muscari armeniacum
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Il est de ces amis qui ont tant d’amitié pour vous qu’ils l’expriment moins par les mots que par les œuvres. De ces amis qui agissent dans les coulisses plus qu’au grand jour. Et qui marquent votre vie de quelque chose qui relève aussi bien de l’éphémère éblouissant que de ce qui est censé aller plus loin que nos petites existences. Un ami qui ne puise pas aux mêmes sources d’activité que vous mais qui vous permet de faire aboutir vos obsessions. Car la cause absolue qui alimente la sienne embrasse la même cause que la vôtre. Et comme dans un crime il faut toujours chercher la femme, il arrive qu’en amitié rien ne soit possible sans celle qui orchestre dans l’ombre les générosités dont vous bénéficiez sans le savoir.
De fait, Manoug ne va pas sans Aravni dans l’amitié qu’ils m’ont offerte soit pour conduire une exposition (Musique des Sphères, 2000, INSA, Lyon), soit pour promouvoir un livre (Un Nôtre Pays, 2003, Villeurbanne) soit pour le produire (Petite encyclopédie du génocide arménien, Geuthner, 2021). Leur couple, sur toute une vie, fut celui d’un enfant en dialogue avec une colombe, l’un brûlant d’idées généreuses, l’autre les tempérant au souffle de ses ailes. A l’heure des bilans et des maladies, quelque chose d’eux restera dans les mémoires et dans les cœurs de ceux qui ont bénéficié de leurs dons à trouver des voies au désespoir et à ressusciter le désir quand la vie vient à vous déserter. C’est ainsi que chacun reste dans l’esprit de ce monde selon ce qu’il y aura semé. Et en l’occurrence, Manoug et Aravni auront beaucoup semé tant autour d’eux qu’en Arménie.
Car au-delà de ma simple personne, d’autres livres seront publiés et d’autres expositions mécénées grâce à leur fondation MUSCARI (en référence à la muscari d’Arménie, muscari armeniacum), dont « la vocation sera de soutenir les projets artisanaux, artistiques et culturels valorisant le savoir-faire arménien et de les faire rayonner dans le monde entier ».
De ces projets fous, retenons-en trois, tous relevant du même parcours du combattant.
L’édition d’un dictionnaire français-arménien de mathématiques. Une obsession qui a duré des années, sollicité beaucoup de compétences, impliqué de nombreuses corrections et surtout beaucoup d’argent. Mais Manoug-Aravni ont tenu bon jusqu’au bout. Car en matière de projets culturels, ce sont des jusqu’au-boutistes.
La mise en place en 2014, à Gumri, avec un autre jusqu’au-boutiste, amoureux de l’Arménie depuis plus de trente ans, Antonio Montalto, d’un atelier artisanal de céramiques dans la tradition des potiers arméniens de Kütahya. L’intention étant de considérer l’art comme un acte de résilience autant que de résistance. Gumri étant une ville sinistrée par le séisme de 1988 et un centre traditionnel d’artisanat. Or, ce défi était loin d’être gagné. Mais les deux obstinés ont réussi l’impossible comme de faire venir de France des potiers de renom pour former les jeunes arméniens ou d’exposer les œuvres un peu partout en France.
Quant à la publication de la Petite encyclopédie du génocide arménien que la Fondation Muscari avait prise en charge, elle fut parsemée de doutes, d’obstacles imprévisibles et autres empêchements de toutes sortes. Mais l’idée était là. L’idée de nous le faire, ce sacré bouquin. Avec le sentiment qu’il nous dépassait tous. Moi-même, dans les abîmes de mes maladies, je voyais s’éloigner la jouissance de tenir en mains cette « chose qui disait notre Cause » et qui résumait vingt années de travail et peut-être toute une existence. La mienne autant que celles de Manoug et Aravni dans la mesure où nous avions milité ensemble dans le même mouvement et pensé chaque jour dans le même état de résistance.
Mais voilà qu’en plein Covid, Manoug perd le contrôle de lui-même à cause d’une maladie qui le met à terre, lui le battant, lui le fervent, lui la voie sûre et sereine. A plat, dans le doute, dans la tension avec lui-même, le fougueux tout à coup devenu incertain.
Dans ce gouffre où le projet tombe à l’eau, des proches prennent la relève sans trop savoir où aller ni comment aboutir. De rêve qu’elle était, la publication de cette petite encyclopédie devient cauchemar. Et puis lentement, à la force de celui qui rivalise de persévérance devant les rivalités, Manoug reprend la course. Après de multiples allers et retours à Paris auprès d’un éditeur perfectionniste qui a du nom, Manoug saisit la corde qu’il avait lâchée un moment et remonte le fil du projet. Décision est prise. Amis et professionnels se mettent en place comme dans un orchestre où chacun se saisit de son instrument pour jouer en harmonie avec les autres. Qui offre des photos rares, qui les scanne en haute définition, qui va en chercher les droits, qui met en œuvre la maquette, qui réalise la couverture, qui fait la relecture… Et Manoug joue le jeu de cette symphonie euphorique en assurant les finances, les coordinations et les rabibochages quand les esprits s’échauffent et les cœurs balancent.
Et maintenant que ce livre est né de nous et par nous, il est là dans le monde. Un monde qui aura beau dire et beau faire pour brûler nos corps de mémoire et favoriser l’oubli monstrueux. Un monde où l’on sait qu’il y restera au-delà de nous-mêmes qui avons semé une part de la vérité des hommes.
Oui, par cette « chose qui dit notre Cause, » Manoug et Aravni, auront semé du sens au-delà de leur propre sang.
Denis Donikian