la douceur même, Jacques formait plus qu’un couple, c’était une entreprise d’humour et d’humanité qui s’ignorait tant la chose leur était naturelle. Ils venaient à vous toujours avec le sourire du sud qui met du soleil dans l’âme de qui le reçoit.

Alors, pars en paix, Jacques ! Vers ces rives sans drapeaux ! Tu as fait ta part. Et comme tout Arménien vivant et survivant, tu as « contribué ». Dans l’au-delà de ces mots, tu resteras toujours une mémoire, une parole et un accent. Mon seul regret sera quand même que tu seras parti trop tôt pour lire ton nom dans mon livre à paraître, comme sur un mémorial de reconnaissance.

Denis Donikian

Jacques Nazarian : 2 janvier 1925, Salonique – 16 décembre 2020, Montélimar.

Jeannette Nazarian : 1926, Vienne – 2017, Montélimar.

21 décembre 2020

Aphorisme du jour (56)

Filed under: APHORISMES — denisdonikian @ 6:30


(OEuvre de D. Donikian)

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Monté pour être un temple, ton corps finit poubelle.

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