Acte 2 : Un seau pour la soif
Fenêtre éclairée
Les personnages se réveillent peu à peu. Arzou somnole assis. Kom’ n’a pas changé de position.
Les tirs ont repris.
Kom’ : Boum ! Boum !
Ayash : Toujours là, mon Père ?
Kom’ : Toujours, mon lézard.
Ayash : Vous n’avez pas dormi ?
Kom’ : J’ai passé la nuit à chantonner dans ma tête. J’ai tant de musiques que ça me tient éveillé. Tant de musiques… Celles qu’on m’a chantées dans les villages. Elles courent entre mes oreilles.
Ayash : On n’est pas venu vous chercher ?
Kom’ : On n’est pas venu. On n’est pas venu… C’était de l’eau pure, ces chansons, tu comprends ?
Ayash : Je comprends.
Kom’ : Je m’asseyais au pied d’un arbre, c’était l’été, pas le moindre de vent, les jeunes villageoises marchaient parmi les fleurs, je leur demandais de chanter et j’écrivais. C’était de l’or, ces moments, de l’or. Maintenant ces chansons, qui les entendra ? Je suis perdu sans elles… Et elles seront probablement perdues sans moi. Dieu me laisse une seule fois encore retrouver ces temps ! Une seule fois ! Rien qu’une seule fois !
Chankiri : Ceux qui devraient vous libérer n’aiment probablement pas vous entendre chanter. Mais nous, oui. Nous aimons ça. (Bas, et à l’écart) Quelles raisons auraient-ils de libérer un prêtre chanteur ? Et d’ailleurs, quel chant n’est voué à mourir ?(Parlant bas à Ayash )Tout ça ne sent pas bon. Un saint homme qu’on ne libère pas. Un collaborateur qu’on n’écoute même plus. Deux pauvres bougres qu’on a pris pour leurs homonymes… Et nous.
Ayash : Et nous quoi ?
Chankiri : Nous ? Nous avons écrit. Si écrire est un crime…
Ayash : Il fut un temps où ils arrachaient la langue de ceux qui enseignaient comme on parle et on écrit aujourd’hui. On aurait dû se méfier.
Chankiri : On aurait dû se méfier.
Ayash : Parfois on se croit libre et de fait on vit avec un fil à la patte.
Chankiri : Qu’allons-nous devenir alors ?
Ayash : Ils feront de nous ce dont ils ont toujours rêvé.
Chankiri : Nous laisser crever de faim et de soif sur des routes inconnues, vous voulez dire ?
Ayash : Que dites-vous là, voyons ? Mais non. S’ils nous ont réunis de force, c’est pour nous emmener à la promenade. Ils nous feront pique-niquer au bord d’une rivière. Leurs soldats nous serviront les meilleurs vins. Des odalisques lascives, tout juste sorties de leur adolescence, mais expertes en amour, nous prodigueront des caresses appropriées. Et les oiseaux chanteront sur les branches. Les poissons frétilleront dans les eaux argentées. Et les fleurs s’offriront aux abeilles.
Chankiri : Et nous fumerons des havanes comme au paradis…
Ayash : Voilà ce dont rêvent de nous donner ceux qui nous ont jetés dans ce bouge. Il faut savoir espérer. Alors espérons… A propos de soif… S’adressant à Arzou : Holà ! Monsieur le costumé, ne pourriez-vous pas faire quelque chose ? Le soleil commence à chauffer et nous avons tous la gorge qui brûle. Puisque vous êtes encore des nôtres, rendez-vous utile. Le gardien ne devrait pas vous refuser ça au moins. Il commence à vous connaître.
Chabouh : Avec une chaleur pareille, ma viande est foutue. Et c’est pas ma femme qui…
Ayash : Laissez donc la faisander à sa guise, cher ami. Ainsi va toute chair…
Chabouh : Vous savez ce que je perds avec tout ça, vous ?
Ayash : Avec votre femme ou avec votre viande ?
Chabouh : Le samedi est le jour de la semaine qui rapporte le plus. Et cette recette ne remplira pas ma caisse. D’ailleurs, je ne l’ai pas fermée. Pas eu le temps. On m’avait dit que j’en aurais pour quelques minutes. Il se met à couiner. Et voilà des heures que nous sommes là à attendre on ne sait quoi. Que la porte s’ouvre, Bon Dieu ! Qu’on nous dise maintenant : rentrez chez vous ! Mais à quoi ça servirait de rentrer maintenant ? À cette heure, ma viande est pourrie et ma caisse, j’ose pas y penser…
Kamer : Faut pas pleurer comme ça. Ta viande… Elle est pas perdue. Tiens, si on y met de la mort au rat, on la fourguererait aux chiens. C’est comme ça qu’on s’en débarrasse le mieux.
Chabouh : Oh toi ! L’attrapeur de clébards, va au diable ! Pour l’instant, nous avons faim et nous avons soif. Et puisqu’on y est, on pourrait réunir notre argent et demander au policier de nous apporter à manger… Hein, qu’en pensez-vous ?
Arzou vient frapper à la porte. Personne ne répond.
Chankiri : Ils veulent nous faire crever.
Ayash : Et à moindres frais. On entend des coups sur d’autres portes. Ils sont capables de nous traîner le long d’une rivière et de nous interdire de boire à coups de fouet.
Chankiri : Si nous, nous mourons, tous autant que nous sommes, nos femmes et nos enfants seront sans protection. Alors ils les jetteront sur des routes. Des routes interminables. Des routes pour qu’ils meurent de faim, de soif et de fatigue.
Ayash : Qu’avons fait pour mériter ça ?
Chankiri : Ce qui est sûr, c’est que quelqu’un nous fait savoir qu’il ne veut plus de nous.
Ayash : Ils doivent penser qu’ils seront plus libres comme ça. Plus ils nous écraseront comme des cafards, plus libres ils se sentiront. Eh bien sûr, ils se trompent. Libres ? Libres d’être eux-mêmes ? Mais leur liberté ne vaut que par la nôtre. Et c’est ainsi qu’ils empoisonnent leurs fils ! S’ils nous tuent, nous, morts, nous rongerons longtemps leur mémoire. Croyez-moi. Longtemps, je vous dis. Sur plusieurs générations.
Arzou : Ouvrez ! Mais ouvrez donc ! On n’en peut plus ici !
La porte s’ouvre. Arzou s’adresse au gardien.
Arzou : Nous aimerions boire, et si possible manger. Vous comprenez. Mais boire d’abord ! Dites à Monsieur le commissaire que c’est Ian’ Arzou qui en fait la demande.
Le gardien referme la porte. Puis revient au bout d’un instant.
Arzou à Kom’ : Vous allez boire.
Le gardien : Suivez-moi ! Arzou sort. La porte se referme.
Un temps.
Chankiri: Vous croyez qu’il va revenir ? Moi pas.
Ayash à Kamer et à Chabouh : Surveillez la rue ! Qui sait s’ils ne vont pas le lâcher.
Chabouh : À moins qu’on le charge de nous rapporter de quoi nous mettre quelque chose sous la dent.
Kamer : Ne rêvez pas. C’est un vendu ce type. Avec son air de cocotte, j’ai vite vu qu’il était pas de notre monde. Mais il échappera pas à ce qui nous attend. Tôt ou tard…
Chabouh : Et qu’est-ce qui nous attend, tôt ou tard ?
Kamer : Tôt ou tard ? Est-ce que je sais, moi ? Mais ça sent plutôt mauvais.
Bruits de tirs lointains
Kom’ : Boum ! Encore Boum !
Ayash : Toujours rien dehors ?
Kamer : Rien. Pas un chat. C’est bizarre de bizarre… J’ai bien fouillé tous les coins de la ville, et pourtant, ce quartier… Connais pas.
Ayash : Et qu’est-ce qu’on voit ?
Kamer : Une ancienne rue pavée. Mais ça, tu le sais déjà. En face de nous, y a une colline, avec des buissons. Le soleil tombe dessus. On voit bien des maisons sur le même côté que le nôtre. Mais on dirait qu’on les a toutes cramées. Ou pillées.
Chabouh : Je crois que je suis déjà passé par là. Un cousin à moi, marchand de légumes, il tenait une boutique. C’est vrai qu’on y a mis le feu, à sa boutique. Pouf ! Je me suis bien dit que ça pourrait m’arriver un jour. Mais je suis resté. On reste. On sait pas pourquoi on reste. Mais on reste…
Ayash : On reste parce qu’on aime les odeurs de cette ville. L’odeur de la mer. L’odeur de la sueur. Les murs ont cette odeur-là. Celle de la sueur. Ils suent la sueur et le sang, ces murs. Et on l’aime pour ça. L’odeur de la friture aussi. Et même l’odeur du soleil.
Chankiri : Et même l’odeur du soleil… Voyez-vous ça ! Pour moi, le soleil n’a pas d’odeur. Il me donne soif, c’est tout.
Une voix :
D’abord pour nos bêtes, l’eau !
On entend un bruit de seau qui tombe. Même voix.
Si nos chevaux ont soif, ils ne pourront pas tirer vos charrettes et vous mener bien loin…
Un temps. Tous regardent du côté de la porte. Autre voix.
Qu’ils boivent ! Ces bêtes d’abord, les tiennes ensuite…
Un temps.
La porte s’ouvre brusquement. Apparaît Arzou un seau dans les mains. Il reste un moment figé, tandis que la porte se referme derrière lui. Il s’approche de Kom’
Arzou : Buvez mon Père ! Buvez, vous vous sentirez mieux !
Kom’ repousse le seau. Il est abasourdi. Terrifié. Non, monsieur le gendarme !
Un temps. Arzou reste le seau entre les mains.
Ayash : Qui a dit ça ? Les bêtes… Ces bêtes d’abord…
Arzou : Le directeur de la prison centrale.
Chankiri : Le directeur de la prison centrale… Voilà qui est dit. Malgré ça, on peut toujours aimer l’odeur du soleil.
Ayash : Ces bêtes d’abord… Ces bêtes d’abord…
Kamer : On nous prend pour des chiens, c’est ça ? Mais les chiens, moi je les attrape pour qu’on s’en débarrasse.
Ayash : Des tas de viande ! Voilà donc ce que nous sommes pour eux.
Chabouh : Ils n’attendent que pour nous saigner ! Vous comprenez ça ? Nous saigner !
Arzou a posé le seau par terre, s’est assis sur son banc et s’est pris la tête entre les mains : Je ne savais pas… Je ne savais pas que…
Chankiri : Si au moins on savait pour quoi… Quel mal nous avons fait… On demanderait pardon.
Ayash : Mais vous n’avez donc pas compris, bande de rats ? Nous sommes nés avec le mal. Nous sommes faits pour ça. Et nous devons à chaque instant demander pardon. Pardon ! Pardon ! Pardon ! Sans cesse pardon. À chaque seconde, pardon ! Pardon d’être venus au monde ! Pardon d’être en vie ! Pardon de chercher à améliorer notre existence ! Pardon de chercher à nous cultiver ! Pardon d’avoir un Dieu ! Pardon d’avoir été là avant vous ! Et malgré ça, nous ignorons si nous sommes pardonnés. Nous l’ignorons. Mais aujourd’hui, tout s’éclaire. Tout vient au grand jour. L’épée de Midi partage les hommes…
Kom’ à Arzou : Monsieur le gendarme… Monsieur le gendarme… Laissez-moi… Une dernière fois, laissez-moi… Laissez-moi entendre les voix de mes villages… Une dernière…
Arzou : Vous en verrez des villages, mon Père. Je vous jure que vous en verrez. Tout le long de la route. Demain quand ils nous emporteront. Des villages de sueur qui deviendront des villages de sang…
Kamer : Si on nous transporte en charrette, les routes sont si mauvaises qu’elles vont nous taper le cul. Mais on y mettra du foin. Ça amortit les chocs.
Chankiri : Du foin qu’on donne aux bêtes ? Comme ça nous aurons le gîte et le couvert.
Arzou : Mais on nous fera certainement prendre le train aussi. Un train rien que pour nous.
Ayash : Dans des wagons à bestiaux, bien sûr…
Chankiri : Et nos bergers seront des soldats, bien sûr…
Chabouh : Mais je ne veux pas quitter ma boucherie, moi ! Et comment elle fera pour vivre ma femme ?
Chankiri : À qui la faute ? Quel besoin aviez-vous de porter un nom déjà pris par un autre ?
Ayash : Et quel autre ! Un révolutionnaire qui envoie les siens au casse-pipe et se cache au dernier moment.
Arzou bas : On finira bien par le traquer ce lâche.
Chabouh : Si je l’attrapais celui qui m’a donné à la place d’un autre, je lui arracherais les tripes.
Ayash : Rien que ça ? Mais il y a mieux que les tripes, cher ami.
Kamer : Je voudrais bien faire le boucher avec sa bidoche, moi aussi.
Ayash : Rappelez-vous. Tôt ou tard, votre tour serait venu. On n’échappe pas à ses prédateurs comme ça, n’est-ce pas monsieur le ramasseur de chiens ?
Kamer : En attendant, j’aimerais bien lui faire la peau. (S’adressant à Arzou) Qu’est-ce que t’en dis, monsieur costume ?
Arzou : Ce que j’en dis ? J’en dis qu’il faut savoir pardonner.
Chabouh : Pardonner… Pardonner… Je voudrais bien vous y voir, vous ! Qu’il prenne donc ma place celui qui m’a mis dans ce trou !
Ayash à Chabouh: Mais puisqu’on vous dit que tôt ou tard, vous auriez été dans la même situation qu’aujourd’hui ! Vous comprenez ça ?
Chabouh : N’empêche qu’aujourd’hui, je suis là où je devrais pas. Ma place est dans ma boutique, en train de vendre ma viande. Au lieu de ça, elle pourrit.
Chankiri : Et nous, nous avons soif. S’adressant à Arzou. Il reste un peu d’eau dans votre seau ?
Arzou : Il en reste.
Chankiri : Alors partageons. Soyons sereins, restons humains.
Chankiri boit et passe le seau aux autres.
Kom’ le repousse encore et s’adressant au seau : Monsieur le gendarme… Monsieur le gendarme… Laissez-moi entendre les voix de mes villages… Encore une fois, je vous prie !
Arzou semble se boucher les oreilles.
Chankiri: Malheur à celui qui a fait ça ! Malheur ! C’est qu’il les connaissait les habitudes du Père. Il faut bien que quelqu’un ait dit à la police qu’il avait coutume de rentrer tôt. Pas comme nous, à fréquenter les tripots jusque tard dans la nuit. Le Père déboutonnait encore sa soutane quand il fut prié d’aller au poste. Qu’avait-il à se reprocher ? Rien. Alors il y est allé. (S’adressant à Arzou)Vous qui circulez aussi bien chez les nôtres que chez les autres, vous ne pourriez pas intervenir ?
Arzou : Intervenir ? Mais j’en suis au point où je ne peux même plus le faire pour moi. Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’ils m’adorent ! Ils m’utilisent, oui. Ils promettront tout ce que voudrez, pourvu qu’ils parviennent à leur fin. D’ailleurs, je ne demande plus à partir d’ici. Ils me rattraperaient un jour ou l’autre.
Chankiri: J’ai toujours écrit en sachant qu’un type, tapi dans l’ombre, passait mes mots au peigne fin. Et qu’à la moindre anomalie, il remplissait une fiche. De fait, quand j’écrivais, il y avait en moi comme un système de retenue. Sitôt que je dépassais le cercle délimitant une sorte de pacte tacite, j’avais l’impression de tirer sur mes entraves. Alors toute une série de questions commençaient à me perturber. Et si j’écris ça, est-ce qu’on ne va pas me faire des ennuis ? Et si je mets ce mot, ce nom, etc. Je devenais fou. Quand je venais de publier un article, je regardais dans la rue autour de moi pour voir si je n’étais pas suivi… Infernal.
Ayash : Et pourtant, malgré tout, on ne vous a pas raté. Pour ma part, je n’ai jamais eu ce genre de scrupule. Je tirais à boulets rouges sur les censeurs de tout poil. Si un écrivain n’est pas libre, à quoi bon écrire ? On est fait pour défendre la liberté des autres, non ?
Chankiri : Même celle des cafards ?
Ayash : Même celle des cafards.
Kamer : Ah ça, non ! Les cafards, moi je les écrabouille sous ma semelle. Le moindre qui passe, je me jette sur lui. C’est plus fort que moi. Ils courent dès qu’ils me voient, comme s’ils avaient quelque chose à se reprocher, les lâches ! Un cafard a toujours quelque chose à se reprocher. De sales bêtes, vraiment.
Chabouh: Et qui prolifèrent si tu n’en tues pas quelques-uns de temps en temps. J’ai beau mettre du poison, il en sort toujours. On dirait qu’ils forniquent dans le ventre des murs.
Ayash : Alors, ne nous plaignons pas. Nous aussi nous forniquons dans le ventre des murs. Et dès que nous sortons, il y a toujours une chaussure habitée par le pied d’un homme pour vouloir nous écrabouiller. Tiens comme aujourd’hui par exemple…
Kamer : Par exemple quoi ?
Ayash : Mais vous ne comprenez pas qu’on est coincé sous la botte d’un maniaque ?
Kamer : La botte à qui ? Moi, j’ai pas eu le temps de remettre les miennes.
Chankiri : Il veut dire qu’on est au premier stade de notre élimination pure et simple.
Chabouh : Mais on va bien nous dire pour quoi à la fin !
Ayash : J’en doute, cher ami. Vous leur dites à vos bêtes pour quoi vous les tuez ? Eh bien, ici c’est la même chose.
Chabouh : On aura droit à un procès, vous verrez. On nous dira ce dont on nous accuse exactement. J’en suis sûr.
Ayash : Vous n’avez pas entendu ces bruits de canon à nos portes ? Nous sommes en pleine guerre, monsieur le boucher. Il serait temps de vous en rendre compte. Et en temps de guerre, les ennemis sont partout, même à l’intérieur.
Chabouh : Mais je l’aime moi ce pays ? J’y suis né. Je suis un citoyen honnête.
Ayash se tournant vers Chankiri : Faites comprendre à notre ami que c’est le pays qui ne l’aime pas. Puis s’adressant à Chabouh : Les soupçons portés contre vous suffisent à faire de vous un ennemi. Vous êtes préjugé coupable. C’est comme ça. Vous êtes né virtuellement coupable et aujourd’hui devenu adulte, vous l’êtes réellement.
Kamer : Moi, j’aimerais bien qu’on me dise aussi ce que j’ai fait.
Ayash : Il ne s’agit pas d’avoir fait quelque chose, mais d’être quelque chose.
Chankiri : Tes chiens, ils t’ont fait quelque chose, peut-être ?
Kamer : Rien.
Chankiri : Et pourtant, toi et tes semblables vous les trucidez ?
Kamer : On les quoi ?
Chankiri : Je veux dire que vous les ramassez pour les exterminer. Non ?
Kamer : Mais c’est qu’elles prolifèrent, ces sales bestioles. Elles se multiplient, multiplient…
Chankiri : Bien. Elles se multiplient. Et c’est une raison pour les mettre à mort, n’est-ce pas ?
Kamer : Et comment ?
Ayash : Dans le fond, qu’est-ce que vous craignez ? Qu’à la longue les chiens vous empêchent de vivre. Alors vous prenez les devants. Tant qu’il en est encore temps, vous leur faites leur compte. Car si vous laissez faire, vous ne serez plus assez nombreux pour vous en occuper. Et dans ce cas, ce sont eux qui vous mettront en pièces.
Kamer : C’est comme ça… C’est comme ça…
Ayash à Chankiri : Croyez-vous qu’il ait compris ?
Chankiri : Pas sûr. Moi-même, je n’y arrive pas.
Ayash : Parfois, les inventions du mal sont si extravagantes qu’elles peuvent vous empêcher d’y croire.
Tirs lointains.
Kom’ : Boum ! Boum ! Puis regardant sa corde : Boum ! Boum ! Monsieur le commissaire lézard.
Chankiri : Et ça peut rendre fou même un saint homme.
Chabouh : Pourrie ma viande. Se tournant vers Kamer. La donner aux chiens ? Ah ça ! Jamais ! Plutôt la jeter à la mer…
Kamer : Ça t’est jamais arrivé d’en vendre, même devenue bleue ?
Chabouh : Mais dans ce cas je baisse les prix, qu’est-ce que tu crois ? Et je recommande de bien la faire cuire. Comme ça je suis tranquille avec ma conscience.
Kamer : Après tout, ça n’a jamais tué personne. Mes chiens en mangent bien, eux. En tout cas, si la viande manque un jour, tu sais où en trouver. Personne ne verra la différence.
Chabouh : Et je sais surtout comment m’y prendre pour qu’on s’aperçoive de rien. Mais il me les faut un peu costauds quand même, tes clébards.
Kamer : Je peux te trouver ça. Ça devient rare, mais je peux.
Ayash à Chankiri et à Arzou. Messieurs, vous les aimez saignants ou bleus, vos steaks de chiens ?
Chankiri : Bah !
Kom’ : Boum ! Boum ! C’est le jazz des lézards.
Ayash : Ah, ce n’est plus la rumba des bombes, alors.
Kom’ : Montrant du doigt sa corde C’est le jazz des lézards.
Arzou : Arrêtez avec ça ! Arrêtez !
Ayash : Et quoi ? On se fâche ? Mais quel jeu jouez-vous, cher ami ?
Arzou : Aucun. J’ai faim et tout m’irrite.
Ayash : Essayez plutôt d’avoir faim, voyons, avec philosophie. Maîtrisez l’appel de vos organes, vous en aurez besoin, croyez-moi.
Arzou : Je le sais mieux que vous. Et pourtant…
Ayash : Pourtant ?
Arzou : Pourtant, je suis comme vous. J’ignore quelles sont leurs intentions.
Ayash : En tout cas, au point où nous en sommes, c’est un bon début pour imaginer la suite.
Chankiri : La suite, elle sera noire, croyez-moi. Noire.
*
Fin du deuxième acte
(Reproduite interdite.DR)