par Khatchig Mouradian
The Armenian Weekly, 21.08.2009
[Le 23 avril 2007, j’ai rencontré à Washington, D.C., Sibel Edmonds, dénonciatrice du FBI, pour un long entretien qui fut publié dans The Armenian Weekly et ZNet, et qui connut une large diffusion. Le 18 août 2009, j’ai eu un entretien téléphonique suivi avec Sibel, qui se trouvait alors en Nouvelle-Zélande. Cet entretien fait le point sur ce qui a transpiré de son dossier depuis 2007, avec un accent particulier sur sa déposition dans l’affaire Schmidt-Krikorian au début de ce mois.
Sibel Edmonds, linguiste au FBI, a été licenciée de son poste au siège du FBI à Washington en mars 2002. Son crime fut d’enquêter sur des infractions à la sécurité, diverses tentatives pour étouffer des affaires, rétention d’information et corruption de citoyens américains, dont des officiels de haut rang. Le secret d’Etat a été souvent invoqué pour bloquer les procédures juridiques la concernant, et le Congrès des Etats-Unis a même été bâillonné afin d’empêcher tout débat ultérieur. Sibel Edmonds a révélé, par exemple, une relation secrète entre des groupes turcs et l’ancien président de la Chambre des Représentants, Dennis Hastert (républicain – Illinois), lequel aurait reçu plusieurs dizaines de milliers de dollars de pots de vin en échange du retrait d’une résolution sur le génocide arménien de l’agenda parlementaire en 2000.
Née en Iran en 1970, Sibel Edmonds est diplômée de criminologie et de psychologie de l’Université George Washington et titulaire d’un mastère en politique publique et commerce international de l’Université George Mason. Elle est la fondatrice et directrice de la National Security Whistleblowers Coalition (NSWBC) [Collectif d’alerte sur la sécurité nationale] et a reçu en 2006 le Prix du Premier Amendement du PEN/Newman. Elle parle le turc, le farsi et l’azéri.
Ce qui suit est la transcription intégrale de cet entretien suivi.]
Khatchig Mouradian : En 2007, je t’ai demandé ce qui avait changé durant ces cinq années, depuis 2002, lorsque tu as contacté pour la première fois la Commission juridique du Sénat pour leur révéler l’affaire de la corruption par la Turquie d’officiels de haut rang. Tu disais : « Il n’y a eu aucune audition et personne n’a eu à rendre de comptes. On se retrouve pratiquement au point de départ […] » Deux autres années ont passé, nous avons un nouveau président et j’ai envie de te reposer la même question : des changements se sont-ils produits ?
Sibel Edmonds : Rien n’a changé. S’agissant du Congrès, les démocrates ont la majorité depuis novembre 2006 et je n’ai observé aucun intérêt de la part du Congrès pour procéder à des audiences – quelles qu’elles soient – à ce sujet, que ce soit sur la question des privilèges des secrets d’Etat ou les affaires complexes de corruption. La majorité actuelle est au moins aussi négative que la précédente. Au moins, les républicains avaient le cran de venir dire : « Nous ne toucherons pas à ça ! » Mais la nouvelle majorité ne dit rien !
L’administration Obama est toute nouvelle. Pour ce que j’observe, ils continuent la politique antérieure de l’administration concernant les privilèges des secrets d’Etat. Quant à la protection de ceux qui dénoncent cela et à la législation les concernant, la nouvelle équipe de la Maison Blanche a déjà dit clairement qu’ils ne veulent accorder aucune protection pour ceux qui dénoncent la sécurité nationale – à savoir ceux issus du FBI, de la CIA et de tous les autres institutions en liaison avec les services secrets et le maintien de l’ordre, et bien sûr le Département d’Etat.
Quant aux principaux médias, du moins pour ce que j’observe, la situation s’est en fait aggravée. C’est, à mon avis, la principale raison qui se cache derrière l’inaction et l’absence de volonté de rechercher des responsables, de la part du Congrès et de la Maison Blanche. Et la pression des principaux médias n’existant pas, ils se gardent naturellement de le faire. Ils sont conditionnés par cette pression. Or, aujourd’hui, les principaux médias ne remplissent pas leur rôle et leur responsabilité en exerçant cette pression.
Des trois – le Congrès, le pouvoir exécutif et les médias – je dirais qu’en l’espèce, le principal coupable ce sont les grands médias.
Khatchig Mouradian : L’exemple le plus récent de ce silence assourdissant des grands médias a été ta déposition dans l’affaire Schmidt-Krikorian, le 8 août dernier. Tu évoquais sous serment comment le gouvernement turc et une nébuleuse de groupes de pression, d’officiels américains de haut rang et de membres du Congrès ont été conduits à la trahison et au chantage. Une affaire énorme à tout point de vue, et qui n’a été couverte que par la presse arménienne et quelques blogs. Comment expliques-tu ce silence ?
Sibel Edmonds : Je connais des reporters de terrain qui sont passionnés et qui veulent suivre cette histoire. Mais quand ils arrivent dans leurs rédactions – et je parle des grands médias et d’excellents journalistes d’investigation -, leurs rédacteurs refusent d’aborder le sujet. Si tu regardes la vidéo ou que tu lis la transcription, tu vois à quel point cette déposition est explosive. Et, rappelle-toi, je parlais sous serment. Si à quelque titre que ce soit, en quelque manière je mentais ou n’étais pas sincère, j’allais en prison. Je réponds sous serment à ces questions et pourtant les principaux médias refusent d’aborder le sujet. C’est très semblable à ce que nous avons vu dans l’affaire AIPAC-Larry Franklin (1).
J’ai souligné le fait que l’American Turkish Council (ATC), le lobby turc et ces groupes de pression turcs oeuvrent de concert en partenariat avec l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et le JINSA (Jewish Institute for National Security Affairs). Si bien que non seulement il y a cette pression sur les médias de la part du lobby turc et des personnalités américaines impliqués dans la corruption, mais ils exercent aussi cette pression sur les médias via leurs partenaires issus du lobby pro-Israël – or l’influence de ce dernier sur les grands médias aux Etats-Unis est indéniable.
L’ironie de l’histoire c’est que ma déposition a été publiée en une des journaux turcs – et la Turquie ne se vante pas de la liberté des médias -, alors que les grands médias n’ont pas écrit un mot à ce sujet.
Khatchig Mouradian : Dans un article que tu as écrit à propos du 4 Juillet (2), intitulé « It Ain’t about Hot Dogs and Fireworks » [« Il ne s’agit pas de hot-dogs, ni de feux d’artifice »] (3), tu dis : « Rappelons ces termes du serment constitutionnel selon lequel tous les fonctionnaires fédéraux, tous les juges fédéraux, tous les personnels militaires, tous les nouveaux citoyens sont requis de prendre du recul et d’accorder une attention particulière à ces phrases : « soutenir et défendre la Constitution et les lois des Etats-Unis d’Amérique contre tous les ennemis – étrangers et de l’intérieur ». Maintenant demande-toi ce que signifie « ennemis de l’intérieur ». Parle-moi de ces « ennemis de l’intérieur ».
Sibel Edmonds : Les ennemis de l’intérieur auxquels je fais allusion, ce sont ces officiels américains, élus ou nommés, qui ne représentent pas les intérêts du peuple américain – que ce soit des intérêts liés à la sécurité nationale ou à la politique étrangère – et qui, au contraire, ne représentent que leur cupidité, leurs bénéfices financiers et/ou des intérêts étrangers. Dennis Hastert (4) en fournit un bon exemple.
Moins de trois ans après que Vanity Fair ait publié un article sur les relations secrètes d’Hastert avec des groupes turcs, le groupe d’Hastert annonça qu’il faisait régulièrement pression pour le gouvernement de Turquie, recevant 35 000 dollars par mois au titre des intérêts de la Turquie. Quelle preuve de plus veulent les grands médias américains ? Pendant des années, cet homme est passé à la caisse, alors qu’il devait sous serment se montrer loyal et représenter les intérêts américains et la Constitution. Alors qu’au Congrès, cet homme représentait non seulement des gouvernements étrangers, mais aussi des entités étrangères criminelles. Dès que cet homme a quitté le Congrès (5), il est sorti du placard et devint officiellement le représentant d’intérêts étrangers. Bob Livingston [ancien membre du Congrès, républicain – Louisiane] (6) en fournit un autre exemple. Dès qu’il a quitté le Congrès, il s’est fait enregistrer au titre du FARA (Foreign Agents Registration Act) afin de représenter des intérêts étrangers. Je pourrais citer aussi Steven Solarz [ancien membre du Congrès, démocrate – New York] (7).
Autre exemple frappant, Mark Grossman, du Département d’Etat. Pendant des années, il a représenté des entités étrangères. En fait, il violait les lois criminelles aux Etats-Unis. Et tu sais quoi ? Il quitte le Département d’Etat en 2005 et il est immédiatement inscrit sur liste d’émargement par une société en Turquie nommée Ihlas Holding ; il rejoint un groupe de pression et se met à représenter les intérêts d’entités turques.
Or ces opportunités ne se produisent pas lorsque ces gens quittent leurs emplois. Pour que ces gens s’assurent ces emplois et ces salaires lucratifs, ils doivent servir ces entités étrangères alors qu’ils sont en fonction. Et c’est ce qu’ils ont fait !
Là, les victimes sont le peuple américain, sa sécurité nationale et l’intégrité de ce gouvernement. Et dans de nombreux cas dont j’ai connaissance, cela concerne nos informations liées à la sécurité nationale, à nos services secrets, qui sont communiquées en toute facilité à des entités étrangères par ces individus. Au titre des lois que nous avons depuis l’origine de cette nation, ces gens devraient être poursuivis sur le plan criminel.
Khatchig Mouradian : Ça me rappelle ce proverbe : « Que Dieu me protège de mes amis et je m’occuperai de mes ennemis. » La Turquie n’est-elle pas censée être une alliée des Etats-Unis ?
Sibel Edmonds : Si tu consultes le tout dernier rapport de notre gouvernement, à la rubrique espionnage, les pays numéro 1 sont Israël, la Chine et la Turquie en troisième ou quatrième position. Tu vois ici deux pays alliés, Israël et la Turquie, pénétrant et s’appropriant des informations sur nos services secrets, notre technologie militaire et classée confidentielle. Pourquoi tes alliés pénètrent ton Département d’Etat, le Département de la Défense et s’en tirent comme ça ? Que veulent-ils te prendre ?
Khatchig Mouradian : Parlons de l’affaire Krikorian-Schmidt. Plus précisément, pourquoi as-tu décidé de témoigner et que peux-tu dire des tentatives visant à bloquer ton témoignage ?
Sibel Edmonds : J’ai été contactée par les avocats de M. Krikorian, qui m’ont dit qu’ils voulaient recevoir mon témoignage sous serment et me faire déposer en tant que témoin dans l’affaire qu’ils plaident en justice. Je suis allée voir leur dossier et j’ai constaté qu’il implique le lobby turc et certains groupes d’intérêts turcs, ainsi qu’une représentante, Jean Schmidt (républicains – Ohio) (8), qui recevait des dons de campagne de la part de ces groupes. J’ai constaté, d’après une information accessible publiquement depuis leur dossier, qu’il y avait un cadre commun et j’ai décidé que mon témoignage serait directement utile et de la plus grande importance dans cette affaire, bien que je ne disposais d’aucune information particulière au sujet de Schmidt (j’ai quitté le FBI en 2002). Alors j’ai dit oui. A condition qu’ils m’assignent à comparaître et qu’ils demandent officiellement ma déposition sous serment, je le ferais pour eux.
J’ai alors rempli mes obligations, en tant qu’ancienne contractuelle du FBI signataire de divers accords relatifs à la non divulgation du secret, d’informer le FBI et le Département de la Justice qu’il m’avait été demandé d’apporter mon témoignage, car je suis censée les en informer. Ils avaient 24 heures à peu près pour répondre. Ils ont laissé passer la date limite. Après quoi, ils sont revenus à la charge, munis d’un avertissement étrangement peu constitutionnel disant qu’au titre de l’accord passé relativement à la non divulgation du secret, le FBI et le Département de la Justice avaient besoin de 30 jours pour étudier ce sur quoi j’allais témoigner. Les avocats ont vérifié et il s’est avéré que ce n’était pas légal, car un témoignage oral ne peut y être soumis – tu ignores ce qui va t’être demandé au tribunal. Donc, l’avertissement qu’ils m’ont remis était inconstitutionnel et illégal. Ils n’avaient aucun motif légal de m’empêcher de témoigner, si bien que je suis allée et, durant une déposition de cinq heures, j’ai répondu à toutes les questions et parlé de tout ce que je savais au sujet des affaires de corruption au Congrès, impliquant diverses entités turques.
Khatchig Mouradian : Depuis plusieurs années, c’est une affaire très frustrante pour toi. Tu as renoncé ? Y a-t-il quelque espoir de changement ?
Sibel Edmonds : Au niveau lambda, j’ai renoncé. J’ai fait tout ce qu’il était possible d’imaginer, que ce soit approcher le Congrès, le tribunal, l’Inspection Générale, les grands médias ou témoigner sous serment. Il n’y a plus rien à faire. Voilà où on en est. Il y a un blocage.
Au niveau plus global, je suis citoyenne des Etats-Unis et mère de famille. J’ai l’obligation, la responsabilité de défendre la Constitution, lorsqu’il me revient, et qu’il est de mon rôle de changer quelque chose. Et pour cela je ne renoncerai jamais. Aux Etats-Unis nous constatons nombre d’éléments de ce que nous considérons comme une politique d’Etat. J’observe cela dans des pays comme l’Iran, la Turquie, l’Egypte ou l’Arabie Saoudite. Or nous observons ces éléments aux Etats-Unis, une nation qui se vante d’être à l’avant-garde de la liberté, de la démocratie et des libertés civiques. Qu’arrive-t-il à cette nation ?
En tant que mère, je veux élever ma fille dans un endroit où elle se sente libre d’exprimer son opinion. Elle se trouve actuellement dans un pays où sa mère a été réduite au silence par des ordres visant à museler et une politique de secrets d’Etat.
J’ai grandi en subissant cela et je ne veux pas que ma fille grandisse en subissant cela.
NdT :
- Allusion à l’affaire récente impliquant Larry Franklin, colonel en retraite de l’US Air Force et chargé des questions iraniennes au Pentagone, commandité par le FBI, et l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) [Commission aux Affaires publiques Etats-Unis – Israël], soupçonné d’espionnage au profit d’Israël.
- Fête nationale américaine.
- http://123realchange.blogspot.com/2009/07/it-aint-about-hot-dogs-fireworks.html (blog de Sibel Edmonds).
- Dennis Hastert, ancien représentant (républicain, Illinois) au Congrès, qu’il présida de 1999 à 2007.
- Dennis Hastert a démissionné de son poste de représentant en novembre 2007.
- Notice biographique in http://en.wikipedia.org/wiki/Bob_Livingston.
- Notice biographique in http://en.wikipedia.org/wiki/Stephen_J._Solarz.
- Notice biographique in http://en.wikipedia.org/wiki/Jean_Schmidt
Source : http://www.hairenik.com/weekly/2009/08/21/exclusive-interview-with-fbi-whistleblower-sibel-edmonds/
Traduction : © Georges Festa pour Denis Donikian – 08.2009. Avec l’aimable autorisation de Khatchig Mouradian.