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Georges Festa : Le statut du tabou : tu as toujours le souci de dénationaliser le propos, de l’universaliser, d’humaniser ce qui échappe à la raison – comment vois-tu la rémanence du tabou à travers tes œuvres ?
DD : D’aucuns prétendent que Vidures porte sur l’Arménie. C’est oublier qu’on n’y trouve nulle trace des mots Arménie ou Arménien. Durant l’écriture, je me suis posé la question. Les écrire ou ne pas ? Puis le besoin de les effacer s’est imposé au fil de l’écriture. Le roman s’écrivant de l’intérieur, les évoquer n’était pas nécessaire. Ce n’est pas un étranger qui écrit Vidures. Si c’était le cas, le pays et les gens seraient nommés. Comme on fait dans un livre de voyage. Mais dans ce roman, les personnages vivent le pays. Ils ne l’éprouvent pas comme une entité géographique distincte de leur être. C’est un lieu sur la terre qui leur est échu par l’histoire comme le cadre ordinaire de leur existence. Cela dit, les repères « arméniens » (Erevan, Ararat) sont nécessaires pour délimiter ce cadre. En fait, ils délimitent la conscience que les personnages ont de leur espace. Mais ces repères sont à mettre au même niveau que le cimetière, la décharge, la ville de Noubarachèn. Sans plus.
Vidures n’est pas le premier de mes livres ayant trait à l’Arménie et où le mot ne figure pas. Ethnos, pas exemple. Pourquoi dans le fond ? Comme s’il fallait y voir l’effet d’une maudissure, d’une infécondité de la parole, d’un effroi encore tapi dans l’inconscient. L’effroi encore vivant de l’effacement subi par le génocide et surtout de sa négation. Probablement. Ou le fait que les Arméniens n’aient pas besoin de se nommer pour montrer qu’ils font partie de l’humanité. Quand se nommer hier, c’était se désigner à la haine du bourreau. Et se nommer aujourd’hui, c’est se désigner comme victime. Dès lors, vient la crainte de nationaliser son propos et donc de dévoyer le roman. De lui ôter toute portée universelle. De le décapiter en quelque sorte. Mais là où les choses doivent êtres dites sans ambages, dans certains essais, j’use et abuse des mots Arménie et Arménien. Comme des entités sacrées. Pour autant, sacrées ne veut pas dire intouchables. Aujourd’hui, l’Arménie est une entité à la fois sacrée et souillée. C’est alors que le roman intervient. Il intervient pour combattre la souillure et préserver le sacré. Vidures se situe dans cette inquiétude. Qu’avons-nous fait de l’Arménie sinon de la souiller par la souffrance des Arméniens ? Et comment se fait-il qu’un écrivain en soit venu à remplacer le mot Arménie par Aghpastan’ (pays de l’ordure) ? Qu’il le fasse avec l’impression d’avoir trouvé le mot juste. Aghpastan’. Le mot qui convient. Et si notre culture de la sacralisation n’était dans le fond qu’une culture de la « mise en victimes » des Arméniens. Une victimisation sans compassion… Et dans ce cas, qui sont les bourreaux des Arméniens ? L’Arménie telle qu’on l’aime n’est pas l’Arménie telle qu’on est en train de la « chier » (j’ose le mot). Ainsi s’interroge l’écrivain. L’écrivain arménien. Qui pleure dans sa chair des malédictions dans lesquels se trouvent les Arméniens en Arménie. Car pour lui l’Arménien est sacré au-delà de toutes les sacralisations politiques instrumentalisées à des fins étrangères à son bonheur et à son honneur. C’est alors qu’il faut aborder le domaine du tabou.
On ne touche pas aux tabous. Surtout dans les sociétés qui ont figé leur culture autour de quelques interdits. Vidures n’a probablement pas été ressenti chez le lecteur français comme un livre iconoclaste. En revanche en diaspora et en Arménie, le roman n’a pas été du goût de tout le monde. C’est le droit de tout lecteur bien sûr. Mais un écrivain doit être jugé sur pièce. Je devrais dire sur parole. Le roman lui-même est tout entier ressenti comme un roman iconoclaste. C’est d’autant plus insupportable pour un peuple déjà humilié par un génocide et qui se cherche une résurrection. Et ces humiliations, il les compense par des formes d’exaltation narcissique. Dans ce cas, il ne peut que mal accepter qu’on montre du doigt ses failles. Qu’on dénonce ses cruautés, ses contradictions, pour ne pas dire ses complexes pathologiques. Or, voici qu’un roman vient jeter à la face du lecteur les déchets du pays. Déchets de la consommation mais aussi déchets humains. Lesquels sont les déchets d’une politique qui fait fi de l’homme. Mieux vaut une vision mystique du peuple qui vous couvre tout ça. Avec de la belle montagne ou de la belle architecture religieuse à toutes les sauces.
Le ton iconoclaste du livre est donné dès les premières lignes. Gam’ se soulage en disant « Der Voghormia ! ». Un raccourci qui fait s’entrechoquer deux mondes, le sacré et le profane. A y regarder de près, tout le livre tient dans ce début. Il va osciller entre le sacré et le profane, entre le sublime et le grotesque jusqu’à la fin.
Mais le tabou n’est pas une volonté délibérée de provoquer le bourgeois. L’évocation du tabou n’est que l’effet d’une description du réel. Surtout quand ce réel est sclérosé. Que les modalités culturelles confinent à l’enfermement et à la pathologie. Le viol du tabou, c’est qu’il permet de voir les choses au-delà des choses. D’élargir ainsi le champ de la conscience. Le lecteur de Neige d’Orhan Pamuk, surtout s’il est turc, sent bien que l’auteur bouscule à tout moment des interdits. Que son histoire de poète journaliste venu enquêter sur le suicide des jeunes filles de Kars n’est qu’un prétexte. Pamuk mesure l’état des hommes pris entre la bêtise nationaliste et la bêtise religieuse. De fait, le tabou s’intègre dans l’économie du récit. Ce n’est pas un artifice narratif. L’auteur ne fait que dire ce qui est. Et le dire suffit à lever le voile sur les absurdités qui engendrent des souffrances. Le fait de toucher au tabou n’émerge pas dans le récit pour créer du scandale. Le vrai scandale, il est dans la violence sociale qu’évoque le roman. Quand le sacré dissimule la souffrance, quand il la provoque, il devient scandaleux.
Je reviens sur un passage qui a dû en choquer plus d’un. Au chapitre 22, la journaliste Zara, qui enquête sur le suicide des filles, se fait violer sur les marches du Mémorial. Pendant ce temps, la « voix off » du Mémorial rappelle les massacres de Kémakh, le viol des Arméniennes. Le violeur de Zara est anonyme. Mais cet anonymat est ambigu. L’homme est du pays et tout laisse à penser qu’il agit pour le compte du pouvoir. Un pouvoir qui cherche à intimider toute personne lui cherchant des noises. On est donc dans une scène en forme d’abîme. Dans une répétition. Où le violeur d’aujourd’hui prend la figure du bourreau d’hier. Zara fait, dans sa chair, l’expérience de la tragédie arménienne. Un siècle réduit à quelques secondes. C’est le vieux génocide qui se réveille au sein même des victimes. Car cette fois, les bourreaux sont des frères de sang. Et si c’était aussi la condition des femmes en Arménie ? Le viol de leur dignité sur l’autel du sacré national. On me dira que ce n’est pas vrai en général. Quelques femmes qui se suicident seulement ne font pas le mal profond d’une société. Certes. Pour autant, prédomine en Arménie une morale de l’écrasement. Et les femmes sont des « objets » écrasés. Elles font elles aussi partie de la décharge générale. Elles sont quelque chose comme les déchets d’une culture pathologique. Elles se cherchent une dignité dans un modèle social corrompu.
On pourrait creuser davantage la métaphore. L’expliquer serait la dévoyer. Il faut qu’elle reste en l’état dans l’esprit du lecteur. Tout cela pour dire que les choses scandaleuses dans le roman font sens. Elles participent à l’économie générale du texte. Ce n’est pas un artifice de complaisance, ni une volonté gratuite de provoquer qui que ce soit. Mais un élément qui entre dans la composition du tissu fictionnel.