Départ des Arméniens en 1947 sur le Rossia.
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I
Je suis né dans le mal de mes parents. Mais ils furent heureux de m’avoir. J’étais pour eux le signe que la vie était redevenue possible. Même si oublier ne l’était pas. La mémoire ne s’oublie pas facilement quand la haine massive et la peur permanente vous obligent à l’exil. C’est dans ce poids et cette légèreté que je suis né. D’abord, je ne m’en suis pas rendu compte. Les cinq premières années de ma vie, je n’étais qu’une page blanche sur laquelle les choses de la famille commençaient à s’imprimer à mon insu. Mon cerveau s’imprégnait d’images et de sons venus d’ailleurs. Et surtout de rupture brutale, d’arrachement et maintenant de nostalgie. Ma mère écoutait des musiques de cet ailleurs qui bercèrent son enfance, elle se rendait heureuse. Elle collait l’oreille à la radio en disant qu’elle aimait ça, même si le peuple de cette musique lui avait tout pris. Entre eux, mes parents parlaient une langue, c’était leur monde. Mais au-dehors, ils en baragouinaient une autre, celle de leur monde nouveau. C’est sans doute dans ce temps-là qu’a surgi chez moi la conscience d’un deuil et d’une dualité. J’étais l’histoire d’un paradis perdu et d’une transplantation dans un pays qui en étant le mien par la naissance me montrait que j’étais d’un autre. Mais aussi que j’étais un autre avec une autre naissance. A l’école communale, on nous traitait de sales Arméniens. Ceux qui osaient étaient attendus dans un petit chemin bordé d’une rivière et de glycines sauvages. En leur donnant des coups, nous affirmions notre identité. Chaque fin de semaine, le maître distribuait les livres de la bibliothèque. Je lisais dans la langue d’un monde qui n’était pas celui de ma famille. Mais la langue de ce monde nouveau où on me faisait vivre. J’ignorais alors que mes lectures m’éloignaient de quelque chose. Et puis, à cinq ans, j’ai connu l’arrachement dans ma chair quand est parti mon ami de jeu pour un pays qui était comme le nôtre et que personne ne connaissait. Autour de moi, c’était comme ça, partout des âmes déchirées qui cherchaient un lieu où être enfin. Certains qui voulaient en finir avec ces errances choisissaient l’Amérique, pour prendre racine dans un pays de la plus haute liberté et qui serait le plus éloigné possible de la grande haine.