Tatev sous les yeux. Tatev au soleil… Village et monastère. C’est ainsi que le nom de Tatev s’inscrira dans ma mémoire. Un morceau d’Arménie rurale et spirituelle, dans le bonheur des corps et d’une végétation baignée de lumière.
Avec l’arrivée des beaux jours, l’image de Tatev monte dans l’esprit des habitants de la capitale. Mécaniquement, les têtes sentent le sud exercer sur eux son attraction. Et quelle destination désormais plus attirante que Tatev depuis qu’un téléphérique vous dépose au pied du couvent en vous faisant glisser dans les airs durant onze minutes ! D’autres qui préfèreront se tremper le croupion dans les bassins de Satani Kamourdj prendront la belle route tombant sur le Vorotan’ avant de grimper en lacets vers le village.
Or, cette manière de figer le panorama au meilleur de son image est aussi hypocrite qu’elle est réductrice. Concernant le couvent, c’est oublier qu’un tremblement de terre l’avait détruit en 1931. Voir Tatev aujourd’hui, restauré pierre par pierre, c’est oublier sa vulnérabilité. On admire un joyau qu’on croit hors du temps alors qu’il ne lui échappe pas.
Mais le village… Le village vit. Il vit au plus près des saisons. Et ce sont des corps auxquels elles s’imposent. Qui vient aux mois les plus durs, quand la neige et le froid s’abattent sur les maisons ? Qui se demande comment ces corps se défendent contre les jours et les nuits d’hiver ? Et comment ils se chauffent ? Et comment ils se nourrissent ? Et comment ils s’abreuvent ? Qui se le demande alors que le gaz ne vient pas au village ? Et quand les obscurités sont longues et tenaces… Quand les chemins sont couverts de neige… Ou de boue… Et tant d’autres choses contre lesquelles les gens épuisent leurs forces pour survivre. Et du quel côté se tournent les vieux quand les maux se font atroces ? Puisque Tatev n’a pas de médecin…
L’inauguration du téléphérique en octobre 2010 fut une ironie de plus à l’encontre des villageois. Nommer cet engin les ailes de Tatev n’aura pas permis au village de prendre son envol. Penser qu’il allait l’aider à son développement sans se soucier de parer d’abord aux élémentaires agressions du temps contre les corps était cruel, criminel même. Le président est venu, il a chanté et il est parti. Et la vie n’a rien gagné en confort. Car l’hiver, le président a chaud. Et un homme qui a chaud l’hiver ne saura jamais la dureté du froid qui saisit les autres. Car ce qu’on pense, on le pense avec le corps. Rares sont ceux qui savent sortir de leur corps parfumé pour entrer dans le corps meurtri des autres. Aucun président en Arménie ne l’aura encore fait.
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Dernier livre paru :
A paraître : VIDURES, roman, chez Actes Sud