Ecrittératures

30 novembre 2022

ODE AUX SEMEURS de SENS

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muscari armeniacum

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Il est de ces amis qui ont tant d’amitié pour vous qu’ils l’expriment moins par les mots que par les œuvres. De ces amis qui agissent dans les coulisses plus qu’au grand jour. Et qui marquent votre vie de quelque chose qui relève aussi bien de l’éphémère éblouissant que de ce qui est censé aller plus loin que nos petites existences. Un ami qui ne puise pas aux mêmes sources d’activité que vous mais qui vous permet de faire aboutir vos obsessions. Car la cause absolue qui alimente la sienne embrasse la même cause que la vôtre. Et comme dans un crime il faut toujours chercher la femme, il arrive qu’en amitié rien ne soit possible sans celle qui orchestre dans l’ombre les générosités dont vous bénéficiez sans le savoir.

De fait, Manoug ne va pas sans Aravni dans l’amitié qu’ils m’ont offerte soit pour conduire une exposition (Musique des Sphères, 2000, INSA, Lyon), soit pour promouvoir  un livre (Un Nôtre Pays, 2003, Villeurbanne) soit pour le produire (Petite encyclopédie du génocide arménien, Geuthner, 2021).  Leur couple, sur toute une vie, fut celui d’un enfant en dialogue avec une colombe, l’un brûlant d’idées généreuses, l’autre les tempérant au souffle de ses ailes. A l’heure des bilans et des maladies, quelque chose d’eux restera dans les mémoires et dans les cœurs de ceux qui ont bénéficié de leurs dons à trouver des voies au désespoir et à ressusciter le désir quand la vie vient à vous déserter. C’est ainsi que chacun reste dans l’esprit de ce monde selon ce qu’il  y aura semé.  Et en l’occurrence, Manoug et Aravni auront beaucoup semé tant autour d’eux qu’en Arménie.

Car au-delà de ma simple personne, d’autres livres seront publiés et d’autres expositions mécénées grâce à leur fondation MUSCARI (en référence à la muscari d’Arménie, muscari armeniacum), dont « la vocation sera de soutenir les projets artisanaux, artistiques et culturels valorisant le savoir-faire arménien et de les faire rayonner dans le monde entier ».

De ces projets fous, retenons-en trois, tous relevant du même parcours du combattant.

L’édition d’un dictionnaire français-arménien de mathématiques. Une obsession qui a duré des années, sollicité beaucoup de compétences, impliqué de nombreuses corrections et surtout beaucoup d’argent. Mais Manoug-Aravni ont tenu bon jusqu’au bout. Car en matière de projets culturels, ce sont des jusqu’au-boutistes.

La mise en place en 2014, à Gumri, avec un autre jusqu’au-boutiste, amoureux de l’Arménie depuis plus de trente ans, Antonio Montalto, d’un atelier artisanal de céramiques dans la tradition des potiers arméniens de Kütahya. L’intention étant de considérer l’art comme un acte de résilience autant que de résistance. Gumri étant une ville sinistrée par le séisme de 1988 et un centre traditionnel d’artisanat. Or, ce défi était loin d’être gagné. Mais les deux obstinés ont réussi l’impossible comme de faire venir de France des potiers de renom pour former les jeunes arméniens ou d’exposer les œuvres un peu partout en France.

Quant à la publication de la Petite encyclopédie du génocide arménien que la Fondation Muscari avait prise en charge, elle fut parsemée de doutes, d’obstacles imprévisibles et autres empêchements de toutes sortes. Mais l’idée était là. L’idée de nous le faire, ce sacré bouquin. Avec le sentiment qu’il nous dépassait tous. Moi-même, dans les abîmes de mes maladies, je voyais s’éloigner la jouissance de tenir en mains cette « chose qui disait notre Cause » et qui résumait vingt années de travail et peut-être toute une existence.  La mienne autant que celles de Manoug et Aravni dans la mesure où nous avions milité ensemble dans le même mouvement et pensé chaque jour dans le même état de résistance.

Mais voilà qu’en plein Covid, Manoug perd le contrôle de lui-même à cause d’une maladie qui le met à terre, lui le battant, lui le fervent, lui la voie sûre et sereine. A plat, dans le doute, dans la tension avec lui-même, le fougueux tout à coup devenu incertain.

Dans ce gouffre où le projet tombe à l’eau, des proches prennent la relève sans trop savoir où aller ni comment aboutir. De rêve qu’elle était, la publication de cette petite encyclopédie devient cauchemar. Et puis lentement, à la force de celui qui rivalise de persévérance devant les rivalités, Manoug reprend la course. Après de multiples allers et retours à Paris auprès d’un éditeur perfectionniste qui a du nom, Manoug saisit la corde qu’il avait lâchée un moment et remonte le fil du projet. Décision est prise. Amis et professionnels se mettent en place comme dans un orchestre où chacun se saisit de son instrument pour jouer en harmonie avec les autres. Qui offre des photos rares, qui les scanne en haute définition, qui va en chercher les droits, qui met en œuvre la maquette, qui réalise la couverture, qui fait la relecture… Et Manoug joue le jeu de cette symphonie euphorique en assurant les finances, les coordinations et les rabibochages quand les esprits s’échauffent et les cœurs balancent.

Et maintenant que ce livre est né de nous et par nous, il est là dans le monde. Un monde qui aura beau dire et beau faire pour brûler nos corps de mémoire et favoriser l’oubli monstrueux. Un monde où l’on sait qu’il y restera au-delà de nous-mêmes qui avons semé une part de la vérité des hommes.

Oui, par cette « chose qui dit notre Cause, » Manoug et Aravni, auront semé du sens au-delà de leur propre sang.

 

Denis Donikian

27 novembre 2022

Salons du livre arménien. Salons pour rien ?

Le mois de novembre est pour le livre arménien un mois où fleurissent les salons qui lui sont consacrés. Grâce aux efforts des responsables, la culture arménienne fait preuve d’un dynamisme certain. Cependant, dès lors que cette culture est gangrénée par une idéologie ou portée par des personnes qui ont moins d’exigence culturelle que de compétence commerciale, cette vocation à honorer les auteurs tourne au fiasco et finit dans la honte.

Je regrette d’avoir à me défendre en tant qu’auteur de la Petite encyclopédie du génocide arménien, en évitant d’évoquer mes ouvrages purement littéraires. Mais je dois reconnaître qu’aucun de ces salons n’a daigné m’inviter, faisant fi de l’importance d’un tel ouvrage soit pour la transmission de notre histoire aux jeunes générations soit en tant qu’ouvrage de référence. Il reste à savoir si les responsables de ces salons ont bien eu l’idée de commander ce livre à notre éditeur.

Ce qui me conduit à ressortir un vieux texte qui reste toujours actuel. Ce qui me conduit à dire aussi que nos manquements à la culture arménienne sont déjà responsables de nos défaites, tant en diaspora qu’en Arménie.

(27 novembre 2022)

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Plaidoyer pour une Maison arménienne de la Culture

Un jour, à une question sur la tolérance, l’intolérant Claudel, spirituel en diable, répondit qu’il y avait des maisons pour ça. Il se trouve que l’inculte et paresseux que je suis, à une question sur la culture arménienne, pourrait répondre sur le modèle claudélien que nous avons pour ça nous aussi des maisons. Et comme toute maison de tolérance est le lieu d’une pratique physique de l’amour, je serais tenté de dire que les maisons de la culture arménienne sont des lieux d’une pratique politique de la culture, c’est-à-dire d’une culture qui, loin de tolérer l’amour de la culture, se définit par le rejet de tout ce qui la contrarie.

Il est vrai que les gardiens du temple de la culture arménienne n’ont pas eu à passer un examen de compétence, ni à répondre à la question du sens de la culture et de son contraire. Il leur suffisait d’être idéologiquement estampillés pour être aussitôt promus vestales à vie de la flamme et du flambeau. C’est que chez nous, comme chez les peuples assignés à la survie, la culture a souvent été fille de la politique, pour ne pas dire sa putain. Ce qui nous conduit à dire qu’en nos culturelles maisons de tolérance, la culture se prête au peuple venu jouir de soi, lui offre une panoplie de positions typiquement arméniennes, sans que ce même peuple parvienne jamais à l’engrosser. Instruments préservatifs de jubilation par quoi le peuple s’autoconsomme en images masturbatoires, nos maisons cultuelles sont les antichambres stériles de la mort culturelle.

Loin de nous l’idée de croire qu’une culture ne doive pas cultiver son particularisme ou marquer sa singularité. Si la culture est la part visible d’une mentalité collective, la culture arménienne montre le bien de ce que nous sommes sans parvenir pour autant à en dissimuler le mal. En ce sens, les maisons de la culture maintiennent une ligne de conduite non négligeable derrière laquelle elles font vivre le passé. Quitte à réduire parfois la culture à un culte orienté de l’histoire, à des revendications politiques et à de grandes bouffes religieusement barbares. Même s’il est vrai que ces maisons, fondées sur des principes de préservation, n’ont montré aucune vocation à accueillir les déshérités venus d’Arménie, elles ont été à la pointe de l’urgence quand le pays appelait au secours. Une culture de l’humanitaire tournée vers la sauvegarde du pays ne saurait être confondue avec un humanisme au service de l’homme quel qu’il soit et quelle que soit sa souffrance. Que non !

Mais ces maisons, comprises comme des musées du ressassement, ne doivent pas nous faire oublier que les cultures narcissiques souffrent d’insuffisance respiratoire. Quand la culture est dominée par ses gardiens au détriment de ses acteurs, elle produit de l’atonie. Quand ces mêmes gardiens sont plus éduqués pour maintenir leurs réponses que pour accueillir les questions, la culture court à son dépérissement. Ce qui revient à dire que si les maisons de la culture arménienne ne sont pas des maisons arméniennes de la culture, c’est bien qu’elles se préoccupent moins de l’Arménien tel qu’il est que de l’Arménien tel qu’elles voudraient qu’il soit. La culture est un projet éducatif inhérent à un programme politique. Dans l’état de survie où nous sommes, quoi de plus normal ? Mais dans la mesure où toutes les maisons de la culture arménienne relèvent d’une même autorité politique, on est en droit de parler d’idéologie. Si la culture vivante déserte ces maisons qui chercheraient sinon à l’y inviter, du moins à la récupérer, c’est bien qu’elle n’y trouve pas matière à s’inventer de nouveaux modes d’expression.

Or, l’idéologie et la culture ne font pas jamais bon ménage. Celle-ci y joue le rôle de la femme instrumentalisée à des fins purement nationales. Dans ce cas de figure, la culture se manifestera sous des formes dangereusement ethnocentriques de repliement sur soi et de reniement des autres. Ceux-ci étant aussi bien les non-Arméniens que les Arméniens qui pensent autrement l’arménité qu’en termes de préservation. Aujourd’hui la culture arménienne en France a atteint les limites du supportable et souffre de cet ostracisme rampant. Les gardiens de la culture, grâce aux pouvoirs médiatiques qu’ils détiennent, sont devenus plus importants que ses acteurs. Aujourd’hui ceux qui questionnent la culture sont tués dans l’œuf par le silence dans lequel les plongent les gardiens, et demain par les menaces qu’on fera peser sur eux. Mais ces mêmes gardiens relaient jusqu’à plus soif les messages de leurs partisans idéologiques ou ceux qu’ils jugent favorables à leur ligne.

Chacun aura compris que les maisons de la culture arménienne ne peuvent se prévaloir de l’objectif de préservation pour devenir des maisons d’intolérance culturelle. Que la meilleure façon de faire de la culture, c’est d’échapper à sa folklorisation, c’est de la confronter aux autres cultures pour qu’elle s’en nourrisse. On constate déjà les effets de ce métissage partout où la culture arménienne fait fi d’une idéologie de la pureté culturelle, en Arménie dans les arts plastiques, en diaspora essentiellement dans les arts musicaux qui ont relevé le défi moderne de l’interculturalité. De la sorte, le message arménien passe mieux et sonne comme un renouveau énergétique et vivant.

Si Paris devait se doter d’un lieu où l’arménité puisse exprimer son humanité pleine et entière, ce n’est pas par une réplique des maisons de la culture arménienne qu’elle y parviendrait, mais par la fondation d’une Maison arménienne de la culture.

Août 2004

Texte repris et publié dans notre ouvrage Vers L’Europe, du négationnisme au dialogue arméno-turc (Actual Art, Erevan, 2008)

30 avril 2022

POUR OSMAN KAVALA

Osman Kavala

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L’emprisonnement à vie d’Osman Kavala décidé, sans faits avérés, par un juge affilié à l’AKP, vient de donner une fois de plus la preuve que la République de Turquie ne pratique en rien la séparation des pouvoirs que tout pays dit européen est tenu d’appliquer. Sourd aux idéaux institutionnels reposant sur le droit, mais attaché à son égocentrisme nationaliste, le président turc a même le culot de se sentir humilié par les bouderies des Européens devant les multiples tentatives faites pour être accepté parmi eux et se constituer ainsi une virginité qui effacerait d’un trait tout négationnisme, emprisonnement arbitraire, massacres et autre occupation illégale d’un territoire.

Pour chaque citoyen européen, cet emprisonnement arbitraire, voulu par le président en exercice et exécuté par juge interposé, est la goutte d’indignation qui fait déborder le vase des indignités.

C’est bien connu. Tout démocrate est la bête noire de l’autocrate qui ne règne que par la terreur. Et c’est même à ça qu’on le reconnaît.

Outre Osman Kavala, les prévenus Mücella Yapici architecte, Çigdem Mater, documentariste, le militant des droits civiques Ali Hakan Altinay, la réalisatrice Mine Özerden, l’avocat Can Atalay, l’universitaire Tayfun Kahraman et le fondateur d’ONG turques Yigit Ali Emekçi, ont été condamnés à dix-huit ans de prison chacun, pour complicité du même chef d’accusation.

Affirmer sans preuve que ces citoyens turcs cherchaient à «  renverser le gouvernement de la république de Turquie » pour soutenir qu’ils seraient à l’origine des manifestations antigouvernementales du parc Gezi, à Istanbul, au printemps 2013, est une condamnation qui provoque la colère quand on sait que les accusés défendent une république républicaine contre les agissements d’une démocratie autocratique.

En tant que citoyens européens, nous demandons aux instances européennes de considérer comme infréquentable un président qui pratique le double langage, dont le seul intérêt est de défendre ses propres ambitions, quitte à manger à tous les râteliers, quitte à cracher dans toutes les soupes, pourvu que ses pions avancent et que ses appétits se concrétisent.

En tant que citoyens européens, nous demandons que les sanctions appliquées à l’autocrate Poutine n’épargnent pas l’autocrate Erdogan. Si l’Europe ne supporte pas le sang qui souille le gaz russe, pourquoi continuer à considérer comme acceptable une Turquie malade de ses peurs, de son arbitraire, de ses visées expansionnistes, tandis que son histoire aujourd’hui est aussi sanguinaire que celle d’hier. Aujourd’hui l’Ukraine envahie par un despote impérialiste comme le furent la Tchétchénie, la Syrie et la Géorgie, demain quel autre pays après Chypre, la Syrie par celui qui n’en fait qu’à sa tête en supprimant celle des autres ?

Il faut sauver Osman Kavala, Mücella Yapici, Çigdem Mater, Ali Hakan Altinay, Mine Özerden, Can Atalay, Tayfun Kahraman et Yigit Ali Emekçi…

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Démocrates turcs et génocide des Arméniens (8) : Osman Kavala

1 – Homme d’affaires turc, Osman Kavala, né à Paris en 1957, appartient à une famille originaire de la ville grecque de Kavala, (annexée en 1913), et qui, en 1924, après la chute de l’Empire ottoman, viendra s’installer à Istanbul. Après des études en sciences sociales à Ankara à la fin des années 1970, il part étudier les sciences politiques et la sociologie à Manchester et passe près d’une année à New-York dans les années 1980. Rentré à Istanbul, en 1982, il reprend les affaires familiales au décès de son père, héritant avec sa famille l’une des plus importantes fortunes de Turquie. A partir de 1985, il se rapproche des milieux culturels fréquentés par l’intelligentsia.

2 – En 2002, Osman Kavala crée Anadolu Kültür, afin de promouvoir des activités culturelles et faciliter des collaborations artistiques à Istanbul et en Anatolie. Dans ce but, des centres culturels seront ouverts à Diyarbakir et à Kars. Dès lors, seront mis en œuvre des échanges avec des artistes et institutions culturelles d’Arménie, en 2005, ainsi qu’une plate-forme commune de cinéma et des recherches en histoire orale. Un orchestre symphonique formé en juillet 2010, composé de jeunes musiciens des deux pays, a pu donner un concert à Istanbul et à Berlin. Anadolu Kültür a coproduit la pièce de Gérard Torikian, Le concert arménien ou le proverbe turc, (jouée à Diyarbakir et à Istanbul en novembre 2009) et Chienne d’Histoire, film d’animation de Serge Avédikian (2010).

3 – Au surlendemain des commémorations du génocide des Arméniens dans le monde et à Istanbul, Osman Kavala, directeur du Centre culturel DEPO, accueillit l’exposition d’Antoine Agoudjian intitulée « Les Yeux Brûlants » du 26 avril au 5 juin 2011. Avec Osman Kavala, avouera Agoudjian, « nous avons spontanément éprouvé l’envie d’agréger nos énergies, rejetant délibérément nos appréhensions, ayant pour seule motivation le vœu d’ouvrir une brèche face au rempart sectaire de l’obscurantisme pour enfin devenir les initiateurs d’un dessein utopique, celui de rendre pas à pas audible une voix qui ne l’était plus depuis 96 ans en Turquie ».

4 – Le 25 octobre 2014, lors d’un symposium organisé par la Fondation İsmail Beşikci de Diyarbakır intitulé « Diyarbakır et les Kurdes en 1915 », avec l’avocat Erdal Doğan et le coordinateur en charge du projet, Namik Kemal Dinçer, Osman Kavala a partagé ses réflexions sur le travail à mener par la société civile turque en vue d’une reconnaissance du génocide de 1915, problème devenu international, car la diaspora arménienne fait pression sur la Turquie par le bais des gouvernements et parlements d’autres pays. En ce sens, il estime que la démocratisation de la Turquie et la réparation de cette injustice historique constituent deux priorités tout à fait conciliables.

5 – Par ailleurs, lors de réunions récentes, des amis de la diaspora auraient précisé que la priorité sur la reconnaissance du génocide était d’établir des liens plus normaux et plus étroits avec leur terre ancestrale, de manière à pouvoir maintenir leur identité. Osman Kavala ajoute : « Tout comme nous considérons la «diaspora» comme constituée de «mauvais Arméniens», certains d’entre eux nous ont jugés de la même façon par le passé. Je pense qu’après le meurtre de Hrant Dink et le fait qu’une sensibilité nouvelle ait émergé au sein de la société civile, certains de ces préjugés revendiqués par la diaspora ont commencé à changer.»

Fiche extraite de la « Petite Encyclopédie du génocide arménien » (Geuthner, 2021)

24 Mai 2018

Les avatars du négationnisme turc

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN,Uncategorized — denisdonikian @ 10:27
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À y regarder de près, la méthode Erdogan pour nier le génocide des Arméniens ne manque pas d’air. Elle ne s’inscrit plus seulement dans le mensonge ou le nettoyage des archives, le recours aux historiens ou que sais-je encore. Non. Dans la bouche d’Erdogan le sublime, le négationnisme s’est sublimé en vertu humanistique ( osons ce néologisme pour éviter de salir le mot humaniste).

En Turquie, le mois d’avril voit régulièrement fleurir de surprenantes farces et attrapes pour répondre aux Arméniens du monde entier rappelant que le génocide ne tombera pas dans les oubliettes de l’histoire.Après avoir allégué que la guerre avait forcément fait des morts côté arménien comme côté turc, après s’être essayé à une lettre acrobatique de pardon sans pardon et tout récemment promis les yeux dans les yeux des historiens l’ouverture des archives militaires turques dans une version négationniste de leur authenticité, et dit qu’un musulman ne pouvait commettre un crime de masse, voici qu’Erdogan se fait le champion de la morale universelle en fustigeant Israël qu’il accuse de commettre quoi ? Mais un GENOCIDE voyons ! Oui, un génocide contre les Palestiniens pour le moins comparable au génocide subi par les juifs durant la Seconde Guerre mondiale.Rien que ça !

Même si les Palestiniens sont parqués dans une sorte de camp immense appelé Gaza, un esprit sensé aurait du mal à le comparer aux camps nazis voués à l’extermination des sous-hommes.

Par ailleurs, il y a loin entre un affrontement ethnique  et territorial, inégal et intolérable comme celui des Palestiniens et des Israéliens et l’anéantissement systématique des juifs.

Et même si les Israéliens se comportent de manière honteuse à l’égard des Palestiniens au regard de cette fameuse morale universelle, on ne peut à bon droit parler de génocide.

Mais Erdogan le fait. Et il le fait avec l’impudeur et l’impudence des falsificateurs de la vérité universelle.

Or, on sait bien pourquoi. Affirmer que l’autre est un génocideur, c’est prendre la posture de quelqu’un qui n’a à se reprocher aucun génocide dans son histoire. De la sorte, l’accusation permet de couvrir d’un nuage de fumée bon chic bon genre tout un siècle de massacres commençant avec celui des Arméniens et finissant avec celui des Kurdes.

Ce qui voudrait signifier qu’aux yeux d’Erdogan la pratique du nettoyage ethnique opéré par les Turcs depuis cent ans n’est que l’effet d’une guerre légitime contre le terrorisme. Remarquez au passage comme le terrorisme a bon dos. Et puisque la mode et le monde sont au terrorisme, Erdogan en profite pour inclure dans le terrorisme international, un pseudo terrorisme interne afin d’exploiter dans le droit fil d’une conception monoethnique de la Turquie un climat général d’affrontement justifié et d’impunité pour éradiquer les Kurdes.

Guerre donc, mais guerre de qui contre qui s’il vous plaît ? Guerre d’un terrorisme d’Etat contre des peuples qui défendent leur territoire et leur identité.Et quand Erdogan utilise un mot dur pour le balancer à la gueule d’un pays, c’est en réalité dans l’intention cachée de jeter loin de la Turquie l’opprobre qui macule la conscience collective des Turcs négationnistes. Israël pratique un génocide. Israël pratique un terrorisme d’Etat. Mais nous, les Turcs, non !

Israël grignote la terre des autres. Mais nous, non ! Nous n’avons pas pris leurs terres aux Arméniens, ni aux Grecs, ni aux Kurdes, ni aux Chypriotes. NON ! Les autres ont  fait pire. La France par exemple. Un génocide de 5 millions d’Algériens.

Quand Erdogan le manipulateur sort de son chapeau des idées de footballeur, le monde ne rit pas. Il se met à puer. A puer la sueur de la peur et le sang de la mort. Quand la vérité la plus flagrante est à ce point détournée de son sens, c’est la beauté du monde qui commence à dépérir.

La Turquie est belle, mais les Turcs négationnistes puent la bêtise et la barbarie.
Et le monde d’Erdogan pue l’Erdogan.

 

Denis Donikian

24 juin 2015

Haratch, journal arménien.

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ArpikMissakian

Arpik Missakian

1 – Dans son éditorial du 16-17 mai 2009, Arpik Missakian comparait sa décision de cesser au 31 du mois la parution du journal Haratch à « la mort définitive » de son fondateur, Chavarche Missakian, son père. En assurant sa succession, elle l’avait maintenu en vie durant plus de 50 ans, au prix de nombreux sacrifices. Dernier quotidien arménien d’Europe occidentale, Haratch aura été confronté à la concurrence des moyens modernes d’information et à l’érosion du lectorat communautaire et arménophone. Emprunté à l’organe du SPD (parti social-démocrate allemand) publié à Leipzig par Wilhem Liebknecht et intitulé Vorwärtz (En Avant), Haratch fut créé juste après le 10ème Congrès de la FRA à Paris (novembre 1924- janvier 1925).

2 – Né à Zmara, près de Sébastia (Sivas), en 1884, Chavarche Missakian, après avoir travaillé pour les journaux dachnak Droschak et Razmig, va créer avec Zabel Essayan l’hebdomadaire littéraire Aztak et la librairie Ardziv. Entré dans la clandestinité en avril 1915, mais dénoncé, arrêté et torturé l’année suivante, il sera libéré après l’armistice. Après avoir été rédacteur en chef du quotidien de la FRA, Azadamard, il s’exile à Sofia où il se marie avec Dirouhie Azarian. Le journal Haratch, qu’il fonde à Paris en 1925, lui permettra de structurer la communauté arménienne de France. Son éditorial du 9 décembre 1945, intitulé « Génocide », fera la preuve que le terme de Lemkin pouvait s’appliquer aussi aux évènements de 1915. Il sera enterré au Père Lachaise le 31 janvier 1957 après des funérailles nationales.  

3 – La fréquentation de la direction de Haratch destinait Arpik Missakian, née en 1926, à assumer l’héritage paternel, grâce aussi à sa connaissance de la communauté arménienne et de l’arménien occidental, et aux soutiens de Chavarche Nartouni (1898-1968) et de Hrand Samuel (1891-1977) qui fournira un éditorial quotidien durant 20 ans. L’histoire tourmentée des Arméniens trouvera place dans plusieurs rubriques : « Front arménien », « Artsakh », « Bolis », « Génocide », etc., permettant ainsi un juste équilibre entre l’Arménie et la diaspora. Le supplément littéraire mensuel de 4 pages, Midk yèv Arvest (Pensée et Art), créé en décembre 1976, mettra en circulation les idées dans tous les domaines. Arpik Missakian sera inhumée au Père Lachaise le 25 juin 2015.

4 – En entrant en 1984 dans la direction de Haratch, Arpi Totoyan, née en 1945 à Istanbul, apportait sa connaissance du turc et de l’arménien occidental. Son arrivée coïncidera avec les bouleversements que connaît alors l’Arménie : Perestroïka, séisme de 1988, effondrement de l’URSS, accession à l’indépendance, libération du Haut-Karabagh, revendication de la diaspora pour la reconnaissance du génocide arménien… De son côté, Dirouhie Missakian, née Azarian (1891-1964), qui fut enseignante à Dörtyol en 1913, puis comptable du journal Djagadamard, non seulement elle soutint son mari, signant des billets d’humeur sous les pseudonymes de Sossi ou Nodji, mais fut aussi l’une des fondatrices de la Croix Bleue des Arméniens de France.

5 – Après plusieurs changements d’adresse et d’imprimerie, Haratch s’installa en 1973 au 83 rue de Hauteville à Paris, dans une pièce pour la rédaction et un atelier pour la linotype de marque allemande acquise en 1953. Devenu quotidien en 1927, Haratch, de format 32/50, distribué par abonnement et vendu en banlieue parisienne ou dans certains kiosques, comportait toujours l’éditorial de Charvarche, Mèr Khoske (Notre Parole), un billet, des analyses politiques ou littéraires, et un feuilleton ouvert aux jeunes écrivains.      

15 juin 2015

« Génocide arménien » vs « génocide des Arméniens »

Filed under: Uncategorized — denisdonikian @ 5:22
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1 – Ecrit  pour le Collectif Van  par une docteure ès-lettres, sous le contrôle de deux autres docteures ès-lettres, l’article intitulé « Génocide arménien » vs « génocide des Arméniens » ( mis en ligne en novembre 2014 et avril 2015) cherche à faire la clarté sur la désignation utilisée pour qualifier les évènements de 1915. Néologisme créé en 1944 par Raphael Lemkin, génocide est formé de la racine grecque γένος/génos, « espèce », « genre », « race », et du suffixe -cide, du latin caedere, « tuer », « massacrer ».  L’ambiguïté linguistique, et non historique, de « génocide des Arméniens » provient du complément du nom ou génitif : le génocide contre les Arméniens (génitif objectif) ou par les Arméniens (génitif subjectif).

2 – De nombreux exemples corroborent cette ambivalence : « l’amour de la mère » (donné ou reçu par la mère ?), « l’attaque du régiment » (contre ou par le régiment ?), « les persécutions des communistes » (subies ou exercées par les communistes ?)… Ainsi, le « génocide des Juifs » suppose ces derniers comme victimes, tandis que le « génocide des nazis » désigne ceux-ci comme assassins. De la même manière, on écrira le « génocide des Cambodgiens » pour le distinguer du « génocide des Khmers rouges ».

3 – A l’instar des mots en –cide comme herbicide, insecticide, liberticide, ceux qui concernent les meurtres d’êtres humains désignant soit le criminel, soit le crime, sont aussi bien adjectifs que substantifs (un régicide, un acte régicide). En revanche, si on peut écrire « génocidaire » ou « suicidaire », « fongicidaire », « matricidaire » ou « fraternicidaire », etc. ne se disent pas. De fait, les noms en –cide se trouvent complétés soit par des génitifs objectifs (pour indiquer la victime), soit par des génitifs subjectifs (indiquant l’assassin). On trouvera donc « le matricide de Néron » pour dire que Néron a tué sa mère Agrippine, ou « le matricide d’Agrippine » pour signifier qu’elle a été assassinée par son fils.

4 – Pour éviter toute ambiguïté linguistique entre « le génocide des Arméniens » ou « le génocide des Turcs », on peut préciser  « le génocide des Arméniens perpétré par les Turcs » ou « le génocide des Turcs à l’encontre des Arméniens ». Cependant, ces formulations pourraient donner à penser que tous les Turcs auraient pris part au génocide alors qu’il fut ordonné par le Comité Union et Progrès, qu’il associa une vaste participation active de la population turque, mais aussi kurde, et que des « justes » ont refusé de répondre aux ordres. Il s’agit donc d’une convention de langage comme dans l’expression «  livrer un navire de guerre aux Russes ».

5 – Dans « génocide arménien » ou « génocide turc », l’adjectif fait aussi problème comme avec l’expression « la violence humaine » (éprouvée ou exercée par les hommes ?). On constate la même ambivalence avec « génocide juif » et « génocide nazi », « génocide arménien » et (plus rarement) « génocide turc ». Dès lors, décrire le contexte au moins une fois permet d’éviter toute confusion. On dira : « le génocide des Arméniens perpétré sur ordre du gouvernement Jeune-Turc » ou « le génocide arménien perpétré sur ordre du gouvernement Jeune-Turc », mais aussi « le génocide turc des Arméniens ».

9 juin 2015

Génocide des Arméniens et terminologie

Filed under: Uncategorized — denisdonikian @ 4:05
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1- L’intervention de l’historien Claude Mutafian dans la rubrique « Courrier des lecteurs » du journal Libération fait suite à l’article de Cengiz Aktar paru le 16 février 2015 et intitulé : L’année 1915 : malédiction turque, dans lequel il écrit : « Le génocide arménien, la Grande Catastrophe de l’Anatolie, est la mère de tous les tabous sur ces terres ». A ce propos, Claude Mutafian précise qu’ « il n’y a jamais eu en 1915 ni « génocide arménien », ni « grande catastrophe », il y eut en revanche un «génocide des Arméniens» qualifié en son temps de « grand crime » ».

2 – De ces deux erreurs terminologiques, trop répandues pour les imputer à l’auteur de l’article, celle de «génocide arménien» conduit à inverser les rôles du bourreau et de la victime. Si on ne peut qualifier de « massacres protestants » les faits de la Saint-Barthélemy, il est tout aussi indu de parler d’un « génocide arménien », sachant que ce sont les autorités ottomanes qui l’ont mis en œuvre et qu’en conséquence il convient d’utiliser soit l’expression «génocide turc», soit celle de « génocide des Arméniens ».  L’erreur, qui se retrouve dans le texte de la loi française de 2001, provient d’un alignement sur l’anglais avec « Armenian Genocide ».

3 – L’autre erreur est imputable à un ajustement sur l’hébreu, le mot «Shoah» signifiant au sens propre «catastrophe». Faute de pouvoir utiliser le terme «génocide» jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Arméniens avaient coutume de désigner 1915 par l’expression «metz yéghern», traduction arménienne exacte de «grand crime». Or, ce mot arménien «yéghern» est tombé en désuétude au profit du mot «vodjir». Dès lors, l’analogie avec la Shoah a conduit les uns et les autres, à commencer par les Arméniens ignorant le vrai sens du mot «yéghern», à croire qu’il signifiait «catastrophe». De cette erreur, serait née l’idée selon laquelle les Arméniens auraient appelé 1915 «la grande catastrophe».

4 – De fait, aucun dictionnaire arménien-français ne donne pareille traduction pour «yéghern». D’autres ont cru que la traduction arménienne de «catastrophe» était «aghèt». C’est le cas du film allemand d’Eric Fiedler sur le génocide de 1915, sorti en 2010 et diffusé l’année suivante sur la chaîne Arte. En dépit de ses qualités, le défaut de ce film se trouvait dans son titre «Aghet». Les commémorations du centenaire du génocide devrait être l’occasion de rectifier ces erreurs. En effet, l’année 1915 ne fut pas l’année du  «génocide arménien», ni de la «grande catastrophe», mais plus précisément celle du «génocide des Arméniens» qui fut qualifié à l’époque «grand crime».

19 Mai 2015

Le Sindjar : un refuge dans la montagne

Filed under: Uncategorized — denisdonikian @ 6:53
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1 – L’article d’Yves Ternon, dans la Revue d’histoire de la Shoah (Ailleurs, hier, autrement, connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens, N° 177-178, Janvier-Août 2003) porte sur l’exceptionnel refuge que constitua, pour les Arméniens de l’Empire ottoman durant les persécutions de 1915, la montagne du Sindjar, à l’instar du Dersim (vilayet de Kharpout). En effet, « toute fuite [était] impossible, ni par mer, ni au sud, par le désert, dans les régions hostiles où [n’existait] aucune présence arménienne ». Même déguisé, tout Arménien qui se présentait dans un village souvent composé d’un seul groupe ethnique ou religieux (kurde, arabe, nestorien, jacobite, chaldéen, syrien catholique, turc, laze…) était vite démasqué. Et s’il était accueilli ou enlevé, surtout en pays kurde, il était à la merci des humeurs de son maître.

2 – Immense plateau calcaire, percé de multiples grottes, qui se dresse au-dessus de la Mésopotamie, le Sindjar, caza du merkez-sandjak de Mossoul, possédait, en 1884, 18 000 habitants dont 50% étaient des Yézidis arrivés au XIIe siècle pour se mettre à l’abri des nomades kurdes et arabes. Hérésie de l’islam, fondée par le mystique soufi d’orthodoxie sunnite, Cheik Adi (1073-1162) le yézidisme serait la religion nationale du Kurdistan, dans le Bohtan, le Haut-Tigre et le Sindjar. Manichéens, respectueux des croyances chrétiennes et méfiants vis-à-vis des musulmans, les Yézidis se refusent d’offenser le diable et vénèrent Dieu et les sept anges, dont le chef est melek Taous, le dieu Paon, oiseau à tête de coq.

3 – Seul Hammo Chero, maître du Sindjar, permettra à des centaines de chrétiens, à majorité arménienne, de survivre et d’échapper au massacre et au pillage par les tribus arabes des Taï et des Chammar, durant la Première Guerre mondiale. Au début de juillet 1915, des réseaux vers le Sindjar sont organisés à partir de Nisibe et Ras-ul-Aïn avec des convoyeurs arabes ou circassiens. Devant le nombre croissant des arrivants, les réfugiés partagent leur argent ou font la collecte auprès de quelques riches donateurs de Mardin syriens catholiques et chaldéens restés en liberté. Sinon, ils travaillent la terre ou échangent contre des céréales des aiguilles, du sucre ou de l’argent envoyés par leurs familles de Mardin. Hammo Chero les protègera contre les tentatives de vol de certains Yézidis.

4 – Dans le Sindjar, les réfugiés chrétiens célèbrent leur culte tout en respectant les coutumes des Yézidis. Rentré à Mardin en 1916, le père Tfinkdji sera remplacé par le laïc Fardjallah Kaspo qui collectera les dons et les vivres, les partagera et organisera les soins avant de mourir quelques mois plus tard. Au cours de l’été 1917, certains réfugiés vont se faire employer au chemin de fer à Tel Alif et El Derbassieh pour aider leurs familles restées au Sindjar.

5 – En mars 1918, devant le refus d’Hammo Chero de livrer ses protégés, un corps d’armée ottoman décide d’en finir avec le réduit rebelle de Sindjar. Sans attendre la décision des autres cheikhs de la montagne, Hammo Chero et quelques hommes vont multiplier les embuscades. Mais les adversaires atteignent et pillent Mamissa, puis le village de Chero où ils installent une administration turque. Entre-temps, les réfugiés gagnent les sommets ou se réfugient chez des Arabes Taï. La reprise du Sindjar par les Yézidis n’empêchera pas les chrétiens qui ont regagné les villages où ils habitaient de vivre dans la peur.

16 Mai 2015

Les Alévis durant le génocide des Arméniens

Filed under: Uncategorized — denisdonikian @ 8:32
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1 – Erwan Kerivel consacre un chapitre entier des Fils du Soleil, Arméniens et Alévis du Dersim (SIGEST, 2013) au génocide de 1915, appelé Medz Yeghern par les premiers, Tertelê Hermeniu par les seconds, lesquels cohabitaient dans les mêmes villages. Témoins et historiens concordent pour affirmer que le Dersim fut un refuge pour les Arméniens contre l’entreprise génocidaire. On estime à 30 000, le nombre d’Arméniens rescapés, dont 10 000 sauvés de la déportation par les clans kurdes. La plupart des Alévis firent le choix de désobéir aux ordres des autorités centrales au nom de leurs principes religieux pour abriter les victimes ou les aider à fuir vers l’Arménie de l’est ou la Russie.

2 – La défiance qui empêcha les clans et tribus alévis du Dersim de céder à l’appel à la « guerre sainte » avancé par les autorités du CUP pour qu’ils s’associent une armée turque dont ils avaient subi les opérations punitives en 1908, 1911 et 1914 et les pillages, les poussa même à rejoindre les bandes arméniennes. De la même manière, ils refusèrent de collaborer avec l’armée russe pour mener sur place leur propre guerre de libération contre les Turcs. Mais en prenant le parti sous serment de protéger les Arméniens, ils encouraient les risque d’être jugés en cour martiale et exécutés. Les clans et tribus alévis dersimis protecteurs des Arméniens étaient concentrés dans le centre, l’ouest et le sud du Dersim.

3 – Fidèles à leur droit coutumier, les Alévis dersimis appliquèrent le baht, ou devoir sacré de fournir l’asile à un réfugié. Non seulement, ils organisèrent des filières d’évasion mais aussi soignèrent les gens de leurs blessures et les nourrirent, souvent pour de longs mois, malgré leurs maigres ressources et l’hiver très rigoureux de 1915-1916. Cette protection dura jusqu’à l’avancée des Russes en été 1916, date à laquelle, avec l’aide des Kurdes, les réfugiés arméniens purent traverser le nord du Dersim et rejoindre les zones occupées. Selon le pasteur Riggs, même s’il y eut des cas d’extorsion, d’une manière générale les Kurdes du Dersim se conduisirent loyalement envers leurs protégés, souvent au risque de leur vie.

4 – Pour autant, l’appât du gain, les impôts, la pauvreté et le féodalisme expliqueraient les cas isolés de spoliations et de meurtres d’Arméniens chez les Alévis. Il arrivait aussi que les sujets fussent protégés par le chef d’un clan comme sa propriété. Mais au Dersim la haine envers les chrétiens comme matrice génocidaire n’avait pas cours comme dans d’autres régions kurdes. Seuls deux cas font exception : Mir Mustafa Bey, du clan des Çarekan, agent du gouvernement ottoman et commandant d’un régiment hamidiye, qui massacra des Arméniens et des Alévis insurgés au Dersim en 1908 ; Gül Ağa alévi, du clan alévi des Balaban, commandant des escadrons (çete) qui attaquèrent les Arméniens de Tercan et Mamahatun, mais aussi les déportés traversant la région.

 

5 – Les Arméniens cachés par les Alévis dersimis payèrent leur protection et leur survie par leur assimilation à l’alévisme. Cet assujettissement, qui se traduisit par la perte de leur langue et une fusion de leur christianisme dans l’alévisme, n’était qu’un refuge contre la peur de nouveaux massacres. Mais pour avoir refusé de collaborer à l’effort de guerre contre la Russie et à l’extermination des Arméniens, les Alévis dersimis furent massacrés en 1937-1938.

15 Mai 2015

Justes et attitudes justes (2)

Filed under: Uncategorized — denisdonikian @ 5:17
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CelalDrRachoDonef

 Djelal bey et Faïk Ali bey

1 – Dans l’introduction de son livre, Les grandes puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens dans les archives françaises (1914-1918) (pp. LII, LIII, publication de la Sorbonne, 1983) Arthur Beylerian donne quelques noms de fonctionnaires turcs, « suffisamment épris de justice », pour avoir su résister aux instructions de leur gouvernement. Il s’agit des gouverneurs Djelal bey, vali d’Alep, Mahzar bey, vali d’Angora, Djemal bey, mutasarif de Yozgad ou Rechid pacha, vali de Kastamouni, préférant leur destitution à leur complicité. Il faut aussi compter les refus des kaïmakan de Bechiri, Sabit bey El-Sueïdi, un Arabe, et de Lidjé, Nessimi bey, un Turc né de mère crétoise, qui en perdit la vie. Celui de Kutahia, Faïk Ali bey, resta à son poste tout en protégeant les Arméniens de son district.

2 – Jusqu’alors en poste à Alep, du 11 août 1914 au 4 juin 1915, Djelal bey vient le 18 juin 1915 remplacer Azmi bey, ancien préfet de police d’Istanbul, nommé comme vali au Liban. Raymond Kévorkian (op. cit. pp. 712-713) souligne le refus de Djelal bey de déporter les Arméniens de sa province. Les Jeunes-Turcs vont profiter de son départ à Istanbul pour des soins, pour diriger vers le sud trois mille Arméniens de Konya. Rentré d’Istanbul le 23 août, Djelal bey parvient à sauver le second convoi composé de 300 familles. Ces Arméniens subsisteront jusqu’en octobre, prodiguant des soins aux dizaines de milliers de compatriotes transitant par la gare de Konya, avant d’être déportés à leur tour avec la mutation de Djelal bey.

3 – Le cas de Faïk Ali bey est d’autant plus intéressant qu’il maintint les Arméniens de la région dans leurs foyers du fait de l’opposition de la population turque locale et principalement de deux familles de notables, les Kermiyanzâde et les Hocazâde Rasik (R. Kévorkian, op. cit., page 702). Curieusement, Talaat laissa faire et permit ainsi à des déportés de Bandirma, Bursa et Tekirdagh d’échapper à leur sort, jusqu’à leur liquidation par la Grande Assemblée d’Ankara quelques années plus tard.

4 – Le refus de relayer les ordres de massacres donnés par le Dr Atif, responsable du CUP à Malatia, valut sa révocation à Hassan Mahzar, préfet d’Angora/Ankara en 1915 (R. Kévorkian, site Imprescriptible : Pour une typologie des « Justes » dans l’Empire ottoman face au génocide des Arméniens). Sa non implication dans l’extermination des Arméniens fut une garantie pour le nommer à la tête de la commission d’enquête instituée le 23 novembre 1918, après l’armistice, en vue d’instruire le dossier des criminels jeunes-turcs. En dépit des pressions, malgré la mauvaise foi manifeste des inculpés, les procès permirent la mise au jour de documents et de révélations de première importance. Si les « papiers » du CUP furent détruits avec la fuite des principaux responsables, le dossier Mazhar, conservé dans les Archives turques, suffit à montrer l’évidente planification des massacres.

5 – Officier du renseignement attaché à l’état-major turc durant toute la durée de la Première Guerre mondiale, l’historien Ahmed Refik [Altınay] osera publier un ouvrage dénonçant les crimes anti-arméniens et révélant le rôle de l’Organisation spéciale (R. K, op.cit). Malgré les demandes de Moustapha Kemal, dont il était un ami proche, il ne renoncera pas à la sortie de son livre, fruit de son expérience et de ses observations. Exclu de l’université, privé de toute fonction officielle, il fut marginalisé jusqu’à sa mort sans jamais se dédire.

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