5 Mai 2020
17 avril 2020
Mémoires arborescentes (9)
( Madère. Photo D.D.)
9 – Essence
Qui peut affirmer qu’un arbre ne soit pas d’essence spirituelle ? C’est bien au-delà de ses mécanismes internes propres à élaborer sa forme et sa puissance que se situerait à mes yeux l’essentiel d’un arbre ? Et qui sait si sa figure à la fois enracinée et aérienne, pour moitié immergée et pour moitié visible, ne résulte pas des lois de sa propre physiologie ? L’esprit de géométrie qui préside à la constitution de son équilibre offre une telle image, au final de son épanouissement, qu’il ajoute à son apparence un surcroît d’harmonie empreinte de finesse. A l’instar d’une symphonie, qui se compose de notes, de temps et de silences, se construit dans la rigueur pour produire chez celui qui l’écoute des émotions neuves et des mondes inconnus qu’aucun mot ne pourra jamais épuiser. Comme si la chose physique se métamorphosait au plus haut dans l’ordre de l’immatériel. Comme si la sève qui circule dans un arbre se sublimait en rêve. L’arbre est ainsi fait qu’il témoigne d’autre chose que lui-même. De fait, nous avons enfermé sa vérité dans un mot qui le réduit à sa fonction naturelle et qui détruit sa personnalité profonde. Alors qu’il est capable d’éprouver des émotions autant que d’en inspirer. Fixez vos yeux sur un arbre et si après un premier temps qui peut être long, il cesse de vous apparaître plus bête comme bois, c’est que peu à peu il a fait advenir le moment où sa présence aura su vous combler de sa plénitude.
16 avril 2020
Mémoires arborescentes (8)
8 –Trois cerisiers ou presque.
Voilà des années que sous notre balcon un cerisier se dandine à vouloir atteindre notre étage. Saine et vaine prétention qui nous oblige à tendre le cou vers le bas pour nous abreuver de ses floraisons. Quant à la voisine du deuxième, elle se gave de cette aubaine sans vergogne. L’acariâtre, affligée en permanence par on ne sait quel manque, ne tire certainement aucune leçon des splendeurs florales qu’on lui sert sur un plateau. Pourtant, le rose des fleurs semble bien avoir traversé ses murs. Elle en a mis à toutes les sauces : tapisseries, voiles, moquette. Culotte et soutien-gorge aussi, qui sait ? Je ne suis pas explorateur cavernicole… A coup sûr, parvenue à l’âge des nostalgies, la querelleuse se souvient des saines virginités de son corps maintenant que la flétrissure, le poil ombreux et le fumé des viandes sont venus envahir ses organes de séduction. Voilà donc de quoi la vie est faite. D’oxymores… Ainsi l’homme, confiné dans ses obsessions, douces ou fortes, est invité à mettre d’autres signes dans sa vie que ses manies ou ses phobies. Les arbres y contribuent, qui appellent au bonheur et à la grâce. Dispensatrice de sagesse, la nature a placé ses sentinelles en vue de ramener à la simplicité les débordés que nous sommes. Débordés par trop de cruauté, trop d’intelligence, trop de soucis…
Bien assis dans notre jardin, à Vienne, il trônait comme un roi étendant son royaume de branches jusqu’au mur nord et au sud jusqu’à la rangée de troènes. Un cerisier, si puissant de beauté qu’il dominait notre esprit et envahissait notre vue. Devant nous, derrière nous, en nous, de jour comme de nuit. Heureux qui était là à prodiguer sa générosité à qui voulait y boire. Et comment lui échapper surtout dans les printemps quand ses fleurs ivoire s’inondaient de ciel et simulaient une neige de satin. C’est lui qui annonçait les jours heureux. Lui qui nous mettait dans la joie des luminosités à venir après les hivers écrasants de froid. Lui qui semait sa sérénité sur nous tandis que nous passions sous la chaste exubérance de ses branches. Nul doute qu’à la longue, il ne nous ait instillé un peu de sa force au point de convertir nos humeurs à sa vertu. Quand se réunissaient nos familles pour des tablées à n’en plus finir, à lui seul il servait de décor à nos théâtres et d’arbitre à nos débats. Et puis, un virus l’aura attaqué. Mon frère, qui fut boucher, le décapita net et posa un pot de géranium sur son tronc comme on met des fleurs artificielles sur une tombe. Depuis ce jour, le monde autour de son fantôme déclina. Les familles se déchirèrent. Les morts succédèrent aux morts et les autres arbres souffrirent d’abandon.
Pensionnaire au Collège Samuel Moorat de Sèvres, après deux semaines de servitude involontaire et de mélancolies en dents de scie, je m’échappais. C’était pour la rue de Quatrefages, à deux pas du Jardin des Plantes. Apparentée à ma mère, cousinage ou voisinage, on ne sait, toutes deux ayant vécu dans la même rue du même quartier de Malatia avant le génocide de 1915, Mariam m’accueillait comme son petit-fils, vu que son fils à elle, un grand gaillard, lourd de corps et d’esprit, marié à une rencontre native du Luxembourg, n’avait pas d’enfant. Et comme je confinais à longueur de jour dans l’appartement bas de plafond situé sous les toits où les trois s’encageaient et parfois s’enrageaient après le travail, je sautais la rue et, passé le grand portail, j’entrais au jardin d’Éden.
A vrai dire, je préférais les crocodiles du Nil de la Ménagerie au Ginkgo Biloba, rapporté de Chine en 1780, les reptiles en tous genres à l’érable de Crète planté par Joseph Pitton de Tournefort en 1702, sous lequel pourtant il m’arrivait de lire des lettres amoureuses. Curieusement, j’ai toujours cru que ma rencontre avec le cerisier du Japon, qui fait s’ébahir les Parisiens à la jeune saison, avait eu lieu à cette époque. Mais non. J’avais quitté le Collège en 1956 et lui ne fut planté que quatre ans plus tard. Alors quoi, me dis-je, quand…
Ma future femme était sur le point de naître au Viet Nam quand son père était venu à Paris se faire soigner d’une gangrène. Il décrivait à sa jeune épouse les extases que lui procurait le cerisier. Et Dieu sait si la liseuse n’imprégnait pas son enfant à naître des mots de son père lointain. Tout une chaine d’émotions réelles et secrètes circulaient alors entre ces trois êtres auxquels j’étais étranger. Et pourtant, qui sait si le cerisier n’avait pas joué un rôle dans la rencontre entre celle qui ne l’avait perçu qu’à travers l’imagination de sa mère et moi qui croyait l’avoir vu de mes propres yeux ?
15 avril 2020
Mémoires arborescentes (7)
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Les platanes de ma vie
Mes premiers arbres ? Les platanes de mon enfance alignés sur la place d’Arpot à Vienne, le long de la nationale 7. Aujourd’hui, ne restent que trois survivants, témoins d’un quartier où se mêlaient des nationaux divers, échoués là pour échapper aux cataclysmes de l’histoire. Notre unique fenêtre qui donnait sur la place était au deuxième étage de l’immeuble où nous avions nos chambres. S’y mettre plaçait obligatoirement la vue au niveau des feuillages. Derrière eux, se profilait le château aux propriétaires discrets comme des fantômes. Parfois il m’arrivait d’apercevoir l’homme à tout faire, tantôt chauffeur, tantôt jardinier. Un individu droit comme un épi malgré son âge, jambes fines toujours en guêtres. Son logis était en retrait. Sa femme se montrait rarement. Mais sa fille parfois, comme si elle cherchait à s’émanciper, se penchait sur la balustrade de pierre et regardait la place où se jouaient d’autres vies, forcément plus basses. Elle avait devant les yeux la face des platanes qui m’était cachée. Dans les verts frissonnants de leur ramure nos yeux se noyaient. Et le soir une fraicheur tombait généreusement sur nous. Une ou deux fois dans l’année, une fête de quartier battait son plein.
S’accroche à ma mémoire un autre platane, rencontré à l’occasion d’un périple à travers la Turquie. Un vieux, très vieux platane, si vieux que son tronc s’ouvrait comme une caverne. Ainsi on pouvait se placer au centre de son corps. L’ouverture était assez large pour qu’un malin y installe une espèce de troquet avec de petites tables. Ainsi enfermés de tous cotés, les clients sirotaient leurs messes basses, tranquilles. Aujourd’hui, l’imposant platane s’exhibe en monument de la mémoire. C’est qu’il en a vu des choses ! Un platane témoin en quelque sorte. Qui garde en sa chair les crimes et les peurs, les rires et les joies d’une histoire perdue à jamais. C’est à Hidirbey qu’on peut le voir encore. Au plus du haut du Musa Dagh, non loin de Vakifli où je fus de passage dans les années 80.
Venu humer les prémices de l’aube, chaque jour sur mon balcon, je reçois en offrande un platane, toujours le même, toujours debout dans une cour d’école aujourd’hui désertée. Un platane aussi puissant que ceux de mon enfance. La même peau tachetée. La même érection drue. La même musculature durcie par l’âge. Ainsi chaque matin me voici rappelé à l’ordre. Hier l’enfance, aujourd’hui l’autre bout de la vie. Les enfants qui courent autour de lui sous sa figure de sentinelle ont l’âge que j’avais quand les platanes de la place d’Arpot s’exhibaient sous ma fenêtre. Mais avant de se retrouver dans ce décor de bitume et de vitre, « mon » platane d’école agrémentait avec un autre le parc d’une propriété bourgeoise. C’est dire que tous les deux ont largement dépassé le siècle. Mais si l’un se montre exubérant à chaque saison, le mien semble figé dans une forme de tristesse. Ses branches levées au ciel qui imploraient la lumière ont été sectionnées. Des moignons pitoyables couronnent sa cime et à l’heure où j’écris, tandis que le printemps donne de la voix, je me demande si des feuilles lui viendront, assez de feuilles pour me montrer qu’il est toujours vivant. C’est que, à ses pieds, la cour largement asphaltée empêcherait l’eau de parvenir à ses racines. Et à supposer que la nappe phréatique ne les atteigne que peu, on peut imaginer que ce platane, lui naguère si beau, semble étouffer d’un manque d’eau, même si lentement, très lentement.
14 avril 2020
Mémoires arborescentes (6)
6- Lire un arbre
Un arbre, à quelque identité qu’il appartienne, un arbre venant au monde ou un arbre vieillissant, fluet ou remarquable, un arbre qui se laisse regarder, longuement regarder, jusqu’à ce qu’il consente à se donner à vous, tellement à vous que vous ignorez si ce qui vous vient est de lui ou de vous-même… Qu’importe si l’échange entre vous et l’arbre de votre élection se brouille dans votre tête. Mais les pensées qui vous tombent de ses branches seront assurément des pensées empreintes de pureté et d’apaisement.
S’il faut savoir attendre un arbre, dès lors que vous l’aurez suffisamment attendu, c’est son innocence qui vous tiendra en haleine. Une innocence naturelle. Une nudité de nature. La quintessence de la simplicité. Une porte vers un monde d’équilibre et d’harmonie.
Ainsi, abattre un arbre équivaut à s’en prendre à son innocence. Qu’a-t-il donc fait de mal pour que vous le harceliez de la sorte, sinon que votre instabilité vous rend jaloux de sa propre sagesse qui consiste à produire sans cesse son essence d’arbre. Ni la terre dont il se nourrit, ni la lumière qui étanche sa soif ne pâtissent de son activité. Ni l’une, ni l’autre ne sont entamées. Au contraire, grâce à lui, la terre se bonifie et l’air se purifie. Une innocence qui rend au centuple ce qu’elle reçoit.
Mais surtout une innocence tonique. L’homme qui s’abreuve à l’image d’un arbre en ressort régénéré. Encore faut-il croire en lui, en ce qu’il est capable de don. C’est pourquoi, arbre de balcon ou arbre de forêt, peu importe, pourvu que vous élisiez celui qui vous offrira son amitié. Car l’arbre répond toujours aux paroles de l’homme, qu’elles soient noires ou qu’elles soient vives, en répandant dans son âme sa propre force.
C’est ainsi qu’il faut lire les arbres.
12 avril 2020
Mémoires arborescentes (5)
5- Après la tempête
Terrible, terrifiante même, fut la tempête Lothar, du 26 décembre 1999. Un spectacle de catastrophe à l’échelle d’une forêt. Tant de chênes couchés, d’arbres arrachés, de beautés abattues. Un encombrement de bois et des branches à vous crever les yeux. Et puis, cette masse de silence après les grands fracas de la nuit.
J’ai voulu voir. J’y suis allé. Comme les arbres étaient tombés dans la même direction, parallèlement à la route, celle-ci était relativement épargnée. Mais de part et d’autre, tout n’était que désastre. On pénétrait dans une blessure comme si c’était la bouche de la mort. Car la tempête qui avait tranché la chair de la forêt comme un bulldozer avait terrassé tout ce que rencontrait sa hargne en épargnant le reste. J’étais mal à l’aise tellement j’aurais voulu redresser ces jeunes chênes fauchés en pleine puissance. Et j’entendais battre le cœur de ce silence alors que c’était le mien que la compassion pétrissait. Parfois se murmuraient des sifflements lourds, des râles, des agonies résignées qui arrivaient jusqu’à moi. Comme des âmes quittant ces arbres à bout de souffle que les caprices du climat avaient surpris et renversés. Et on pouvait même supposer que la dégradation de l’arbre ainsi arraché à sa terre et à son ciel, loin d’être brutale comme sous les coups d’une hache ou les crocs d’une scie, prendrait des jours avant qu’il ne meure de soif et que la privation de lumière signe l’achèvement des folles ruades poussées par la tempête.
Et comme pour honorer les survivants d’avoir tenu, on fit venir de l’Europe de l’Est des bûcherons dont la mission était de mettre ces troncs en pièces ou d’empiler les meilleurs pour en faire des meubles ou des bateaux.
10 avril 2020
Mémoires arborescentes (4)
Le cupressus arizonaca d’Antranik
4- Sagesse de l’arbre
L’arbre n’est que don. La générosité est sa vocation essentielle. Tout le système de sa végétalité qui prend sa source dans le réseau des radicelles et s’élève jusqu’aux branches les plus folles contribue à la constitution d’une magnificence inépuisable. Mais au-delà de sa fonction qui est de se sublimer en fleurs et en fruits, l’arbre appelle aussi à la contemplation et offre à l’homme, qui n’ignore pas les délices de l’attention, une leçon de droiture, d’économie et de justesse.
Et s’il est vrai que l’arbre ne se lasse pas d’attendre l’homme, il est vrai aussi que l’homme ne sait pas attendre de l’arbre qu’il sorte de son silence. C’est qu’il lui faut beaucoup d’esprit pour accueillir l’esprit de l’arbre. L’un reste, l’autre passe. Mais si l’homme, tout à coup frappé par la foudre d’un drame, se mettait sous la protection de l’arbre, se mettait à l’embrasser avec la folie de son désespoir, à s’immerger dans le mystère de sa puissance pour y puiser apaisement et réconfort, nul doute que le végétal saurait comprendre le mal humain qui frappe à son tronc. Nul doute que de ce corps à corps se produiraient des prodiges, pour autant que le pauvre orgueil cartésien voudrait bien accepter le monde caché de la vie.
C’est dans l’esprit de l’homme que l’arbre met le sien en action, et c’est ainsi qu’il lui parle en usant d’un langage d’âme à âme, incroyablement vivant. Et si l’homme se régénère au contact d’une forêt, c’est bien que tous les arbres qui l’habitent ont chanté en lui le chant immatériel d’une cinquième saison, de celle qui transcende les climats. Ainsi, entrer en forêt, dans la plénitude d’une conscience pure et en donnant toute son affection aux arbres qui vous entourent, c’est se réveiller des engourdissements, des vitesses et des géométries qui émanent des villes et encombrent l’esprit du citadin.
9 avril 2020
Mémoires arborescentes (3)