Ecrittératures

31 octobre 2010

La nuit du prêtre chanteur (2)

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Acte 2 : Un seau pour la soif

Fenêtre éclairée

Les personnages se réveillent peu à peu. Arzou somnole assis. Kom’ n’a pas changé de position.

Les tirs ont repris.

Kom’ : Boum ! Boum !

Ayash : Toujours là, mon Père ?

Kom’ : Toujours, mon lézard.

Ayash : Vous n’avez pas dormi ?

Kom’ : J’ai passé la nuit à chantonner dans ma tête. J’ai tant de musiques que ça me tient éveillé. Tant de musiques… Celles qu’on m’a chantées dans les villages. Elles courent entre mes oreilles.

Ayash : On n’est pas venu vous chercher ?

Kom’ : On n’est pas venu. On n’est pas venu… C’était de l’eau pure, ces chansons, tu comprends ?

Ayash : Je comprends.

Kom’ : Je m’asseyais au pied d’un arbre, c’était l’été, pas le moindre de vent, les jeunes villageoises marchaient parmi les fleurs, je leur demandais de chanter et j’écrivais. C’était de l’or, ces moments, de l’or. Maintenant ces chansons, qui les entendra ? Je suis perdu sans elles… Et elles seront probablement perdues sans moi. Dieu me laisse une seule fois encore retrouver ces temps ! Une seule fois ! Rien qu’une seule fois !

Chankiri : Ceux qui devraient vous libérer n’aiment probablement pas vous entendre chanter. Mais nous, oui. Nous aimons ça. (Bas, et à l’écart) Quelles raisons auraient-ils de libérer un prêtre chanteur ? Et d’ailleurs, quel chant n’est voué à mourir ?(Parlant bas à Ayash )Tout ça ne sent pas bon. Un saint homme qu’on ne libère pas. Un collaborateur qu’on n’écoute même plus. Deux pauvres bougres qu’on a pris pour leurs homonymes… Et nous.

Ayash : Et nous quoi ?

Chankiri : Nous ? Nous avons écrit. Si écrire est un crime…

Ayash : Il fut un temps où ils arrachaient la langue de ceux qui enseignaient comme on parle et on écrit aujourd’hui. On aurait dû se méfier.

Chankiri : On aurait dû se méfier.

Ayash : Parfois on se croit libre et de fait on vit avec un fil à la patte.

Chankiri : Qu’allons-nous devenir alors ?

Ayash : Ils feront de nous ce dont ils ont toujours rêvé.

Chankiri : Nous laisser crever de faim et de soif sur des routes inconnues, vous voulez dire ?

Ayash : Que dites-vous là, voyons ? Mais non. S’ils nous ont réunis de force, c’est  pour nous emmener à la promenade. Ils nous feront pique-niquer au bord d’une rivière. Leurs soldats nous serviront les meilleurs vins. Des odalisques lascives, tout juste sorties de leur adolescence, mais expertes en amour, nous prodigueront des caresses appropriées. Et les oiseaux chanteront sur les branches. Les poissons frétilleront dans les eaux argentées. Et les fleurs s’offriront aux abeilles.

Chankiri : Et nous fumerons des havanes comme au paradis…

Ayash : Voilà ce dont rêvent de nous donner ceux qui nous ont jetés dans ce bouge. Il faut savoir espérer. Alors espérons… A propos de soif… S’adressant à Arzou : Holà ! Monsieur le costumé, ne pourriez-vous pas faire quelque chose ? Le soleil commence à chauffer et nous avons tous la gorge qui brûle. Puisque vous êtes encore des nôtres, rendez-vous utile. Le gardien ne devrait pas vous refuser ça au moins. Il commence à vous connaître.
Chabouh : Avec une chaleur pareille, ma viande est foutue. Et c’est pas ma femme qui…

Ayash : Laissez donc la faisander à sa guise, cher ami. Ainsi va toute chair…

Chabouh : Vous savez ce que je perds avec tout ça, vous ?

Ayash : Avec votre femme ou avec votre viande ?

Chabouh : Le samedi est le jour de la semaine qui rapporte le plus. Et cette recette ne remplira pas ma caisse. D’ailleurs, je ne l’ai pas fermée. Pas eu le temps. On m’avait dit que j’en aurais pour quelques minutes. Il se met à couiner. Et voilà des heures que nous sommes là à attendre on ne sait quoi. Que la porte s’ouvre, Bon Dieu ! Qu’on nous dise maintenant : rentrez chez vous ! Mais à quoi ça servirait de rentrer maintenant ? À cette heure, ma viande est pourrie et ma caisse, j’ose pas y penser…

Kamer : Faut pas pleurer comme ça. Ta viande… Elle est pas perdue. Tiens, si on y met de la mort au rat, on la fourguererait aux chiens. C’est comme ça qu’on s’en débarrasse le mieux.

Chabouh : Oh toi !  L’attrapeur de clébards, va au diable ! Pour l’instant, nous avons faim et nous avons soif. Et puisqu’on y est, on pourrait réunir notre argent et demander au policier de nous apporter à manger… Hein, qu’en pensez-vous ?

Arzou vient frapper à la porte. Personne ne répond.

Chankiri : Ils veulent nous faire crever.

Ayash : Et à moindres frais. On entend des coups sur d’autres portes. Ils sont capables de nous traîner le long d’une rivière et de nous interdire de boire à coups de fouet.

Chankiri : Si nous, nous mourons, tous autant que nous sommes, nos femmes et nos enfants seront sans protection. Alors ils les jetteront sur des routes. Des routes interminables. Des routes pour qu’ils meurent de faim, de soif et de fatigue.

Ayash : Qu’avons fait pour mériter ça ?

Chankiri : Ce qui est sûr, c’est que quelqu’un nous fait savoir qu’il ne veut plus de nous.

Ayash : Ils doivent penser qu’ils seront plus libres comme ça. Plus ils nous écraseront comme des cafards, plus libres ils se sentiront. Eh bien sûr, ils se trompent. Libres ? Libres d’être eux-mêmes ? Mais leur liberté ne vaut que par la nôtre. Et c’est ainsi qu’ils empoisonnent leurs fils ! S’ils nous tuent, nous, morts, nous rongerons longtemps leur mémoire. Croyez-moi. Longtemps, je vous dis. Sur plusieurs générations.

Arzou : Ouvrez ! Mais ouvrez donc ! On n’en peut plus ici !

La porte s’ouvre. Arzou s’adresse au gardien.

Arzou : Nous aimerions boire, et si possible manger. Vous comprenez. Mais boire d’abord ! Dites à Monsieur le commissaire que c’est Ian’ Arzou qui en fait la demande.

Le gardien referme la porte. Puis revient au bout d’un instant.

Arzou à Kom’ : Vous allez boire.

Le gardien : Suivez-moi ! Arzou sort. La porte se referme.

Un temps.

Chankiri: Vous croyez qu’il va revenir ? Moi pas.

Ayash à Kamer et à Chabouh : Surveillez la rue ! Qui sait s’ils ne vont pas le lâcher.

Chabouh : À moins qu’on le charge de nous rapporter de quoi nous mettre quelque chose sous la dent.

Kamer : Ne rêvez pas. C’est un vendu ce type. Avec son air de cocotte, j’ai vite vu qu’il était pas de notre monde. Mais il échappera pas à ce qui nous attend. Tôt ou tard…

Chabouh : Et qu’est-ce qui nous attend, tôt ou tard ?

Kamer : Tôt ou tard ? Est-ce que je sais, moi ? Mais ça sent plutôt mauvais.

Bruits de tirs lointains

Kom’ : Boum ! Encore Boum !

Ayash : Toujours rien dehors ?

Kamer : Rien. Pas un chat. C’est bizarre de bizarre… J’ai bien fouillé tous les coins de la ville, et pourtant, ce quartier… Connais pas.

Ayash : Et qu’est-ce qu’on voit ?

Kamer : Une ancienne rue pavée. Mais ça, tu le sais déjà. En face de nous, y a une colline, avec des buissons. Le soleil tombe dessus. On voit bien des maisons sur le même côté que le nôtre. Mais on dirait qu’on les a toutes cramées. Ou pillées.

Chabouh : Je crois que je suis déjà passé par là. Un cousin à moi, marchand de légumes, il tenait une boutique. C’est vrai qu’on y a mis le feu, à sa boutique. Pouf ! Je me suis bien dit que ça pourrait m’arriver un jour. Mais je suis resté. On reste. On sait pas pourquoi on reste. Mais on reste…

Ayash : On reste parce qu’on aime les odeurs de cette ville. L’odeur de la mer. L’odeur de la sueur. Les murs ont cette odeur-là. Celle de la sueur. Ils suent la sueur et le sang, ces murs. Et on l’aime pour ça. L’odeur de la friture aussi. Et même l’odeur du soleil.

Chankiri : Et même l’odeur du soleil… Voyez-vous ça ! Pour moi, le soleil n’a pas d’odeur. Il me donne soif, c’est tout.

Une voix :

D’abord pour nos bêtes, l’eau !

On entend un bruit de seau qui tombe. Même voix.

Si nos chevaux ont soif, ils ne pourront pas tirer vos charrettes et vous mener bien loin…

Un temps. Tous regardent du côté de la porte. Autre voix.

Qu’ils boivent ! Ces bêtes d’abord, les tiennes ensuite…

Un temps.

La porte s’ouvre brusquement. Apparaît Arzou un seau dans les mains. Il reste un moment figé, tandis que la porte se referme derrière lui. Il s’approche de Kom’

Arzou : Buvez mon Père ! Buvez, vous vous sentirez mieux !

Kom’ repousse le seau. Il est abasourdi. Terrifié. Non, monsieur le gendarme !

Un temps. Arzou reste le seau entre les mains.

Ayash : Qui a dit ça ? Les bêtes… Ces bêtes d’abord…

Arzou : Le directeur de la prison centrale.

Chankiri : Le directeur de la prison centrale… Voilà qui est dit. Malgré ça, on peut toujours aimer l’odeur du soleil.

Ayash : Ces bêtes d’abord… Ces bêtes d’abord…

Kamer : On nous prend pour des chiens, c’est ça ? Mais les chiens, moi je les attrape pour qu’on s’en débarrasse.

Ayash : Des tas de viande ! Voilà donc ce que nous sommes pour eux.

Chabouh : Ils n’attendent que pour nous saigner ! Vous comprenez ça ? Nous saigner !

Arzou a posé le seau par terre, s’est assis sur son banc et s’est pris la tête entre les mains : Je ne savais pas… Je ne savais pas que…

Chankiri : Si au moins on savait pour quoi… Quel mal nous avons fait… On demanderait pardon.

Ayash : Mais vous n’avez donc pas compris, bande de rats ? Nous sommes nés avec le mal. Nous sommes faits pour ça. Et nous devons à chaque instant demander pardon. Pardon ! Pardon ! Pardon ! Sans cesse pardon. À chaque seconde, pardon ! Pardon d’être venus au monde ! Pardon d’être en vie ! Pardon de chercher à améliorer notre existence !  Pardon de chercher à nous cultiver !  Pardon d’avoir un Dieu ! Pardon d’avoir été là avant vous !  Et malgré ça, nous ignorons si nous sommes pardonnés. Nous l’ignorons. Mais aujourd’hui, tout s’éclaire. Tout vient au grand jour. L’épée de Midi partage les hommes…

Kom’ à Arzou : Monsieur le gendarme… Monsieur le gendarme… Laissez-moi…  Une dernière fois, laissez-moi… Laissez-moi entendre les voix de mes villages… Une dernière…

Arzou : Vous en verrez des villages, mon Père. Je vous jure que vous en verrez. Tout le long de la route. Demain quand ils nous emporteront. Des villages de sueur qui deviendront des villages de sang…

Kamer : Si on nous transporte en charrette, les routes sont si mauvaises qu’elles vont nous taper le cul. Mais on y mettra du foin. Ça amortit les chocs.

Chankiri : Du foin qu’on donne aux bêtes ? Comme ça nous aurons le gîte et le couvert.

Arzou : Mais on nous fera certainement prendre le train aussi. Un train rien que pour nous.

Ayash : Dans des wagons à bestiaux, bien sûr…

Chankiri : Et nos bergers seront des soldats, bien sûr…

Chabouh : Mais je ne veux pas quitter ma boucherie, moi ! Et comment elle fera pour vivre ma femme ?

Chankiri : À qui la faute ? Quel besoin aviez-vous de porter un nom déjà pris par un autre ?

Ayash : Et quel autre ! Un révolutionnaire qui envoie les siens au casse-pipe et se cache au dernier moment.

Arzou bas : On finira bien par le traquer ce lâche.

Chabouh : Si je l’attrapais celui qui m’a donné à la place d’un autre, je lui arracherais les tripes.

Ayash : Rien que ça ? Mais il y a mieux que les tripes, cher ami.

Kamer : Je voudrais bien faire le boucher avec sa bidoche, moi aussi.

Ayash : Rappelez-vous. Tôt ou tard, votre tour serait venu. On n’échappe pas à ses prédateurs comme ça, n’est-ce pas monsieur le ramasseur de chiens ?

Kamer : En attendant, j’aimerais bien lui faire la peau. (S’adressant à Arzou) Qu’est-ce que t’en dis, monsieur costume ?

Arzou : Ce que j’en dis ? J’en dis qu’il faut savoir pardonner.

Chabouh : Pardonner… Pardonner… Je voudrais bien vous y voir, vous ! Qu’il prenne donc ma place celui qui m’a mis dans ce trou !

Ayash à Chabouh: Mais puisqu’on vous dit que tôt ou tard, vous auriez été dans la même situation qu’aujourd’hui ! Vous comprenez ça ?

Chabouh : N’empêche qu’aujourd’hui, je suis là où je devrais pas. Ma place est dans ma boutique, en train de vendre ma viande. Au lieu de ça, elle pourrit.

Chankiri : Et nous, nous avons soif. S’adressant à Arzou. Il reste un peu d’eau dans votre seau ?

Arzou : Il en reste.

Chankiri : Alors partageons. Soyons sereins, restons humains.

Chankiri boit et passe le seau aux autres.

Kom’ le repousse encore et s’adressant au seau : Monsieur le gendarme… Monsieur le gendarme… Laissez-moi entendre les voix de mes villages… Encore une fois, je vous prie !

Arzou semble se boucher les oreilles.

Chankiri: Malheur à celui qui a fait ça ! Malheur ! C’est qu’il les connaissait les habitudes du Père. Il faut bien que quelqu’un ait dit à la police qu’il avait coutume de rentrer tôt. Pas comme nous, à fréquenter les tripots jusque tard dans la nuit. Le Père déboutonnait encore sa soutane quand il fut prié d’aller au poste. Qu’avait-il à se reprocher ? Rien. Alors il y est allé. (S’adressant à Arzou)Vous qui circulez aussi bien chez les nôtres que chez les autres, vous ne pourriez pas intervenir ?

Arzou : Intervenir ? Mais j’en suis au point où je ne peux même plus le faire pour moi. Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’ils m’adorent ! Ils m’utilisent, oui. Ils promettront tout ce que voudrez, pourvu qu’ils parviennent à leur fin. D’ailleurs, je ne demande plus à partir d’ici. Ils me rattraperaient un jour ou l’autre.

Chankiri: J’ai toujours écrit en sachant qu’un type, tapi dans l’ombre, passait mes mots au peigne fin. Et qu’à la moindre anomalie, il remplissait une fiche. De fait, quand j’écrivais, il y avait en moi comme un système de retenue. Sitôt que je dépassais le cercle délimitant une sorte de pacte tacite, j’avais l’impression de tirer sur mes entraves. Alors toute une série de questions commençaient à me perturber. Et si j’écris ça, est-ce qu’on ne va pas me faire des ennuis ? Et si je mets ce mot, ce nom, etc. Je devenais fou. Quand je venais de publier un article, je regardais dans la rue autour de moi pour voir si je n’étais pas suivi… Infernal.

Ayash : Et pourtant, malgré tout, on ne vous a pas raté. Pour ma part, je n’ai jamais eu ce genre de scrupule. Je tirais à boulets rouges sur les censeurs de tout poil. Si un écrivain n’est pas libre, à quoi bon écrire ? On est fait pour défendre la liberté des autres, non ?

Chankiri : Même celle des cafards ?

Ayash : Même celle des cafards.

Kamer : Ah ça, non ! Les cafards, moi je les écrabouille sous ma semelle. Le moindre qui passe, je me jette sur lui.  C’est plus fort que moi. Ils courent dès qu’ils me voient, comme s’ils avaient quelque chose à se reprocher, les lâches ! Un cafard a toujours quelque chose à se reprocher. De sales bêtes, vraiment.

Chabouh: Et qui prolifèrent si tu n’en tues pas quelques-uns de temps en temps. J’ai beau mettre du poison, il en sort toujours. On dirait qu’ils forniquent dans le ventre des murs.

Ayash : Alors, ne nous plaignons pas. Nous aussi nous forniquons dans le ventre des murs. Et dès que nous sortons, il y a toujours une chaussure habitée par le pied d’un homme pour vouloir nous écrabouiller. Tiens comme aujourd’hui par exemple…

Kamer : Par exemple quoi ?

Ayash : Mais vous ne comprenez pas qu’on est coincé sous la botte d’un maniaque ?

Kamer : La botte à qui ? Moi, j’ai pas eu le temps de remettre les miennes.

Chankiri : Il veut dire qu’on est au premier stade de notre élimination pure et simple.

Chabouh : Mais on va bien nous dire pour quoi à la fin !

Ayash : J’en doute, cher ami. Vous leur dites à vos bêtes pour quoi vous les tuez ? Eh bien, ici c’est la même chose.

Chabouh : On aura droit à un procès, vous verrez. On nous dira ce dont on nous accuse exactement. J’en suis sûr.

Ayash : Vous n’avez pas entendu ces bruits de canon à nos portes ? Nous sommes en pleine guerre, monsieur le boucher. Il serait temps de vous en rendre compte. Et en temps de guerre, les ennemis sont partout, même à l’intérieur.

Chabouh : Mais je l’aime moi ce pays ? J’y suis né. Je suis un citoyen honnête.

Ayash se tournant vers Chankiri : Faites comprendre à notre ami que c’est le pays qui ne l’aime pas. Puis s’adressant à Chabouh : Les soupçons portés contre vous suffisent à faire de vous un ennemi.  Vous êtes préjugé coupable. C’est comme ça. Vous êtes né virtuellement coupable et aujourd’hui devenu adulte, vous l’êtes réellement.

Kamer : Moi, j’aimerais bien qu’on me dise aussi ce que j’ai fait.

Ayash : Il ne s’agit pas d’avoir fait quelque chose, mais d’être quelque chose.

Chankiri : Tes chiens, ils t’ont fait quelque chose, peut-être ?

Kamer : Rien.

Chankiri : Et pourtant, toi et tes semblables vous les trucidez ?

Kamer : On les quoi ?

Chankiri : Je veux dire que vous les ramassez pour les exterminer. Non ?

Kamer : Mais c’est qu’elles prolifèrent, ces sales bestioles. Elles se multiplient, multiplient…

Chankiri : Bien. Elles se multiplient. Et c’est une raison pour les mettre à mort, n’est-ce pas ?

Kamer : Et comment ?

Ayash : Dans le fond, qu’est-ce que vous craignez ? Qu’à la longue les chiens vous empêchent de vivre. Alors vous prenez les devants. Tant qu’il en est encore temps, vous leur faites leur compte. Car si vous laissez faire, vous ne serez plus assez nombreux pour vous en occuper. Et dans ce cas, ce sont eux qui vous mettront en pièces.

Kamer : C’est comme ça… C’est comme ça…

Ayash à Chankiri : Croyez-vous qu’il ait compris ?

Chankiri : Pas sûr. Moi-même, je n’y arrive pas.

Ayash : Parfois, les inventions du mal sont si extravagantes qu’elles peuvent vous empêcher d’y croire.

Tirs lointains.

Kom’ : Boum ! Boum ! Puis regardant sa corde : Boum ! Boum ! Monsieur le commissaire lézard.

Chankiri : Et ça peut rendre fou même un saint homme.

Chabouh : Pourrie ma viande. Se tournant vers Kamer. La donner aux chiens ? Ah ça ! Jamais ! Plutôt la jeter à la mer…

Kamer : Ça t’est jamais arrivé d’en vendre, même devenue bleue ?

Chabouh : Mais dans ce cas je baisse les prix, qu’est-ce que tu crois ?  Et je recommande de bien la faire cuire. Comme ça je suis tranquille avec ma conscience.

Kamer : Après tout, ça n’a jamais tué personne. Mes chiens en mangent bien, eux. En tout cas, si la viande manque un jour, tu sais où en trouver. Personne ne verra la différence.

Chabouh : Et je sais surtout comment m’y prendre pour qu’on s’aperçoive de rien. Mais il me les faut un peu costauds quand même, tes clébards.

Kamer : Je peux te trouver ça. Ça devient rare, mais je peux.

Ayash à Chankiri et à Arzou. Messieurs, vous les aimez saignants ou bleus, vos steaks de chiens ?

Chankiri : Bah !

Kom’ : Boum ! Boum ! C’est le jazz des lézards.

Ayash : Ah, ce n’est plus la rumba des bombes, alors.

Kom’ : Montrant du doigt sa corde C’est le jazz des lézards.

Arzou : Arrêtez avec ça ! Arrêtez !

Ayash : Et quoi ? On se fâche ? Mais quel jeu jouez-vous, cher ami ?

Arzou : Aucun. J’ai faim et tout m’irrite.

Ayash : Essayez plutôt d’avoir faim, voyons, avec philosophie. Maîtrisez l’appel de vos organes, vous en aurez besoin, croyez-moi.

Arzou : Je le sais mieux que vous. Et pourtant…

Ayash : Pourtant ?

Arzou : Pourtant, je suis comme vous. J’ignore quelles sont leurs intentions.

Ayash : En tout cas, au point où nous en sommes, c’est un bon début pour imaginer la suite.

Chankiri : La suite, elle sera noire, croyez-moi. Noire.

*

Fin du deuxième acte

(Reproduite interdite.DR)

30 octobre 2010

La nuit du prêtre chanteur (1)

Filed under: La nuit du prêtre chanteur — denisdonikian @ 3:35

Pièce en trois tableaux

2010

Pour Georges Festa

 

*

Ian’ Kom’ : prêtre musicologue en soutane.

Ian’ Arzou : homme en costume de ville.

Ian’ Chankiri : journaliste en pyjama.

Ian’ Ayash : écrivain en robe de chambre.

Ian’ Kamer : attrapeur de chiens en guenilles.

Ian’ Chabouh : boucher en tablier.

Gardien en uniforme.

*

Lieu

Au premier étage, une cellule donnant sur une rue pavée. Porte à gauche. Fenêtre à droite.

A l’intérieur de cette pièce, des bancs. Trois sont disposés contre les murs et deux au centre.

Des anneaux sur ces bancs ou scellés dans le mur. Des cordes sont suspendues à un mur.

Une lampe au plafond. Faible.

Temps

De minuit à minuit. Fenêtre sombre.Fenêtre éclairée.Fenêtre sombre.

Bruits

On entendra, d’une manière régulière, des coups de canon lointains, durant la première nuit ; plus près, dans la rue, des roulements de charrette, des gens en descendre ou monter dedans, des ordres donnés.

*


 

Trois parties

1 – Questions autour de minuit

2 – Un seau pour la soif

3 – Jeux de cordes

 

Acte 1 : Questions autour de minuit

Fenêtre sombre

*

Voix hors de la pièce : Ian’Chabouh ! Cellule 4 ! La porte s’ouvre. Un homme est poussé à l’intérieur de la pièce par un gardien. Il porte un tablier de boucher taché de sang. Contrarié, il tourne sur lui-même en regardant autour de lui. Pendant ce temps, le gardien prend une grosse corde suspendue au mur, l’attache grossièrement à un pied de l’homme et noue l’autre extrémité à un anneau, là aussi grossièrement. Le gardien sorti, l’homme s’assoit sur le banc qui est contre le mur à droite, près de la fenêtre, après avoir tenté de prendre les autres sièges. La corde l’en a empêché.

Même voix criant dehors : Ian’ Chankiri ! Cellule 4 ! La porte s’ouvre à nouveau. Entre un homme en pyjama et chaussons poussé par le même gardien qui l’attache comme le précédent par une corde à un anneau scellé dans le mur, mais cette fois près du banc au centre, entre la porte et la fenêtre. Les deux hommes se regardent un instant, chacun s’étonnant de la présence de l’autre. Ils ne se parlent pas. Des bruits de canon tonnent au loin. Chankiri lève le doigt et jette un regard sur Chabouh d’un air entendu.

De l’autre côté, on hurle : Ian’Ayash ! Cellule 4 ! Cette fois, c’est un homme en robe de chambre qui est poussé dans la pièce.

Ayash au gardien : On ne me pousse pas ! Nous n’avons tout de même pas partagé la même femme, que je sache !

Chankiri à Ayash : Cher ami. Quel bon vent …

Ayash : Tiens ! Me voilà en excellente compagnie. Alors, comme ça, vous aussi…

Chankiri : Moi aussi.

Le gardien l’attache comme les autres, mais côté coulisses du banc qui se trouve au centre. L’homme tire sur sa robe de chambre et la referme correctement.  Il s’assoit sur le banc.

Cette fois on entend : Ian’ Kamer! Cellule 4 ! Entre un homme en guenilles, mais sans bottes. C’est l’attrapeur de chiens municipal. Il est attaché au banc qui fait face à la fenêtre.

Puis c’est le Père Kom’ qui est appelé. Ian’ Kom’! Cellule 4 ! Il est en soutane, tout l’avant étant déboutonné, il porte des chaussons. Il est digne, égaré mais souriant. On l’attache au banc à gauche.

Chankiri : Non ! Pas vous, mon Père !

Ayash : Voilà qu’ils s’en prennent à nos prêtres maintenant.  C’est quelque chose…

Kom’ : Je ne fais que passer, mes lézards. On m’a dit que j’en aurais pour quelques minutes. C’est une méprise. On ne devrait pas tarder à s’en rendre compte, vous verrez. Mes supérieurs vont me tirer de là. Soyez sans inquiétude.
À ce moment-là, le canon tonne. Ayash lève le doigt et regarde Kom’.

Ayash : Hé ! Hé ! Les navires de guerre anglais…

Kom’ : Souriant et malicieux.La rumba des bombes ! La rumba des bombes !

Voix extérieure : Ian’Arzou ! Cellule 4 !

L’homme qui se présente est en costume, élégant, pas du tout contrarié comme les autres. Très à l’aise. Il va se placer sur le banc au milieu de la scène, côté public. Au moment où le gardien va l’encorder, il lève l’index, fait : Tsitt ! Tsitt ! Le gardien se retire sans protester.

Un silence s’installe entre les hommes.

Arzou est regardé de travers par tous sauf par Kom’, qui semble ailleurs.

Chankiri : Je vous rassure, ce n’est ni ma tenue de soirée, ni ma tenue de sortie. Je suis journaliste et c’est en pyjama que je me sens le plus à l’aise pour écrire.

Ayash : Pour moi, c’est plutôt en robe de chambre. Mais encore un peu, et ils m’auraient cueilli nu comme Adam. Ils m’ont dit : venez comme ça ! Simple contrôle de routine. Vous serez de retour dans moins d’une heure. Ces gens-là sont sans scrupules.

Kamer : Eh bien moi, je venais de rentrer dans mon cagibi. Je pose ma longue pince, elle me sert à prendre les chiens au collet sans me faire mordre. Je m’assois, j’enlève mes bottes. J’entends alors qu’on frappe à la porte. Il était presque minuit.  Faut dire que mon travail se fait mieux quand la nuit est bien noire. Quand les chiens sont autour des détritus.

Ayash : Vous ramassez les chiens à la tombée de la nuit, c’est ça ? Et qu’est-ce que vous en faites après ?

Kamer : Mais on les crève, qu’est-ce que tu crois ? On les crève ! Sinon, on serait plus chez nous…

Ayash : Ah ça ! Vous voulez dire que vous êtes un ramasseur de chiens qui s’est fait ramasser. Plus bas. Un tueur de chiens qui va…

Les personnes se regardent. Un silence lourd traverse la pièce.

Chabouh : Mais on s’est tous fait ramasser ! Moi, ils m’ont pris dans ma boutique. Regardez, j’ai encore le tablier sur le ventre. Ça, c’est le sang de cette journée. A force de triturer au couteau de la bidoche, vous comprenez… C’est pas comme de la dentelle. Je désossais une carcasse quand ils m’ont demandé de les suivre. Venez comme vous êtes qu’ils m’ont dit. Il y en a pour quelques minutes.

Ayash : Nous voilà bien entourés. Un boucher et un ramasseur de chiens. Messieurs les bourreaux, espérons qu’on ne finira pas comme vos bêtes.

Chankiri : Espérons.

Kom’ : Espérons. Espérons…

Chabouh : C’est ma femme qui va s’inquiéter. Je la vois déjà descendre à la boucherie. Interroger les voisins. Si au moins l’un d’eux pouvait avoir vu la police m’embarquer… Dans ces cas-là, je sais comment elle fait. Elle lève les bras au ciel en criant : qu’est-ce qu’on va devenir ? Mais qu’est-ce qu’on va devenir ? Comment elle pourrait savoir où je suis, puisque moi je le sais pas ?

Kom’ : Espérons.

Chankiri : Et vous mon Père, pourquoi êtes-vous là ?

Kom’ : Espérons. Espérons qu’il s’agit bien d’une méprise.

Ayash : Et vous mon Père, pourquoi êtes-vous là ? Et vous mon père, pourquoi êtes-vous là ? Mais il est là pour la même raison que nous y sommes tous ! Car c’est vrai. Pourquoi sommes-nous là ? Que je sache, nous n’avons commis aucun crime. En tout cas je parle pour moi. Si nous sommes séquestrés, c’est que nous sommes faits pour l’être…

Chankiri : C’est pire que d’être criminel ce que vous dites. C’est comme si nous étions le crime. Pas le crime que nous aurions commis, mais celui que nous sommes censés commettre. Je crois avoir déjà lu une histoire sur ce genre de situation.

Ayash : Et comment ? Nous ne sommes pas les premiers et ne serons pas les derniers. (Puis s’adressant à Arzou) : Et vous Monsieur le costumé, qu’en pensez-vous ? On voit bien que vous, au moins, on ne vous a pas tiré du lit.

Kamer : Il s’y attendait, c’est sûr. Il s’y attendait…

Arzou (après un silence) : Je suis là comme vous. Ça ne se voit pas, non ? Et je n’en sais pas plus que vous sur les raisons de ma présence ici.

Ayash : Vous ne savez rien et pourtant vous êtes resté habillé comme si vous saviez qu’ils viendraient vous cueillir…

Arzou : Je vous répète que je ne sais rien. Sinon que j’ai plus ou moins une raison comme vous qui m’a valu d’être là. Mais rien de grave. Une méprise. Je ne fais que passer, vous verrez.

Chankiri : Une raison comme vous… Mais si nous sommes tous ici, c’est que nous partageons tous quelque chose… C’est sûr que nous partageons quelque chose. Reste à savoir quoi ?

Ayash : Oui, quoi ?

Chankiri : Qu’y a-t-il de commun entre un prêtre, un boucher, un ramasseur de chiens, deux hommes de plume et un homme comme vous ?

Kom’ : Je le sais moi… C’est que nous sommes tous des lézards…

Silence.

Arzou : Quoi ? Mais quelque chose. Quelque chose par exemple qui n’aurait pas plu à ceux qui ont la main sur nous…

Chabouh : Qu’est-ce que vous me chantez là ? J’ai toujours travaillé honnêtement. Bien sûr que j’ai tué, je le reconnais. J’ai tué. Mais c’étaient des bêtes. Rien que des bêtes. Je les ai tuées pour qu’on les mange. Où est le crime ?

Chankiri : Vous avez beau dire, monsieur le costumé, quelque chose cloche dans votre hypothèse. Selon vous, nous tous qui sommes là, nous aurions commis quelque chose qui aurait contrarié les autorités de ce pays. Et pas n’importe laquelle. Une chose qui aurait porté atteinte, voyons, à sa dignité ? À son intégrité ? Qui aurait menacé sa sécurité ? Admettons que nous soyons tous ici des salauds, que dire de ce saint homme (il montre Kom’), jeté comme nous dans ce traquenard ? Non, ça ne me va pas.

Ayash : Oui, que dire de ce saint homme ?

Chabouh : Remarquez qu’il n’y a pas de femme parmi nous. Ça veut déjà dire qu’ils en veulent aux mâles, non ? Rien qu’aux mâles.

Ayash : Pour le moment. Pour le moment. Qui sait si après nous, ils ne s’en prendront pas aux femmes.

Chankiri : Et qui dit femmes, dit enfants. Ils éliminent bien les chiens.  N’est-ce pas ? Il jette un coup d’œil sur Kamer. Et si nous n’étions que des chiens pour eux ?

Ayash : C’est un point de vue. Mais ne sommes-nous pas dans un pays où tout le monde vit avec tout le monde ?

Arzou : Tout cela n’a eu qu’un temps. Maintenant, nous ne sommes plus comme tout le monde.

Kamer : C’est à cause des événements, tout ça…

On entend au loin des bruits de bombes… Des lueurs traversent la fenêtre.

Chankiri : En tout cas, les Anglais ne tarderont pas à mettre fin à cette comédie.

Ayash : D’ici là, on nous aura déjà expédiés ailleurs. Je veux dire Ad patres.

Kom’ : Espérons. Pour moi, il s’agit d’une méprise pure et simple. Je ne suis qu’un oiseau sur une branche, c’est tout.

Arzou : Une méprise, oui. Mais pas pour tous. La foule des innocents trinque pour une poignée de traîtres. Pour ceux qui attendent avec impatience la venue de nos ennemis, par exemple.

Kamer : Moi, j’ai pas d’autres ennemis que les cabots. Et encore, j’ai parfois du mal à les fourrer dans mes sacs, sachant qu’on va me les tuer. Surtout les petits.

Arzou : Ian’ Kamer… Ian’ Kamer…  Il y a un Ian’ Kamer journaliste !  J’ai lu plusieurs articles avec ce nom dans le quotidien Drapeau.

Kamer : Ah je voudrais bien voir ça ! Je sais même pas écrire le mien. Je te dis que je suis ramasseur de chiens. Je travaille pour la mairie.

Ayash : Encore une méprise. On vous aura pris pour un autre.

Chankiri : Je connais votre Ian’ Kamer. Il est actuellement en Bulgarie, près de sa mère malade. Et je peux en témoigner. Cet homme n’est pas Ian’ Kamer. C’est un autre.

Ayash : Voilà ce que c’est que de porter un nom public, monsieur le ramasseur de chiens municipal. Maintenant, les choses s’éclairent peu à peu. Quel lien y a-t-il entre le vrai Ian’ Kamer et nous ?

Chankiri : Et vous, monsieur le boucher, pour qui vous prend-on ?

Chabouh : Est-ce que je sais, moi ? Ils m’ont dit : Vous vous appelez bien Ian’ Chabouh ? C’est bien ça, j’ai répondu.  On a des questions à vous poser.Veuillez nous suivre s’il vous plaît. Eh bien, je les attends toujours ces questions.

Chankiri : Vous aussi, on vous aura embarqué sur votre nom.

Ayash : Mais vous n’êtes pas le Ian’ Chabouh qui habite près du marché couvert.  Voilà pas mal de temps qu’il fait le mort. Je l’ai connu. Il se mêlait de politique. Nul doute que c’est lui qui aurait dû être là.

Arzou : Un salaud, oui, ce Ian’ Chabouh. Prêt à donner le pays aux étrangers…Je n’ai jamais eu vent de sa mort à celui-là. Je croyais qu’il vivait chez lui en reclus.

Ayash  à Arzou : Je n’ai pas dit qu’il était mort. Il fait comme si… A Chabouh  :Pas grave, mon vieux. Vous n’êtes pas bien avec nous ? En attendant, restez calme, on vous rendra bientôt à votre femme. Et tout rentrera dans l’ordre.

Chabouh : C’est ma viande…

Ayash : Quoi ? Votre femme ?

Chabouh : Je veux dire que je me fais du souci pour ma viande.

Ayash : C’est bien ce que je dis. Vous vous faites du souci pour votre femme.

Chabouh : Elle va pourrir si personne n’en prend soin. Et elle sera invendable.

Ayash : Allons donc, cher ami. Vous n’allez pas mettre votre femme en vente !

Chankiri : Rassurez-vous. Pour ma part, je ne serai pas preneur. Déjà marié… Mais faut voir…

Chabouh : Et puis, il y a la caisse. Je n’ai pas eu le temps de la fermer.

Ayash : Qu’à cela ne tienne, votre femme s’en chargera. Croyez-moi.

À cet instant, on entend un bruit de charrette roulant sur le pavé.  Le bruit cesse, une ridelle grince, des pas claquent…Chankiri, Kamer, Chabouh et Ayash vont se précipiter à la fenêtre. Mais Ayash et Chankiri en seront empêchés à cause de leur corde trop courte. Kom’ et Arzou n’auront pas bougé.

Chankiri : Une nouvelle fournée, hein ?

Kom’ : Une fournée de lézards…

Ayash : Qu’est-ce que vous voyez ? Racontez, racontez !

Chabouh : Encore des hommes !

Kamer : Pyjamas, et robes de chambre. Comme vous.

Chabouh : Du beau linge. Moi j’en porte jamais du comme ça.

Ayash : Ils ont des lunettes ? Dites, des lunettes. Ou des barbes, des moustaches ?

Chankiri : Vieux ?  Jeunes ?

Chabouh : Vos âges…

Chankiri : Quoi vos âges ?

Ayash : Il veut dire que nous ne sommes ni jeunes ni vieux. Entre les deux, quoi !

Kamer : J’en vois un d’une vingtaine d’années. Il a levé les yeux.Ah ces yeux ! Des yeux qui ont peur…

Chabouh : Voilà, ils sont rentrés. Ils sont chez nous maintenant.

On entend le bruit de la ridelle qui se ferme et de la charrette qui s’éloigne. Chacun rejoint son siège.

Chankiri : Combien étaient-ils ?

Chabouh : Cinq

Ayash : C’est peu, cinq.

Arzou : Parce que vous croyez qu’il n’y a que ce centre, vous ! Faut pas croire ça. Le nôtre est bien trop petit pour accueillir toute la racaille intellectuelle de la capitale…

Chankiri se lève et bondit vers le banc d’Arzou. Mais il est retenu par sa corde.

Ayash : Holà ! Tout doux ! Là. Là… Vous voyez bien qu’on a affaire à une personne du genre haineux.

Chankiri : La racaille intellectuelle, hein ! C’est bien ce que vous avez dit ?

Arzou : Oui, j’ai bien dit ça. Vous l’avez pris pour vous, n’est-ce pas ? À la bonheur. Vous avez bien fait. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi je suis ici. Ils se sont trompés sur ma personne. Il est temps pour moi d’aller me mettre au lit.

Chankiri : Il est temps pour monsieur d’aller se mettre au lit. Faites place, je vous prie. S’adressant à la porte. Madame la porte, voulez-vous bien vous ouvrir, car monsieur a besoin de regagner ses pénates.

Un temps.

Ayash : Madame la porte, voyons, ouvrez-vous !

Un temps.

Ayash : S’ouvre pas, madame la porte.

Chankiri : La gueuse !
Arzou se dirige vers la porte et frappe à plusieurs reprises : Ouvrez !

Le gardien ouvre la porte.

Arzou : Faites savoir à Monsieur le commissaire que je suis là. Mon nom est Ian’ Arzou. Il comprendra. J’aimerais bien rentrer chez moi et me coucher.

Le gardien referme la porte, donnant l’impression de n’avoir pas compris.

Arzou : Ian’ Arzou ! Donnez-lui mon nom ! Je n’ai rien à faire avec ces gens…

Chankiri : Vous n’avez rien à faire avec nous ? Mais justement, monsieur le costumé qui aimerait rentrer chez vous  pour dormir, si vous êtes avec nous, c’est bien qu’on vous reproche la même chose qu’à nous tous. Quoi que vous fassiez, vous êtes marqué, mon vieux. Vous partagez avec ce saint homme, cet attrapeur de chiens, ce boucher, et nous-mêmes, modestes hommes de plume… quelque chose.

Ayash : Oui, quelque chose. Mais quoi ? Quelque chose comme une tache.

Chankiri : Quelque chose… comme une anomalie.

Ayash : Quelque chose de monstrueusement bestial. C’est ça. Vous êtes un monstre en costume. Le ci-devant Ian’ Arzou est un monstre en costume ! De la même manière que ce prêtre est un monstre en soutane, ce boucher, un monstre en tablier, cet attrapeur de chiens, un monstre en guenilles.

Chankiri : Et nous, des monstres en pyjama et robe de chambre.

Ayash : Bien sûr, nous ressemblons à des hommes. Nous parlons comme des hommes.  Nous forniquons à la manière des hommes. Mais c’est nous-mêmes qui nous nous voyons comme ça. Nous-mêmes. Les autres, les hommes qui se voient comme vrais, ils ne nous voient pas de cet œil là. Ils ont un œil capable de percer à l’intérieur de nous. Et que perçoivent-ils de si troublant ? Quelque chose de bizarre.

Chankiri : Quelque chose qui fait peur.

Ayash : Quelque chose de répugnant même. Quelque chose de rampant. Rampant comme des cafards. C’est ça. Des cafards. Quoi de plus répugnant qu’un cafard ? En tout cas, quelque chose qui mérite qu’on vous ait enfermé vous aussi dans cet endroit sordide au lieu qu’on vous laisse dormir dans votre lit.

Chankiri : Ne vous fatiguez pas, cher ami. Cet homme n’est pas seulement comme nous, il est aussi contre nous. C’est toute la différence. Autant dire qu’il est contre lui-même…

Ayash : Sans oublier qu’il a sommeil et qu’il se sent autorisé à rentrer chez lui pour dormir.

Chankiri : Qui sait même s’il ne dormira pas comme un bébé.

Ayash : Dormir. Ah dormir ! Dormir du sommeil de l’innocence… Sans la peur d’être arraché à son lit. Dormir à l’abri du hurlement des chiens et des bombes…

On entend les tirs lointains

Ayash : Tiens, justement.

Kom’ : Boum ! Boum ! Boum ! C’est la rumba des bombes…

Chabouh : Allez dormir avec ce bruit…

Kamer : Ce soir, les chiens étaient introuvables. Ils se mettaient dans les coins les plus sombres. Certains hurlaient à la mort. Moi qui ai l’œil, j’en ai presque pas vu. Ils avaient peur à cause de ces bruits peut-être. Déjà que leur nombre diminue. Avant, on me payait 40 sous la prise. Maintenant, c’est descendu à moins de 10. Vous croyez qu’on peut vivre avec si peu ? j’ai fait au maire ?

On entend une charrette s’arrêter.

Chankirià Kamer et Chabouh : Allez voir ! Lunettes ou barbichettes ? Dites-nous.

Chabouh : Autant de lunettes que de barbichettes, cette fois. Et des chauves. On voit bien qu’ils sont de la haute, ceux-là.

Chankiri : Et à quoi le voit-on ?

Chabouh : Ils ont l’air digne. Des sages.

Ayash : L’air digne ? Ça leur passera. Les hommes révèlent ce qu’ils sont quand ils sont nez à nez avec leur mort. Certains font même sur eux. D’autres perdent la raison rien qu’en sachant qu’ils vont y passer.

Arzou se lève et frappe à la porte. Personne ne répond.

Chankiri : Monsieur a sommeil.

Ayash : Où peut-être une envie pressante. Incontinent, qui sait ?

Chankiri : Qui sait ?

Ayash : En attendant que les Anglais viennent nous délivrer, essayons de faire un somme.

Chabouh : Pour la première fois, depuis trente ans, mon épouse va dormir sans ma compagnie.

Chankiri : Pas la mienne en tout cas. Il m’est souvent arrivé de me mettre en vacances.
Ayash : En vacances de lit conjugal, vous voulez dire, cher ami ? Moi, il y a belle lurette que je ne conjugue plus mon lit avec une seule et même personne. Bas à Chankiri. C’est que j’ai été marié, voyez-vous. Un jour que je faisais la chose par nécessité comme vous pouvez l’imaginer, mon obligée participait au jeu avec autant d’érotisme qu’une serrure de coffre-fort enfilée par sa clé. Elle n’attendait qu’une chose, que passe la tempête. Histoire de me réduire à ma part animale.  De m’humilier. De me renvoyer une image de chien en chaleur. Voilà qui m’a dégoûté du mariage à jamais.

Kamer : Moi je dors peu. Parce que c’est la nuit que je chasse.

Ayash : Nous savons ça, cher ami. Vous courez les chiens quand d’autres courent la gueuse. Nous savons ça.

Chankiri : Et vous, monsieur le costumé. Derrière qui courez-vous la nuit ?

Ayash : Vous chassez quoi au juste avec votre costume ?

Arzou : Tous ceux qui empêchent ce pays de dormir tranquille, que croyez-vous ?

Chankiri : Monsieur chasse les monstres. Les monstres rampants comme nous. Voilà pourquoi nous sommes là. Comme des encordés qu’on pousse au-devant du précipice.

Ayash : Vous voulez dire qu’il… Je m’en étais toujours douté. Mais alors ? Mais alors ? Comment se fait-il qu’il ne soit pas dans son lit à dormir ?

Chanki ri : Allez savoir.

Kamer : C’est tout vu.

Ayash et Chankiri commence à s’étendre sur leur banc. Chabouh et Kamer les imitent.

Ayash : Les tirs semblent s’être arrêtés.

Kom’ : Boum ! Boum ! Boum ! C’est la rumba des bombes…

Chankiri : Les Anglais sont allés se coucher, probablement. C’est pas demain qu’on rentrera chez nous.

Ayash : Et la viande va pourrir toute seule dans le lit conjugal.

Chankiri : Et qui va ramasser les chiens pour les tuer ? Personne. Les chiens auront gagné un jour de vie avec tout ça.

Ayash : Davantage, qui sait ?

Ils se mettent à dormir. Sauf Kom’ et Arzou.

Kom’ : Boum ! Boum ! Un temps.Boum !

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Fin de l’acte 1.

Reproduction interdite. Tous droits réservés)

22 octobre 2010

Téléphérique de Tatev ( images)

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Station d’Halidzor

Entre Halidzor et Tatev

 

Station de Tatev

 

 

 

Photos Denis Donikian ( copy right)

19 octobre 2010

Rendre leur voix à ceux qui l’ont perdue

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Interview par Arpi Voskanian ( en arménien)

CLIQUER ICI

 

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17 octobre 2010

Révolution téléphérique à Tatev

Photo Denis Donikian (copyright)

En arménien : TJOPANURI

Le  16 octobre 2010, Tatev aura fait sa révolution téléphérique. Deux mois plus tôt, j’aurai vu Tatev le village et Tatev le couvent comme ils ne seront sans doute jamais plus. Le Tatev pauvre et le Tatev religieux viennent de faire leur entrée solennelle dans la turista folklorique. Le couvent s’était déjà vidé de toute vie spirituelle. Les messes et les prêtres envoyés par le locataire d’Etchmiadzine n’étant que des cautères sur des pierres déjà mortes. Devenue objet de curiosité, l’église de Tatev est forcée de se muer en corne d’abondance. Les voyeurs de la foi perdue viendront en nombre pour admirer leur propre vide. Le tropisme touristique de ce centre, autrefois scientifique et mystique, ne manquera pas de saupoudrer d’argent et d’os les âmes perdues des habitants. Ainsi va le monde.

Le journal télévisé aux ordres du gouvernement a rappelé jusqu’à plus soif qu’il s’agissait du téléphérique le plus long jamais construit. 5 kilomètres 700. Et puisque ce téléphérique était en Arménie, ce téléphérique était arménien. (De la même façon que l’Arménie est le premier État chrétien etc., que le génocide arménien est le premier etc., que la plus vieille chaussure jamais découverte a chaussé le premier unijambiste arménien, et blablabi et blablaba…)  Dans son discours d’inauguration, le Président a rappelé que « Tatev l’Église a représenté un des efforts les plus compétitifs de son temps. Pour être compétitif sur le marché international, nous allons étudier dans d’autres pays, sans pour autant négliger les leçons à apprendre en Arménie même. Tatev l’Université était une des institutions scientifiques les plus compétitives et Saint Grégoire un des penseurs les plus en vue de leur temps ». Dès lors,  l’Arménie d’aujourd’hui ne pouvait pas faire moins que d’avoir le téléphérique le plus long au monde pour qu’il lui rapporte un argent aussi long que le bras. Chacun aura remarqué avec quelle habileté de jongleur,  le Président aura glissé sans vergogne du religieux vers l’économique, du spirituel vers le business. Et que pouvait-on attendre d’autre d’un roué militaire mué en renard politique sinon ce genre de dialectique par contamination qui fait de l’esprit le piédestal de la raison économique Et comme ce Président est l’orchestrateur de l’idéologie nationale, il aura donné le la pour que les journalistes à sa botte noient le poisson de la chose vraie dans un bouillon de mots superlatifs et dithyrambiques. À savoir que sans la technologie italienne et sans la compétence helvétique, l’argent arménien n’aurait pu mettre au monde ce miraculeux téléphérique le plus long de l’histoire des hommes. Le discours du Président tenu ce 16 octobre 2010 à Tatev, urbi et orbi, devant son monde et devant le monde, était une honte. Plutôt qu’une victoire de l’homme sur la nature, il a habilement transformé ce téléphérique en œuvre arménienne.  Au lieu de tirer de Tatev une leçon pour l’universel, il a versé dans le nationalisme le plus étroit. En négligeant le travail des Italiens et des Suisses, il a injurié l’esprit humain, réduisant le savoir à un objet de commerce, sinon à un mode d’enrichissement. C’était dire qu’avec l’argent, les Arméniens pouvaient se payer l’Europe. Il est vrai que les Arméniens tels que l’Arménie les a faits ont une tournure d’esprit qui les rend plus aptes à inventer les mécanismes les plus sophistiqués pour monter des industries financières qu’à perfectionner les technologies de pointe. Ils savent si bien imiter le capital qu’ils n’ont aucun mal à le porter au-delà des limites de la légalité, se souciant peu de s’approprier les conquêtes  modernes de la science avec l’ambition de dépasser leur modèle. N’est pas japonais qui veut. Ni arménien qui veut non plus. Non contente de gangrener son propre pays, la maffia arménienne s’exporte pour défier les nations les plus riches et y donner des leçons au crime organisé sur son propre terrain. « Bravo ! Bravo ! » ont dû s’exclamer avec une pointe de jalousie les parrains américains à propos de l’affaire Medicare.

Dans cet ordre d’idée, les présentateurs du journal télévisé présidentiel n’ont eu de cesse de rappeler que le caractère d’exception de ce téléphérique devrait beaucoup profiter au pays. (Comprenez à ceux qui tirent les ficelles, non à leurs marionnettes). Pour preuves, disent-ils, la Tour Eiffel et les Universal Studios d’Hollywood, qu’on vient visiter du monde entier et qui rapportent des sommes fabuleuses. Sauf que Tatev n’est ni Paris ni Los Angeles, mais un trou perdu dans un pays dont personne ne sait rien et qui n’intéresse personne. Exception faite d’une poignée de Japonais bien sûr. Quant aux Chinois, leur muraille leur suffit, laquelle se voit depuis l’espace. Ce fait démontre que l’ego culturel des Arméniens agit comme un miroir déformant. Tout cocardier arménien en voyage se garde bien de minimiser les « merveilles » de son pays au regard de celles rencontrées à l’étranger. Il y perdrait ses plumes de petit coq de village et devrait rengorger sa chansonnette triomphaliste. C’est que, voulant combler la perte causée par le génocide, il monte en épingle la moindre petite performance pour lui donner un caractère d’exception parmi les exceptions sans craindre de verser dans le ridicule, de perdre le sens de la mesure et de faire des paris économiques risqués. Car Tatev risque de devenir ni plus ni moins qu’un second Geghart, un second Garni, permettant tout juste à une armée de villageoises de vendre du gâteau local.

Reste que dans le domaine de la négligence et de l’impéritie, les Arméniens atteignent souvent les meilleurs classements. Dieu sait ce qu’il adviendrait de ce beau téléphérique le plus long du monde si la maintenance suisse ou italienne se mettait à travailler trop longtemps dans d’autres pays soucieux de battre eux aussi des records de longueur. Il faudra revenir dans cinq ans voir si toutes les cabines font encore la ronde ou si elles battent de l’aile.

Il n’empêche. On nous assure que le téléphérique n’est qu’une étape dans le renouveau de toute la région. Sa construction aura déjà permis la réfection de la route qui monte au village. Il était temps. Mais bientôt on pourrait bâtir des hôtels non loin du couvent. Un archéologue déplorera devant moi cette fringale de constructions. Elles noieront forcément l’originalité du couvent. Comme les pacotilles de toutes sortes vendues par des villageois formés à l’école de leur président businessman finiront par noyer et l’esprit de l’esprit et l’esprit de la croix. Cette croix dont les Arméniens ont déploré l’absence sur le toit d’Aghtamar.

Ainsi donc, voilà bien où conduisent les rêves de grandeur économique quand le réel est déformé par l’ardeur nationaliste. Affirmons sans détour que les hommes politiques et les hommes religieux d’aujourd’hui étaient les moins aptes à prolonger l’esprit de Tatev. Au lieu de lui donner la vocation d’un nouveau Vézelay, ils ont réduit Tatev à une Tour Eiffel en forme de tiroir-caisse. Car s’ils connaissent les profits de la Tour Eiffel, ils ne savent rien de Vézelay et ne semblent pas intéressés à en savoir davantage que leur ignorance. Plutôt qu’une colline inspirée irradiant sur le monde, ils ont préféré en faire une sorte de Las Vegas pour gros aigrefins donnant du foin aux villageois qui n’attendaient que ces manœuvres de tourniquet téléphérique pour améliorer leur infortune.

Certains auraient voulu que Tatev soit un autre  Mont-Athos. Oubliant que les moines arméniens d’hier ont cédé leur place à des banquiers et que les établissements financiers poussent d’autant plus vite que les couvents continuent de tomber en ruine. Hier on recherchait la nudité du Christ nu, on s’évertuait à se dépouiller des oripeaux du siècle. Aujourd’hui on habille son corps de graisses animales, de vêtements griffés, de villas somptueuses, de décors kitsch, de voitures pimpantes. Les religieux eux-mêmes, insensés porteurs d’évangile, sont contaminés par cette course générale au luxe et à la volupté dont les manifestations ostentatoires suffisent à violenter l’œil autant que la raison.  Or, si l’Arménie étouffe, c’est qu’il lui manque un lieu qui garde vivaces le sens et l’avenir de la compassion, qui rende au pauvre sa dignité et qui ébranle le cannibalisme des arrogants, partisans du libéralisme sauvage qui ravage la société.

Ce que Tatev le couvent pourrait être sans se renier ni abandonner le village à la désespérance ? Un grand centre de la pensée et de la religion. Un lieu de colloque et de prière. De recueillement et de ressourcement, où l’écologie aurait sa part dans une réflexion sur une économie en quête de renouveau, d’originalité et de justice, aussi bien pour l’Arménie que pour le monde. Car l’esprit sera toujours plus rayonnant que l’argent. Qu’on se le dise…

Denis Donikian

15 octobre 2010

Prière pour m’accueillir au paradis avec mon panzer

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Seigneur d’amour et de colère

Daigne accueillir mon doux panzer

Muscles d’acier n’a cœur de fer

N’ayant tiré sur aucun frère

Qu’irait-il faire en votre enfer

Aveugle comme est une mère

Défendant ses fils et sa terre

Je sais qu’il pourrait vous déplaire

En écrasant ici ou là

Quelques noirs méchants cancrelats

Je sais qu’il roule à tout casser

Comme un énorme cétacé

Qui avalerait en son sein

Le moindre saint

Moi-même ai frôlé ce danger

D’être en entier tout dévoré

Gare à qui passe entre ses cuisses

Il mourra comme une écrevisse

Se hasardant la pauvre bête

A ouvrir avec ses pincettes

La moule à cheveux du panzer

Pour sucer la soupe perlière

Mijotant dans la vulve d’or

Ce tabernacle au saint trésor

Où tout homme entre aussi armé

Qu’un obus qu’on vient d’emboucher

Seigneur d’amour et de pitié

Daigne nous prendre en ta bonté

Et qu’au paradis des blessés

Mon panzer et moi ton ermite

Nous prenions place avec les mites

Que nous n’aurons pas écrasées.

5 octobre 2010

Akhtamar : un paradis perdu

(Photo Ayse Gunaysu)

par Ayse Gunaysu

The Armenian Weekly, 02.10.2010

Ma visite à Akhtamar est un empilement de réflexions et de sentiments mêlés, en premier lieu de désespoir et d’indignation d’être en contact avec l’évidence d’une douloureuse vérité.

Des images sont gravées dans mon esprit… Visages solennels et empreints de dignité d’Arméniens en prière, certains touchant et caressant les pierres centenaires de l’église Sourp Khatch, d’autres pleurant… La maçonnerie raffinée répondant à mon toucher tel un être vivant dans le cimetière voisin, vieux de plusieurs siècles, totalement abandonné à l’action destructrice des forces de la nature… Une terre qui a perdu ses enfants sans laisser la moindre trace… La pancarte officielle informant les visiteurs au sujet de l’église, sans la moindre référence aux « Arméniens »… Le paysage montagneux, déchiqueté, jadis la patrie des Arméniens, accueillant maintenant les visiteurs par un croissant et une étoile gigantesques du drapeau turc, accompagnés des mots « Gendarmerie-Commando »… La population kurde de Van témoignant une hospitalité chaleureuse, presque honteuse, et s’excusant visiblement d’afficher son empressement à nous aider… Mais aussi les chasseurs de trésors, voyant dans ce rassemblement « historique » une bonne occasion de demander à des Arméniens venus de l’étranger de les aider à mettre au jour l’or que leurs grands-parents ont pu enterrer, avant d’être massacrés ou conduits vers un convoi de mort… Et une réunion dans une librairie, sur l’une des rues les plus commerçantes de Van, où Ara Sarafian, historien arménien et directeur de l’Institut Komitas de Londres, et Osman Koker, fondateur des éditions Birzamanlar d’Istanbul, présentent l’ouvrage Akhtamar : un joyau de l’architecture arménienne médiévale, qu’ils publièrent conjointement lors de l’office religieux célébré le 19 septembre dernier à l’église d’Akhtamar.

Ma visite à Van m’a permis de faire des rencontres extraordinaires. J’ai rencontré des gens en allant vers Van, à Van même et lors de mon retour vers Istanbul, qui m’ont tous laissé un souvenir inoubliable.

J’ai rencontré un Arménien d’Istanbul, qui avait perdu les trois quarts de ses poumons aux mains de ses tortionnaires en 1979 à Adana, pour avoir milité à gauche, et qui, des années plus tard, découvrit toute une tribu au sud-est de la Turquie, dont les membres lui apprirent qu’ils étaient arméniens, leurs ancêtres s’étant convertis à l’islam en 1915.

J’ai rencontré deux amies, de banales Turques sunnites, sur l’île d’Akhtamar, la veille de l’office religieux, totalement apolitiques, qui avaient acheté leurs billets d’avion des mois auparavant, juste pour être là le 19 septembre, laissant leurs maris qui, disaient-elles, n’auraient pas osé s’y opposer, simplement pour partager les sentiments des Arméniens, comme pour s’excuser personnellement pour leurs souffrances.

J’ai rencontré un journaliste et photographe franco-arménien, qui m’a montré les pierres millénaires qui jonchent l’île. Ces pierres, me dit-il, sculptées par un véritable maître en maçonnerie, vont te parler. Ajoutant qu’il trouvait tout ce qui se passait autour de lui à Van « bizarre, très bizarre ». Son grand-père adoré mourut avec ses secrets ; chaque fois qu’il tentait d’évoquer le passé, il se mettait à pleurer et ne put jamais raconter ce qui était arrivé à sa famille. Alors, pour l’amour de son grand-père, ce Franco-arménien décida de venir à Van et de retracer le passé de son grand-père dans son ancienne patrie.

J’ai rencontré des Kurdes, prêts à tout pour mettre à l’aise leurs hôtes arméniens. Et pourtant, j’ai aussi rencontré des Kurdes, propriétaires d’un restaurant, qui ont refusé de servir du thé à un groupe d’Arméniens âgés d’Istanbul, parce que l’agence touristique du groupe avait organisé un repas dans un autre restaurant que le leur.

Le 19 septembre, le jour de l’office religieux, j’ai vu des fonctionnaires en chargé de la santé, des membres de la presse et des habitants venus de Van, plus nombreux que les Arméniens venus prier. En voyant ces gens prier et regarder la liturgie sur de grands écrans installés dans la cour de l’église, j’ai constaté une plénitude visible sur leurs visages, la satisfaction d’être simplement présents sur l’île d’Akhtamar, tout près de l’église Sainte-Croix se dressant en majesté tel un témoin de l’histoire des Arméniens. J’ai constaté aussi, au mépris de l’intimité dont ils avaient besoin, qu’ils étaient constamment cernés non seulement par la presse, mais par des gens ordinaires, se promenant autour d’eux, prenant des photos, essayant de saisir une image d’Arméniens en train de prier. La cour de l’église ressemblait à un carnaval, en contraste total avec cet événement historique et la signification de cette journée. Quasiment une atmosphère de mépris – non seulement du fait de la présence de gens peu respectueux, mais des circonstances, de ce qui se passait. Après tout, mis à part quelques touristes, irait-on se promener autour d’un musulman en prières dans une mosquée pour le prendre en photo ? Mais un Arménien en train de prier, cela vaut la peine d’être publié, quelle scène intéressante à saisir – et où ? Au cœur même de l’ancienne terre des Arméniens, à Van !

Mais de toutes ces histoires et expériences humaines lors de ma visite à Van, l’une d’elles résume l’entière vérité. Je rencontre une femme, une Arménienne de Diyarbakir, qui vit toujours dans cette ville et qui me raconte l’histoire d’une vieille Arménienne venue d’Erevan. A l’hôtel, situé à Van, juste avant d’aller à un concert organisé à l’occasion de l’office religieux d’Akhtamar, un Turc prévenant demande aimablement au groupe si quelqu’un est originaire de tel vieux village de Van, voulant, dit-il, en apprendre sur ce village. Lorsqu’il s’avère que la dame âgée venue d’Erevan est la petite-fille d’une femme de ce village, l’homme leur dit qu’il est universitaire et présente sa carte d’identité. La vieille dame est tout émue par cet étranger, qui désire en savoir plus sur ce village et l’histoire de sa grand-mère. Elle déclare alors qu’elle veut bien lui parler. L’Arménienne de Diyarbakir accepte de leur servir d’interprète. Tout en manquant la première moitié du concert, la vieille dame se met à raconter l’histoire de sa grand-mère, déchirante. Si bien qu’à un certain moment, la femme de Diyarbakir leur propose d’interrompre cette conversation. La vieille dame se perd parmi de tristes souvenirs et les détails la mettent mal à l’aise. Les derniers mots de cet homme, la dernière chose qu’il lui demande : a-t-elle connaissance de quelque or enterré dans le village ? Et si oui, dit-il, il peut l’aider à le retrouver, en partageant ce qu’ils découvriront ! La femme de Diyarbakir ne traduisit pas cette dernière question pour la vieille dame, persuadée que cet homme était sincèrement intéressé par son histoire et partageait ses sentiments.

Tout cela en parallèle avec ce qui se passait à Akhtamar. L’un des rares monuments arméniens à avoir survécu à ce jour, enlevé à ses propriétaires et donné au gouvernement d’un Etat fondé aux dépens de leur anéantissement. Un trésor sur terre, enlevé au peuple auquel il appartient. Pendant ce temps, les vestiges de vieux édifices arméniens sont toujours en train d’être détruits non seulement par le gouvernement, mais aussi par les membres de ceux qui sont « gouvernés », en quête d’un trésor censé se trouver sous terre, d’objets précieux abandonnés par les victimes.

Il existe un « vieux Van » en dessous de l’ancienne forteresse. Le quartier arménien où, en 1915, le siège et la résistance eurent lieu. Une terre dépouillée, entourée d’une palissade avec une pancarte où l’on peut lire : « Zone protégée ». Ici et là des vestiges de murs, mais deux mosquées parfaitement restaurées. Le reste de la zone paraît surréaliste, du fait de la topographie étrangement ondulante, les tumulus se succédant, telles les vagues de la mer, vestiges de maisons recouverts, au fil du temps, de terre et d’herbes. Je dis surréaliste car, en maints endroits, les vieux quartiers sont peuplés de nouveaux habitants, construisant de nouveaux – et laids – édifices. Mais la vieille ville de Van est restée étrangement intacte, tel un lieu hanté où nul n’ose se rendre ou en faire quelque usage. Elle est là, gardant vivante la mémoire. Tout près, en fait à côté, existe un autre monde, une autre vie, une autre réalité totalement déconnectée de celle-ci. C’est là, dans la vieille ville, que l’on peut toucher physiquement l’existence d’un monde perdu, aux côtés d’un autre qui vit, où l’on perd toute notion de réalité.

Alors, me suis-je interrogée, comment une « autorisation » – accordée à des Arméniens pour visiter leur terre ancienne et sacrée d’Akhtamar, après presque un siècle – peut-elle constituer un véritable effort de réconciliation, s’il n’y a aucune mention des Arméniens dans la pancarte accueillant les invités sur l’île ?

Pourtant, il est réconfortant de voir l’église Sourp Khatch d’Akhtamar restaurée et non livrée aux déprédations. J’apprécie cela. Mais il reste encore tellement à faire pour un véritable changement en Turquie, même pour un gouvernement persuadé qu’il est impossible de reconnaître le génocide arménien et assyrien pour des raisons politiques, stratégiques, sociales, culturelles, etc. Par exemple, changer les manuels scolaires et le matériau officiel sur l’héritage historique et culturel arménien dans ce pays ; limoger les gouverneurs qui se servent du terme Arménien comme d’une insulte (récemment, le gouverneur de Batman a accusé les Kurdes d’être les « valets des Arméniens », parce qu’ils boycottent le système éducatif en n’envoyant pas leurs enfants à l’école en début d’année scolaire) ; démettre les membres du cabinet qui utilisent un langage hostile pour décrire les Arméniens (encore récemment, le ministre d’Etat et vice-Premier ministre a déclaré que les cadavres des guérilleros du PKK [Parti des Travailleurs Kurdes], découverts non circoncis, prouvaient le lien entre le « terrorisme arménien » et le PKK) ; limoger le ministre des Affaires Etrangères, dans les bureaux duquel cette honteuse critique de la Cour Européenne des Droits de l’Homme fut édictée ; voter des lois pénalisant le langage raciste et discriminatoire visant ceux qui ne sont pas Turcs musulmans sunnites ; restituer les biens saisis aux fondations non musulmanes ; et naturellement tant d’autres choses

Mais existe-t-il une volonté collective au sein de la société turque – parmi les « gouvernés » – suffisamment forte pour pousser le gouvernement à prendre de telles mesures ? Je ne le pense pas. Pas encore. Mais des signes montrent que cette volonté émerge lentement, bien que de façon erratique. Dont ces deux Turques sur l’île d’Akhtamar, déclarant vouloir être là à tout prix, pour partager le vécu des hôtes arméniens.

Un signe bien plus significatif que la posture sans conviction, sans consistance, adoptée par le gouvernement turc.

Source : The ArmenianWeekly

Traduction : © Georges Festa pour Denis Donikian – 10.2010.

Lire aussi le poème de Georges Festa ( alias Artavazd) sur une photo de Balasz Pataki :

2 octobre 2010

Le bouboulik de Michel-Ange

(Sur un travail de Mkrtitch Matévossian)

Sketch en un acte.

Denis Donikian ( tous droits réservés)

Pour Mkrtitch Matévossian

*

Lisa, la directrice, quarantaine, mariée.

Dan’, le graphiste, trentaine, célibataire.

*

Seul, fumant devant un ordinateur qui semble fumer lui aussi, Dan’ travaille.

Tout à coup, Lisa, la directrice de la bibliothèque des enfants, fait irruption dans la pièce. Elle lui jette le projet d’affiche sous les yeux.

 

Lisa : Comment as-tu osé ?

Dan’ : Osé quoi ?

Lisa : Osé ça. Elle montre un point sur l’affiche.

Le graphiste ôtant ses lunettes et suivant la ligne indiquée par l’index de Lisa : Vous voulez parler de ça. Il montre un point de l’affiche en faisant un crochet avec son index.

Lisa : Mais non, voyons. Ne sois pas naïf. Il ne s’agit pas du livre, mais de ce qui est à côté.

Dan’ : A côté du livre…

Lisa : Oui, juste à gauche.

Dan’ : Vous voulez parler de ce petit bout de chair.

Lisa : Hum ! Un petit bout mais qui peut prendre des proportions… je dirais énormes.

Dan’ : Je ne comprends pas ce qui vous rend si hystérique. Les proportions sont ici très modestes. Je dirais même, réduites à leur plus simple expression. Le petit bout de chair en question est au repos, croyez-moi. Au repos… Michel-Ange n’aurait jamais accepté de faire de son David un Priape.

Lisa : Au repos, certes. Mais celui ou celle qui regarde ça pourrait fort bien les amplifier, les proportions.

Dan’ : Ecoutez, madame la directrice, ce n’est pas mon affaire à moi. Que votre esprit pervers déforme l’image au gré de ses fantaisies si ça lui chante. Je ne vais tout de même pas censurer Michel-Ange sous prétexte qu’on doit éviter de faire saliver des chiens en chaleur ou des chiennes en manque !

Lisa : J’entends d’ici les ricanements des petits garçons rien que pour ridiculiser le bouboulik de Michel-Ange.

Dan’ : Mais qu’ils ricanent ! Qu’ils en rigolent ! L’art a toujours fait ricaner les bourgeois et les imbéciles.

Lisa : Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’avec ce bouboulik bien en vue, nous l’aurons ratée, notre affiche.

Dan’ : Et pourquoi, je vous prie ?

Lisa : Parce que les gens vont braquer leurs yeux  dessus et pas sur le livre. Tu vois bien qu’il est situé au centre de ton affiche. L’œil va automatiquement venir s’y coller. On dirait une affiche pour sex-shop.

Dan’ : Et vous, vous voyez les choses sous cet angle ?

Lisa : Oui, sous cet angle. Et crois-moi, j’ai l’œil.

Dan’ : Est-ce que c’est de ma faute à moi si le vrai David est tout nu ? Est-ce que c’est de ma faute si l’homme a un bouboulik ? C’est à Dieu que vous devriez vous en prendre, pas à moi.

Lisa : Je te prie de ne pas mêler Dieu à une affiche qui frise la vulgarité. Si au moins tu avais choisi la Joconde au lieu de David…

Dan’ : La Joconde ? Ah ! Parlons-en ! Son sourire mièvre… Ses bras croisés… On la voit mal partir à la bataille, celle-là. Et puis, C’est un sujet trop couru. Les artistes l’ont prise dans mille et une positions. Je ne vais pas en rajouter. Mais David, non. Et puis sa main droite donnait déjà l’impression qu’il portait un livre. Sans compter le regard. Celui d’un étudiant qui défie la barbarie et qui s’apprête à se jeter à corps perdu dans la culture. C’est le Goliath de l’ignorance qu’il est sur le point d’affronter. Avec toute la fougue de sa jeunesse.

Lisa : Sa jeunesse ! Parlons-en de sa jeunesse ! Elle est plutôt rabougrie, sa jeunesse !

Dan’ : Au contraire, Michel-Ange l’a saisi au moment où il prend la décision de défier Goliath. Regarde  ses muscles ! Tendus sous la peau. On dirait que David est tout entier un corps bandé vers son adversaire.

Lisa : Son adversaire ? Quel adversaire ? Une femme, tu veux dire…

Dan’ : Qui parle de femme ? Il n’y a pas de femme dans l’histoire, mais Goliath. Ne mettez pas de la femme partout. Puis tenant l’affiche à bout de bras. N’est-ce pas qu’il est beau ?

Lisa : Quoi ? Le bouboulik ?

Dan’ : Mais non ! David.

Lisa : Oui, très séduisant. On pourrait en rêver. Il semble avoir une peau si lisse. Un corps ferme. Ferme, oui. Je l’avoue. Pas comme nos hommes d’ici. Des mangeurs de pâtes… Des adipeux au ventre rond et muscles mous. Ne deviens pas comme eux, Dan’ ! Ne touche pas à l’alcool. Et surtout essaie de moins fumer.

Dan’ : Ça ne résout pas notre problème de bouboulik.

Lisa : Pour tout dire, c’est la ministre de l’éducation nationale qui risque de ne pas supporter ce bouboulik. Je la connais. Elle va rentrer dans une rage folle. Elle va se jeter sur l’affiche, la déchirer en mille morceaux et m’obliger à revoir ma copie. Cache-moi ce bouboulik qui me met en boule ! Tu pourrais peut-être l’habiller un peu, ton David, non  ?

Dan’ : L’habiller ? Sacrilège.

Lisa : Ou alors, lui coller une feuille de vigne par exemple. Comme un Adam des temps modernes… Et puis,  une feuille de vigne, ça resterait assez national  Avec un bon logiciel, on ne devrait pas avoir trop de mal.

Dan’ : Tout est possible. Je peux même y planter notre drapeau, si ça vous amuse.

Lisa : Tu crois ? Ce serait bien dans le fond. Un drapeau sur le bouboulik… On en ferait un combattant du livre ! Un soldat de la culture ! Tu ne crois pas ? Mais non. Pour autant, il serait toujours visible.

Dan’ : Avec un petit drapeau planté sur l’organe reproducteur mâle, on pourrait imaginer que l’Etat garde la haute main sur la sexualité des hommes. Ça vous a un sale goût de répression.

Lisa : Il faut trouver autre chose.

Dan’ : Cette ministre me donne du fil à retordre.

Lisa : Qu’y faire ? Elle a aussi pour devoir de préserver la morale. Pas de réveiller les flammes de l’enfer… On est quand même une nation chrétienne.

Dan’ : Tout de même. Il y a plus de 500 ans, ce David a été exposé tel quel sur la place principale de Florence. Et aujourd’hui, dans notre pays, on nous oblige à maquiller une œuvre d’art aussi magnifique…. Déplorable. Dieu sait ce qu’elle fait, ta ministre, quand elle est seule avec elle-même.

Lisa : Dan’ ! Je ne te permettrais pas… Ce qu’elle fait n’ intéresse personne. Et de toute manière, elle le fait en cachette. Mais ton affiche… Ton affiche déballe tout en public.

Dan’ : Que je sache, il ne se masturbe pas sur l’agora, mon David. C’est pas Diogène tout de même.

Lisa : On peut tout imaginer. Et puis qu’est-ce qu’il a à se promener tout nu ton David ? Il ne prend jamais froid ?

Dan’ : Madame la directrice, cette sculpture est un hommage à la beauté du corps humain. C’est Dieu le créateur que Michel-Ange a voulu magnifier. Cette nudité, c’est l’innocence avant la honte.

Lisa : Comprends pas.

Dan’ : Et puis ce bouboulik, pourquoi en faire tout un plat ? Les hommes le voient depuis qu’ils sont enfants. Quant aux femmes… C’est le meilleur d’elles-mêmes.

Lisa : Comprends toujours pas.

Dan’ : Dites-moi, Lisa, avec quoi avez-vous fait vos enfants. Avec un bouboulik ou avec l’opération du saint Esprit ?

Lisa : Je crois que tu dépasses les bornes de la bienséance, Dan’.

Dan’ : Je ne vous ai quand même pas mis la main au panier, que je sache, madame la directrice ?

Lisa gifle Dan’ : Je ne te permets pas.

Dan’ : Et moi, je ne vous permets pas de castrer un artiste.

Lisa : Tu m’énerves à la fin ! Tu veux qu’on me mette à la porte ? C’est ça ? Pour cette affaire de bouboulik, la ministre n’hésitera pas à me limoger. Tu me vois déployant cette affiche sous ses yeux. J’en frémis à l’avance.

Dan’ : On pourrait bien remplacer David par une naïade. Au moins chez vous le bouboulik est tellement petit qu’il paraît invisible. Mais une naïade avec un livre, ça  me semble pas convaincant.

Lisa : Comment ça, pas convaincant ? Parce que c’est une femme ? C’est ça ? J’ai fait des études supérieures et j’ai même obtenu tous mes diplômes avec mention.

Dan’ : Et pourtant, madame la directrice, vous voulez castrer le David de Michel-Ange.

Lisa : Je me tue à te dire que je ne veux castrer personne. Je veux cacher, c’est tout.

Dan’ : Mais au fait, vous avez bien un fils ?

Lisa : Oui, mon petit Samuel.

Dan’ : Votre petit Samuel, hein ?

Lisa : C’est ça…

Dan’ : Et il ne vous est jamais arrivé de l’embrasser le petit bouboulik de votre petit Samuel ?

Lisa : Quand il était tout petit, oui, je l’avoue.

Dan’ : Tout petit ? Vous voulez parler de Samuel ou du bouboulik.

Lisa : …

Dan’ : Du bouboulik bien sûr. Nos mères adorent ça. Embrasser en cachette le bouboulik de leur fils. C’est qu’elles ont l’impression que ce bouboulik, c’est leur œuvre. Je dirais même leur chef d’œuvre. Elles se prennent toutes pour des Michel-Ange. Malheureusement, ce bouboulik là, elles peuvent l’embrasser un certain temps. Car vient le jour où il commence à s’énerver. Alors il grandit, il durcit. Bref il s’émancipe. Et tandis qu’il s’émancipe, c’est-à-dire qu’il se donne pour recevoir d’autres baisers, il affirme son autonomie. Et la mère, mise à l’écart, est réduite à pleurer sur le privilège que les maîtresses et l’épouse de leur fils lui ont définitivement volé. Ce que vous ne voulez pas vous avouer, madame la directrice, c’est que le bouboulik de votre Samuel est une petite chose qui va un jour s’émanciper. Car tout ce qui est vivant est soumis à l’ordre du temps. Alors que le bouboulik de Michel-Ange, depuis 500 qu’il a été fait, n’a pas bougé. Je veux dire en volume. En vérité je vous le dis, son bouboulik, il vous agresse. Il vous rappelle votre perte. Il vous rend jalouse. Vous le détestez, car il vous plonge dans l’abîme de votre solitude maternelle.

Lisa : Il a l’air de dormir le petit.

Dan’ : On dirait plutôt qu’il s’est ramassé pour mieux se jeter sur la première proie venue.

Lisa : Je ne comprends pas.

Dan’ : On dit, à moins que je l’imagine, que les filles de Florence adoraient se promener en compagnie de leur amoureux, le soir, sur la place située devant le Palazzo Vecchio où on venait d’ériger le David de Michel-Ange. Elles aimaient se planter devant et rester de longues minutes à contempler sans vergogne son bouboulik. Il faut dire que l’époque avait une idée pure de la chair. Nous dirons une idée simple, naturelle, normale. Pas comme chez nous. Ce David le montre bien d’ailleurs. Mais il leur arrivait parfois des excitations, à ces filles. Regarde ! Regarde ! disait-elles à leur jeune amant, il enfle… – Mais quoi donc ? Qu’est-ce qui enfle ? – Mais son bouboulik, voyons ! Je suis sûre que je l’excite. – Sais-tu où est ta main ? répondait le jeune homme. Et c’est ainsi qu’elles croyaient entrer en extase…

Lisa : C’est de la pierre, ça ne peut pas… enfler.

Dan’ : Justement, on reconnaît un vrai chef-d’œuvre au fait qu’il soit capable… d’enfler.  De s’émanciper de la matière dont il est fait. Il est si parfait qu’il donne l’impression de palpiter. Il vit de la vie qui est dans celui qui le regarde. C’est une ivresse qui amplifie les dimensions du temps et de l’espace. Une émotion pure. Alors, le souffle vous manque, vos yeux se troublent, votre mémoire travaille et votre imagination vous transporte ailleurs.

Lisa : Je veux bien, mais dis-moi comment le cacher ce chef-d’œuvre. Car je tiens à mon poste, moi. J’ai mon Samuel à faire grandir…

Dan’ : A faire grandir… A émanciper, vous voulez dire…

Lisa : Que faire ?

Dan’ : On peut faire grandir le livre.

Lisa : Oui, c’est ça. Tu l’étires un peu vers la droite, et le tour est joué. Il est tellement petit ce bouboulik, qu’on pourra facilement le faire disparaître.

Dan’ : Seulement, ce n’est plus à un livre qu’on aura affaire, mais à une encyclopédie.

Lisa : Trop lourd ?

Dan’ : Je me demande si la main de David pourra le tenir longtemps.

Lisa : Tu crois ?

Dan’ : Ça devrait bien peser deux bons kilos, un livre comme ça. Vous vous voyez porter durant deux heures un livre de deux kilos ?

Lisa : Ton David, il est tout de même plus musclé que moi, non ? Quand je rentre du marché avec des sacs pleins de tomates ou d’abricots par exemple, j’y arrive bien… Même si je commence à faiblir. Mes jambes me font déjà mal.

Dan’ : Des varices ?

Lisa, montrant ses jambes : Pas vraiment.

Dan’ : Elles sont encore belles, vos jambes.

Lisa : Flatteur !

Dan’ : Du tout. Je les trouve très bien pour leur âge. Hélas, un jour viendra où les veines ressortiront. Vous serez obligée de les camoufler avec des bas. Sans parler du reste. Un jour vient où l’on se trouve changé. La peau fait des plis. Les joues tombent. Les seins dégoulinent. Le ventre se couvre de graisse. Les épaules se cassent…

Lisa : On ne peut pas revenir en arrière. Alors, on se beurre la peau avec des crèmes. Pour remonter ses seins, on renforce son soutien-gorge. Que veux-tu ?  Je ne supporte pas la comparaison avec ces œuvres d’art qui restent éternellement ce qu’elles sont.

Dan’ : Chez nous, à l’échelle de l’éternité, l’éternellement est de courte durée.

Lisa : Mais ton David ! Pas une ride depuis 500 ans, tout de même. ! Tandis que son Michel-Ange, eh bien, il y a belle lurette qu’il est réduit en poussière.

Dan’ : Faut pas croire ça. Au cours des bagarres entre les Florentins et les troupes des Médicis, un projectile brisa le bras gauche du David en trois morceaux. Heureusement, on réussit à le restaurer. Mais après trois siècles d’exposition, le temps avait fini par lui mordre la pierre. On la traita à l’encaustique. Une catastrophe. On se mit alors à la nettoyer avec une solution à base d’acide chlorhydrique. Résultat : on détruisit sa patine. Il fallut mettre David à l’abri. Celui qu’on voit en face du Palazzo Vecchio n’est qu’une copie. Voilà l’histoire.

Lisa : Ça me fait une belle jambe, tout ça.

Dan’ : Si belle que vous devriez permettre qu’on la caresse. Il est encore temps. Demain, il sera déjà trop tard.  C’est ma morale. La seule morale qui compte en ce monde.

Lisa : Dan’ ? Que dis-tu là ? Me faire caresser la jambe. Et par qui ?

Dan’ : Par moi, par exemple…

Lisa : Par toi ? Mais j’ai un mari.

Dan’ : Et si on le traitait à l’acide chlorhydrique, ton mari ?On pourrait aussi le cacher derrière un livre. Il est si petit. Dan’ commence à caresser la jambe de Lisa.

Lisa : Mais il n’est pas né de la main de Michel-Ange, lui.

Dan’ : Ce n’est donc pas un chef d’œuvre …

Lisa : Oh ça non ? Le temps lui a mordu la chair.

Dan’ : Un mangeur de pâtes ?

Lisa : Un mangeur de pâtes.

Dan’ : Un adipeux au ventre rond et muscles mous ?

Lisa : Très mous. Il commence à se coller à elle… Qu’est-ce que tu fais, Dan’ ?

Dan’ : Je grimpe à l’échelle.

Lisa : Et notre bouboulik, qu’est-ce qu’on en fait ?

Dan’ : Laisse-le s’émanciper.

Lisa : Vraiment ?

Dan’ : Vraiment.

Lisa : Tu sais bien que j’ai mon Samuel à faire grandir.

Dan’ : Il grandit tout seul.

Lisa : Le souffle me manque. Mes yeux se troublent…

Dan’ : Mon imagination me transporte ailleurs.

Lisa : Dis-moi comment le cacher ce chef-d’œuvre, Dan’. Car je tiens à mon poste.

Dan’ : Ma Joconde aux mille et une positions.

Lisa : Tant que ça ?

Dan’ : Mille et une, madame la directrice.

Lisa : Mille et une par un seul bouboulik ?

Dan’ : Un seul bouboulik…

Lisa : Tant pis si le livre doit peser des tonnes, après tout.

Dan’ : Des tonnes, oui.

Lisa : Pourvu qu’il le cache.

Dan’ : C’est tout vu.

Lisa : Dan’ ! Mon David !

Dan’ : Lisa ! Mon Goliath !

*

 

Erevan, Septembre-octobre 2010

 

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