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Rémy Prin : Il y aurait aussi une question sur l’aspect sans issue du livre. Pourquoi, au fond, l’affirmation culturelle ne marche plus ? C’est-à-dire, qu’est-ce qui fait que la culture, pensée comme une nourriture collective de sens, de repères, s’effiloche, s’auto-dissout presque, au profit d’expressions multipliées des individus ?
DD : Si je m’en tiens au cas de la société arménienne, j’ai du mal à croire que la culture n’y soit pas omniprésente. Elle infuse la pensée et elle s’entretient elle-même par les livres, les journaux, la télévision. Mais cette culture-là n’aura pas empêché quelqu’un d’écrire Vidures, ni des filles qu’elles veuillent se jeter d’un pont, ni d’autres de s’exiler, ni des pauvres de se nourrir sur une décharge, ni des victimes du tremblement de terre de 1988 de n’avoir toujours pas de logis décent. Je peux même affirmer que Vidures est certainement en deçà de la réalité, encore aujourd’hui. Quand la culture n’aide pas à vivre, que les mythes qu’elle charrie ne sont devenus que des mots, c’est bien qu’elle est vidée de son sens. En Arménie, la culture est devenue un motif d’orgueil tel que les Arméniens en la préservant pour se préserver eux-mêmes ont fini par la sacraliser, et la sacralisant par la fossiliser. Son archaïsme se lit très bien dans les rengaines creuses de l’Église arménienne qui chante Dieu avec toute l’inanité somptueuse des apparats dont elle s’affuble sans jamais mettre en avant ni sa préoccupation des plus démunis, ni une réelle action de bienfaisance sociale à la mesure de leur déréliction. Dieu ne veut pas qu’on chante les Évangiles, mais qu’on applique ses paroles. Mais cette Église, enfermée derrière les murs de la tradition et d’une certaine théologie de l’histoire, se contente aujourd’hui d’utiliser la charité à des fins d’enrichissement. C’est ainsi qu’elle apparaît dans le chapitre 38 de Vidures à travers son représentant. Je parle de la religion des Arméniens car elle fait partie de leur culture. C’est que cette culture à fondement religieux, ressassée jusqu’à plus soif, interdit de la penser autrement, même de lui rappeler tout retour à son message primitif. Et comme elle n’est pas pensée, elle ne nourrit plus les esprits, incapable de répondre aux inquiétudes de la vie moderne.
Certes, les débats existent en Arménie. Mais ce sont des débats concentrés sur les mêmes référentiels. Les Arméniens sont pris entre la nécessité d’ouverture et le tropisme de leur passé, à commencer par l’histoire du génocide. Par exemple, les livres de la sociologue Hranouch Kharatian, évoqués plus haut et qui m’ont servi pour Vidures, ont été offerts par elle aux députés comme un moyen de s’informer sur l’état du pays. Beaucoup n’en ont pas voulu. C’est dire que la culture chrétienne de la compassion est devenue une culture artificielle, une culture qui la distingue des autres, mais pas une culture de vie.
Pour ce qui est de la France, je crois qu’elle a réussi à trouver un juste équilibre entre le culte de l’histoire et la nécessité de s’en émanciper. Même si les lourdeurs culturelles subsistent, même si les débats qui ont lieu à la télévision relèvent souvent de la joute verbale où chacun cherche à avoir raison contre l’autre, il ne faut pas oublier qu’une certaine tradition philosophique en France se nourrit d’une constante remise en question des acquis, d’une réflexion sans tabou opérée par des esprits assez libres pour le faire et d’un réel sens de l’indignation et de la révolte, lesquels contribuent à adapter les principes aux exigences de la modernité. Pour preuve, la diversité des journaux et des revues qui portent la controverse et l’analyse afin de revisiter nos acquis culturels. L’épreuve des attentats de 2015, en particulier ceux de novembre, a brusquement donné du sens à des valeurs qu’on croyait jusque-là n’être que des phénomènes de mode, à savoir le fameux « vivre ensemble », la solidarité, l’indignation. Les manifestations qui ont suivi ces attentats, concentrées autour de ces principes, ont montré que les Français s’était forgé une culture de la conscience morale, fondée sur la liberté d’expression, le respect de l’autre, l’entraide, la compassion, et qui n’étaient pas de vains mots. Les associations caritatives, genre Armée du Salut, Emmaüs et Resto du Cœur, si nombreuses et qui fleurissent ça et là, le prouvent. Même s’il y a des ratés, même s’il existe des esthètes de l’individualisme, des râleurs invétérés, même si cela suppose vigilance et combat, ces attentats auront montré le bien-fondé d’une culture de la cause publique.