Ecrittératures

26 septembre 2011

Montagne étrangère et sacrée

Filed under: MARCHER en ARMENIE,Route solitaire au Zanguezour — denisdonikian @ 10:27

Photo . Jean-Bernard Barsamian ( reproduction interdite)

Pour d’autres photos, voir ici mabellephoto

*

La Montagne a beau dominer ce monde, et le pays être minuscule, on marche trop loin pour qu’on la voie planer tout au fond de sa route.

Mais, en réalité, c’est elle qui hante nos marches.

Qu’il soit invisible, perdu par la distance, tandis que nous traversons les forêts du Tavouch ou du Zanguezour, l’Ararat pointe en permanence dans nos rêveries déambulatoires. C’est lui notre repère et c’est toujours vers lui que nous sommes tourné, même s’il se tient très loin dans le nord ou plus loin encore dans le sud. Il aimante nos pas, il allume notre espérance, tellement son mythe reste vivace au milieu des choses.

Nuage fixe et pur dans le ciel mental du marcheur.

Mais contrairement aux Japonais qui pérégrinent sur le Mont Fuji ou à ceux qui après le périlleux voyage d’approche, tournent autour du  Kailash au Tibet comme le centre de l’univers, je suis condamné à me tenir à distance de l’Ararat, resté en pays ennemi. C’est que la marche est toujours un exil, elle quitte et n’atteint jamais. Elle souffre d’insatisfaction permanente. Elle se déploie dans un entre-deux. En abandonnant les tares d’une sédentarité mortelle, elle nomadise en quête d’un absolu qui se dérobe sans cesse. Nous avançons, nous voyons, mais nous savons que nous ne foulerons jamais de nos pas le sacré. Dès lors, la Montagne nous oblige à reconsidérer les signes et à nous forger une conscience des hommes travaillée par le goût du bonheur autant qu’une conscience du temps guidée par le sublime.

Dans ce sens non politique, c’est l’avantage du mont Ararat d’être ailleurs, impossédé,  sinon impossible.

*

 Dernier livre paru :

 L’ENFER FLEURI DU TAVOUCH

A paraître : VIDURES, roman, chez Actes Sud

Les vieux de la veille

Filed under: MARCHER en ARMENIE,Route solitaire au Zanguezour — denisdonikian @ 1:17

Les vieux d’ici ont de la rancœur. Trois de Kapan’ se pintaient à la bière. L’un maladif, assis cassé sur un muret, l’autre éructant l’alcool, le troisième propre, sobre, normal.  Ce soir-là, après un repas poulet-frites-salade, j’avais besoin d’un bon dessert de rengaines locales faites de griefs, de récriminations, d’acrimonies. Je les ai abordés direct. Eux-mêmes  avaient des envies de se déverser. Histoire d’entrer en matière, j’ai demandé le nom du cours d’eau qui sinuait dans les saletés avant de se joindre au Voghtchi. Et ils sont aussitôt partis comme si c’était d’eux qu’on parlait. « Cette rivière, oui, tout le monde y jette n’importe quoi. C’est comme ça. Mais le pays est comme ça. Un dépotoir… – Vous êtes tous à la retraite, je suppose… – La retraite ? Quelle retraite ! On survit. C’est tout ce qu’on fait. – Oui, on survit. Quarante ans qu’on a travaillé pour en arriver là. – Ce sont les gens d’en haut qui vous prennent tout. – Mais vous avez bien une carrière de molybdène. Ça vous donne du travail, que je leur fais.  – Du travail ? peuh ! – Ce sont les Allemands qui l’exploitent ? – Les Allemands ? Qu’est-ce que tu racontes ! Un journaliste a enquêté en Allemagne. Il a cherché le bureau de l’entreprise. Eh bien, il n’a rien trouvé. Pas de bureau. Tu sais bien ce que ça veut dire. Ça va tout droit dans la poche à Serge. Qu’est-ce que tu crois ! – Nous, les Arméniens, on est comme ça. On aime trop l’argent. On est pourris par l’argent. Les autres n’ont qu’à crever, qui s’en soucie ? Tiens, dans cette ville, personne ne travaille. Et pourtant, c’est une grande ville. On n’a pas d’usine. On vivote. Alors qu’au temps des soviets, on vivait bien. L’argent vous suffisait largement.  Mais  maintenant… » C’était vraiment de la rengaine. Une berceuse noire qui vous poussait au sommeil pour des songes perdus loin des réalités. Après ça, je suis rentré à mon hôtel. Du balcon, j’ai regardé la ville. Elle bruissait encore.

(Photo: Denis Donikian, copyright)

*

 Dernier livre paru :

 L’ENFER FLEURI DU TAVOUCH

A paraître : VIDURES, roman, chez Actes Sud

Propulsé par WordPress.com.