A l’occasion de la représentation prochaine de sa pièce en Turquie, Le concert arménien ou le proverbe turc, (Voir l’annonce) Ecrittératures s’est entretenu avec Gérard Torikian:
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Ecrittératures : Comment a été mise en place cette représentation de ta pièce en Turquie et grâce à qui ?
Gérard Torikian : Le désir de porter le spectacle en Turquie, et en Arménie, remonte à sa conception. C’est en le jouant au festival d’Avignon il y a 3 ans, que ce désir a vraiment commencé à prendre forme. Un spectateur anonyme, de nationalité turque, assiste à l’une des représentations de la pièce, à l’issue de laquelle il me demande si je serais prêt à aller le représenter en Turquie. Il ajoute qu’il serait très honoré d’être l’artisan de cette tournée. Un an plus tard, je me retrouve à communiquer avec des intellectuels et des artistes turcs, qui accueillent cette perspective avec beaucoup d’enthousiasme et de chaleur. Aussi, la rencontre « physique » avec ces interlocuteurs s’impose d’elle-même, et me voici en partance pour Istanbul avec mon ami Serge Avedikian. Là, à travers toutes mes rencontres, je découvre auprès de ces hommes et de ces femmes, une implication artistique, et politique aussi, absolument extraordinaires. Parmi tous ces contacts, un homme remarquable qui allait devenir le co-producteur turc de la tournée du spectacle, Osman Kavala (Anadolu Kültür).
Ecrittératures : Pourquoi en Turquie et pas en Arménie ?
Gérard Torikian : Ah… Il se trouve que le spectacle a été invité en Arménie, dans le cadre du festival « High Fest », c’était en Octobre 2007. En recevant cette invitation, j’étais très heureux bien sûr, car comme je l’ai dit tout à l’heure, j’étais convaincu que la vocation du spectacle ne serait remplie qu’une fois celui-ci représenté et en Arménie et en Turquie. En deux mots, et pour être franc, j’ai eu le sentiment que cette « invitation » n’était que de pure forme. Autrement dit, tout m’a paru compliqué, voire même démobilisant, décourageant, tant dans la communication avec les instances organisatrices que dans l’esprit qui l’animait. Sans pour autant attendre de me voir dérouler un tapis rouge à mon arrivée, j’ai réalisé petit à petit que je devrais tout prendre en charge moi-même, et prendre le risque, ce que j’ai fini par refuser, de représenter le spectacle dans de mauvaises conditions. J’ai fini par me dire que la chose se serait peut-être passé différemment si le propos du spectacle avait traité de botanique…
Ecrittératures : Que représente pour toi cette prestation d’un point de vue symbolique ?
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Gérard Torikian : Il y aurait bien des choses à dire à ce sujet. C’est un acte fort, à titre personnel bien sûr, mais aussi à titre collectif. La chose essentielle à mes yeux réside dans sa dimension artistique, même si d’autres implications l’entourent inévitablement. Ma démarche artistique, et personnelle aussi, est disons pacifiante… pacificationnelle… pacifique. Que ce spectacle, co-écrit par un Français d’origine arménienne et une Française de pure souche, mis en scène par un Français né en Arménie, traduit en turc pour les besoins des représentations à Diyarbakir et à Istanbul, soit « offert » à un public turc en Turquie, voilà pour moi la symbolique la plus forte, à savoir celle de pouvoir donner à entendre et à voir haut et fort la multitude d' »amnésies », d’ignorances et de secrets bien gardés, poisons de la conscience et du corps de tout être humain.
Ecrittératures : Comment définir cette pièce somme toute très hybride, qui échappe en tout cas aux canons traditionnels et qui ne peut être jouée que par toi, ne serait-ce que pour les morceaux de piano ?
Gérard Torikian : Cette pièce est pour moi une sorte de sésame. Elle suscite l’interrogation, la mise en distance vis-à-vis de nous-mêmes. Elle réclame de moi, et à travers moi de tout un chacun, de sortir de nous-mêmes pour mieux être nous-mêmes. Elle impose la légèreté, la farce même, la nécessité de se traverser soi-même pour être en mesure de vivre l’intolérable héritage de l’Histoire. A l’inverse, elle peut n’ouvrir aucune porte en nous, surtout si nous n’avons pas la moindre idée de ce que peut être une porte et de l’endroit où elle se trouve en nous. Dans ce cas, la pièce n’est plus un sésame, mais un concombre ou une asperge.
Mon credo pourrait se résumer dans cette phrase : « Pour être en paix avec son passé, il faut apprendre à se jouer de lui en riant ». Pour ce qui est de l’impératif à ce que je sois seul à pouvoir la représenter, cela reste à voir… Il me semble que j’aimerais beaucoup la découvrir assis dans le public, mais je suis persuadé également que la richesse de cette expérience est intimement liée au fait que ce soit moi qui la serve.
Dans cette pièce génocide et volonté de dialogue semblent fortement imbriqués. Oublier, réparer, pardonner… ?Comment devenir sourd au chant des Sirènes ?
Le génocide perpétré contre les Arméniens par les Jeunes Turcs est une monstruosité du passé. De quel autre outil que le partage et le dialogue disposè-je au présent en tant qu’artiste ?
Comme il est dit par le personnage dans le spectacle, s’adressant à deux marionnettes, l’une arménienne, l’autre turque : « C’est quoi, votre problème, à tous les deux ? » Interloquées, l’une et l’autre ne peuvent faire autre chose que de rester campées sur la « tradition de loyauté » de leurs cultures respectives, interdisant totalement une transformation profonde de leurs comportements. Que faire d’autre que parler et écouter, avec bienveillance « si possible » ?
Parler et écouter pour apprendre de l’autre, de l’autre qui vit aujourd’hui dans le monde d’aujourd’hui, bien loin de ce drame du passé ? Or, si je me mets à douter de la parole de l’autre, que va-t-il se passer ? Je ne l’écouterai plus, je ne l’entendrai plus. A moi, le cortège infini des ombres d’une mémoire lointaine. A moi, le retour à la case départ de la haine.
Une dernière phrase du spectacle dans ce sens, dite par la défunte Mère du personnage : « Tu pourris ta vie en la trempant jour après jour dans le jus de mort du passé, de sorte que tu continues l’oeuvre des criminels. Idiot ! »
Ecrittératures : Qu’avez-vous fait, d’un point de vue technique, Serge Avédikian et toi-même, pour rendre cette pièce compréhensible par un non francophone ?
Gérard Torikian : Il serait préférable de poser la question à Serge en ce qui concerne son travail de metteur en scène du spectacle. Pour moi, j’évoquais tout à l’heure les notions d' »amnésies », d’ignorances et de secrets. Ces notions, chaque homme et chaque femme, quelle que soit leur nationalité, les portent en eux, quand bien même ils n’en ont pas conscience.
Une seconde notion, partagée, sinon par tous les peuples, en tout cas par bon nombre d’entre eux, voire partagée par des ethnies ou des régionalismes vivaces, est celle d’un drame du passé, de luttes fratricides, d’une tragédie de l’Histoire. Cette volonté d’ouverture a accompagné l’écriture de la pièce à chaque instant. Comme on dit, on n’est jamais autant universel qu’en évoquant ses spécificités culturelles et personnelles. Je n’ai jamais souhaité écrire ou jouer un spectacle communautariste, tout simplement parce qu’à mes yeux une telle démarche est tournée vers le passé et l’enfermement. L’un des témoignages les plus inattendus est certainement celui d’une jeune spectatrice française venue assister à l’une des premières représentations du spectacle. Elle me confie qu’elle a eu un peu de mal à « rentrer » dans le spectacle au début, et qu’à un moment donné, lui est revenu en mémoire un pan de son histoire vendéenne que lui avait livré son grand-père. Elle m’a simplement remercié pour avoir retrouvé cette partie d’elle-même.
Ecrittératures : Attends-tu des répercussions concrètes de cette représentation ?
Gérard Torikian : Oui et non. Oui. Mon souhait le plus cher, en tant qu’artiste – j’ai déjà quelques idées à ce sujet – serait de créer en collaboration avec des artistes turcs, kurdes, et autres… Non, sans être gasconian, dans le sens où je ne n’attends rien d’autre de la tournée en Turquie que ce qu’elle va m’apporter dans le présent, les 12, 16 et 17 Novembre prochains.
Je m’en satisfais entièrement.
Ecrittératures : Tu as récemment collé ta voix sur des textes de Denis Donikian dans un CD intitulé Une Nôtre Arménie. Peux-tu dire pour quelles raisons tu t’es prêté à ce jeu de massacre ?
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Gérard Torikian : Je ne pourrai dévoiler certaines de ces raisons qu’à Denis Donikian « hors interview », car trop personnelles. Pour le reste, j’ai pris un plaisir immense à lire ses textes, tout simplement parce qu’ils me touchent énormément. Ce mélange d’apparente cruauté envers ses congénères, de plume sans complaisance aucune, sans la moindre concession, cachent l’exigence d’une relation d’amour à son « Peuple » comme à une « bien-aimée ». « Qui aime bien châtie bien ! » En ce qui le concerne, je lui préférerais la formule suivante : « Qui vénère bien massacre bien ! »
Denis Donikian : Ch…Ch… Chnor…Chnoraga… gaga..loutyoun Barone Gérard Torikian.
Site de Gérard Torikian : http://www.gerardtorikian.com/