Ecrittératures

9 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (7)

Filed under: ARTICLES,INTELLECTUELS ARMENIENS — denisdonikian @ 6:43
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En s’adressant à une élite, nos conférenciers donnent l’impression d’oublier le reste du pays, et même le pays lui-même. En ce sens, ils n’intéresseraient qu’une poignée de personnes avides de nouveautés, soucieuses d’aborder quelques continents de la connaissance dont ils furent exclus. De ces spéculations qui semblent loin d’être en phase avec les urgences du pays, s’échappent des bribes de questions, s’ouvrent des brèches susceptibles de produire du positif et du concret dans le tissu social. Mais ces discours de rattrapage, qui visent à combler des lacunes et, au mieux, susciter l’esprit d’inquiétude et d’interrogation auprès de leur public, sont d’autant plus vite oubliés qu’ils ne se prolongent par aucune action concrète au profit du plus grand nombre.

Loin de moi toute volonté de condamner ce genre de conférence entre un conférencier qui domine son sujet et un public dominé par son ignorance autant que par d’autres urgences, quotidiennes et personnelles. Comme on dit, cela vaut mieux que rien du tout.

Cependant, ce face à face entre un conférencier compétent et un jeune public ouvert constitue un moment privilégié qui mériterait de se prolonger par des réflexions et des actions. Au contraire, ici, la parole parle et écrase de son poids au lieu d’inspirer et de produire des élans de libération, des poussées d’inventivité, des envies de bonheur.

En d’autres termes, à l’heure actuelle, ces conférences sont stériles pour l’Arménie. Elles ne donnent aucune arme pour combattre la corruption, renforcer la démocratie ou éradiquer la pauvreté. Le rôle des intellectuels n’est pas seulement de déjouer les ruses du pouvoir, il consiste aussi à promouvoir des actions libératrices. Non à organiser l’espace public dans le sens d’un d’affrontement politique, mais à insuffler des aspirations au changement. Un intellectuel ne fonde pas un parti politique, il féconde l’esprit.

De fait, ce qui manque à l’Arménie, aujourd’hui plombée par la guerre et anémiée par la pauvreté et la désertion démographique, c’est une aptitude à proposer des utopies en commençant par retourner les conventions, à oser des idées qui déconstruisent les habitudes de pensée pour les rendre obsolètes. Or, qui pourrait idéalement le mieux contribuer à opérer ces changements sinon ces conférenciers et ce public ?

Je suis sûr qu’avec peu de moyens et avec quelques esprits qui en veulent le monde arménien en Arménie peut s’améliorer et produire plus de bonheur.

Quand je parle d’utopie, je n’évoque pas les utopies meurtrières comme le communisme, le nazisme et autres. Pour autant, nous ne devons pas négliger le fait que ce que nous vivons actuellement en occident n’est rien moins que le résultat réussi des utopies du passé. L’humanité n’avance qu’au gré de ses utopies, quitte à rencontrer des ratés douloureux et sanglants. La démocratie en France est le résultat des penseurs des Lumières et de la Révolution. Même si cette longue marche n’est toujours pas achevée. Nous devons aux rêveurs de l’absurde l’état d’abondance dans lequel nous nous trouvons. C’est que nous oublions combien la pauvreté a été le lot commun du plus grand nombre il y a encore quelques décennies en France, mais aussi dans toute l’Europe. Rappelons que la fin de l’esclavage, qui souffre encore de résurgences sporadiques, est le résultat d’une utopie, celle de l’égalité de droits entre les hommes. Aujourd’hui, sous nos yeux, une nouvelle utopie prend racine dans les mentalités, celle qui consiste à éradiquer la prédation sexuelle au sein des sociétés avancées. La femme est l’avenir de l’homme, disait Aragon.

Ceux qui voudraient se convaincre que l’impossible est possible devraient lire l’essai, traduit en plusieurs langues, de Rutger Bregman, Utopies réalistes. Un de ces livres que nos conférenciers ne seront pas à même de présenter, étant trop loin des tendances de leur esprit. Ce livre propose, analyses et preuves à l’appui, l’espoir d’un monde meilleur, fondé sur une semaine de travail de quinze heures, l’éradication des sans-abri, mais aussi de la pauvreté par le revenu de base universel. Cette expérience, le Canada l’a réussie, tandis que Richard Nixon, soucieux d’entrer dans l’histoire, rêvait de ce revenu pour des millions d’Américains. La même expérience a donné des résultats incontestables dans un village du Kenya. Car ce qui manque au pauvre, ce n’est pas l’esprit, c’est l’argent, tandis que le manque d’argent appauvrit l’esprit. Un revenu minimum, sans contrepartie, qui pourrait le rendre à lui-même, lui rendre sa dignité.

L’Arménie est une force. N’en déplaise à ceux qui n’y croient pas ou à ceux qui ont toujours pensé que je voyais le verre à moitié vide, il faut reconnaître que les Arméniens vivent mal, les autochtones par la frustration économique, les gens de la diaspora par la frustration patriotique. Il arrive que ces frustrations se rencontrent et réalisent de ces utopies qui apaisent les deux parties. Ici, je voudrais rendre hommage à un ami, Arménien de la diaspora, un simple, un discret, mais un ami généreux et pragmatique. Quand sa santé le lui permettait encore, il se rendait en Arménie et parcourait le pays de part en part. Au gré des rencontres et des besoins, cet homme distribuait de l’argent à qui voulait monter une entreprise, acheter une machine ou autre pour améliorer son quotidien. Et puis, laissant passer une année ou deux, il revenait sur place, voir ce que ses dons avaient donné. Bien sûr, tous les destinataires ne pouvaient pas être honnêtes, mais ceux qui avaient compris le « truc » avaient réussi à sortir d’une certaine pauvreté.

Cette façon de faire « compassionnelle », improvisée, n’est certes pas le meilleur moyen de traduire une utopie en réalité. Mais je vois là l’embryon d’une petite révolution qui permettrait à l’Arménie d’être plus forte par une sorte d’osmose économique entre la diaspora et les autochtones.

Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place un organisme mixte Arméniens-diaspora, moralement sûr et motivé, chargé de travailler dans le sens qui consisterait à remettre pendant une période définie, un salaire, sans contrepartie, aux habitants d’un village arménien affecté par la pauvreté. Ces sommes seraient recueillies auprès des Arméniens de la diaspora, informés sur la vocation de leur don. Je parie que ce salaire gratuit produirait plus de bonheur et d’activités que de paresses ou d’oisiveté.

Les réflexions restent ouvertes et les utopies attendent de naître et d’être fécondées.

Bref, soyons naïfs.

 

Denis Donikian

 

(fin)

6 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (6)

Filed under: ARTICLES,INTELLECTUELS ARMENIENS — denisdonikian @ 9:05
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« Je te plains, terre d’Arménie ; je te plains, contrée supérieure à toutes celles du nord, car ils te sont ravis, ton roi et ton pontife, le conseiller et le maître de la science ! La paix a été troublée, le désordre a pris racine ; l’orthodoxie a été ébranlée, et l’hérésie s’est fortifiée par l’ignorance. »

« Je te plains, Église d’Arménie ; le magnifique éclat de ton sanctuaire est obscurci, car tu es privée du pasteur excellent et de son compagnon. Je ne vois plus ton troupeau spirituel paître dans la prairie verdoyante, le long du fleuve de la tranquillité ; je ne vois plus le troupeau rassemblé dans la bergerie et protégé contre les loups ; mais il est dispersé dans des déserts et des précipices. »

« Les docteurs ignorants et prétentieux, achetant l’honneur [du sacerdoce] et non désignés par Dieu, élus à prix d’argent et non par l’esprit, avares, envieux, méprisant la douceur dans laquelle Dieu se complaît, deviennent des loups déchirant leurs propres troupeaux. »

« Les moines hypocrites, orgueilleux et vains, préfèrent les honneurs à Dieu. »

« Les ecclésiastiques hautains, pleins d’assurance, débitant des futilités, paresseux, ennemis des sciences, des instructions des docteurs, préfèrent le trafic et les bouffonneries. »

« Les disciples insouciants de s’instruire, pressés d’enseigner avant d’avoir approfondi la science, siègent en théologiens. »

« Le peuple altier, insolent, hautain, désœuvré, caustique, malfaisant, fuit l’état ecclésiastique. »

« Les soldats brutaux, fanfarons, laissant le métier des armes, paresseux, débauchés, intempérants, pillards, sont devenus les émules des brigands. »

« Les princes révoltés, associés aux voleurs, avares, cupides, spoliateurs et dévastateurs, dépravés, Ont l’âme semblable à celle des esclaves. »

« Les juges partiaux, faux, trompeurs, avides de cadeaux, prévaricateurs, sont faibles dans leurs jugements et se livrent à des controverses. »

« En somme, tout sentiment de charité et de pudeur a disparu d’au milieu de tous. »

« Les rois deviendront des tyrans cruels, exécrables, qui imposeront des charges énormes et accablantes, et donneront des ordres intolérables ; les supérieurs, sans souci de la justice, seront sans pitié. Les amis seront trahis et les ennemis triompheront. La foi sera vendue au profit de cette vie futile. Les brigands, en nombre considérable, afflueront de toutes parts. Les maisons seront ruinées, les propriétés volées ; il y aura des chaînes pour les chefs, des prisons pour les notables, l’exil pour les gens libres et la misère pour la masse du peuple. Les villes seront prises, les forteresses détruites, les bourgs mis au pillage, et les édifices livrés aux flammes. Enfin, il y aura de longues famines, des épidémies et des morts de toute espèce. Le culte divin sera oublié et on aura l’enfer à ses pieds… »

Qui a écrit pareil texte sur l’état de déliquescence de l’Arménie sera vite accusé par les inconditionnels de l’Arménie, entité idéale, absolue et intouchable, de ne voir que le verre à moitié vide plutôt que sa partie pleine. Pour avoir à longueur de livres lancé les mêmes diatribes, un de nos conférenciers nous a affublé du titre peu amène de « mouche du coche ». Loin de nous l’envie de régler nos comptes avec un ami qui n’aura jamais voulu que notre bien, mais force est d’admettre que cette formule est d’autant plus malheureuse qu’elle dévoie notre légitime souci de lucidité et de clairvoyance contre les thuriféraires pathologiques de la cause nationale, prompts à défendre becs et ongles leur pré carré. La chose est d’autant plus étonnante que ce même intellectuel peut jouir librement aux critiques faites sur l’état de la France sans pour autant accepter qu’on détruise l’image de l’Arménie. Or, loin de détruire l’image de l’Arménie que de dénoncer une culture et une gouvernance qui maintiennent le pays dans l’obscurantisme, la pauvreté et l’oppression, nos livres cherchent au contraire à déconstruire cette image pour la relever. Laissons à ses partisans l’idée d’une Arménie idéale, absolue et intouchable, qui contribue à maintenir le pays en l’état, tandis que la nécessité de faire table rase pour susciter des utopies réalistes peut seule rendre aux Arméniens leur force et leur dignité. Car l’idée de l’Arménie importe moins aux yeux des Arméniens que la joie de vivre librement, sachant que les impératifs de sécurité nationale ne doivent pas étouffer les impératifs du bonheur.

« Mouche du coche », Donikian ? Que non ! Nous ne croyons pas qu’avec nos simples mots nous ferons avancer d’un pouce ici et maintenant le char lourd de l’Arménie. Mais nous sommes persuadés que ces mêmes mots qui sèment des doutes rafraichissent en même temps l’image du réel arménien. Écrire, en effet, c’est semer. Semer des indignations, des compassions pour qu’un jour ou l’autre s’épanouissent des actes libérateurs. C’est ainsi que la démocratie des pays avancés trouve son fondement dans les écrits de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, que l’idée d’Europe et l’abolition de la peine de mort ont été initiées par Victor Hugo. Ces auteurs montrent que finalement les mots ont raison des fanatismes. Or l’idée d’Arménie est un fanatisme qui nuit aux Arméniens.

En ce sens, nous écrivons dans la même lignée et nous crions dans la même direction que Moïse de Khorène au Ve siècle, l’auteur du texte ci-dessus (Traduction publiée par l’éditeur Firmin Didot Frères à Paris M DCCC LXIX (1869) Voir ICI). Le grand Movses Khorénatsi ne mâchait pas ses mots. D’autant que certains, à juste titre, auront reconnu que ces propos d’hier collaient bien avec la réalité d’aujourd’hui. Est-ce à dire qu’en 1500 ans, les Arméniens, experts en survie nationale, sont restés identiques à eux-mêmes ? A chacun de répondre.

 

( à suivre)

5 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (5)

Filed under: ARTICLES,INTELLECTUELS ARMENIENS — denisdonikian @ 10:59

 

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« Être coupable au sens métaphysique, c’est manquer à la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain comme tel. Ce sentiment de culpabilité reste en nous comme un appel inextinguible, même là où l’exigence morale perd son sens. Cette solidarité se trouve blessée lorsque j’assiste à des actes injustes et criminels » (Karl Jaspers « La culpabilité allemande »,  Éditions de Minuit, 1948-1990 pour la traduction française,  page 80).

Notre intellectuel étranger à l’Arménie, fécond en formules provocatrices, alors qu’il était sommé de se prononcer, botta en touches en lançant un jour une expression fort « intelligente » en pleine conférence devant des Arméniens de la diaspora démunis, un mot qui les abandonnait à eux-mêmes, un mot qui se voulait pertinent, celui d’« écrivain désengagé ». On sait ce que donne le désengagement de l’écriture. Une morgue de tour d’ivoire, une vanité du bien écrire, une prétention à la langue pure. Mais la langue pure est une langue qui exclut le vivant. La pureté de la langue conduit à une forme de supériorité insolente, à une infatuation jonglant sur des idées abstraites, à des présomptions de supériorité. Pour Voltaire, la perfection est l’ennemie du bien. En vérité, la langue est sale, elle se salit dans le quotidien des maux, car elle est naturellement portée à les exprimer. Les écrivains de la mal vie n’ont jamais eu d’autre obsession que celle de la restituer au plus près. Depuis des siècles, aucun écrivain français de renom n’a renoncé à mettre la langue au service des écrasés, des laminés, des détruits. Au service de leurs contemporains pataugeant dans l’infortune et le malheur. C’est même à ces derniers qu’elle a fait ses emprunts les plus vivants. Depuis Montaigne, Rabelais, mais aussi La Bruyère parlant du contraste scandaleux entre les paysans et les gouvernants, La Fontaine, Balzac, Zola, Céline, Sartre ou Camus. Bien sûr, vous me direz « Et Racine ? Et Corneille ? » Sans parler des rhétoriciens de l’esthétique désincarnée, des poètes du bien dire. Qui les lit encore sinon les spécialistes ? C’est qu’ils n’ont pas fait long feu. Ils n’étaient pas assez dans la vie qui se parle et qui souffre et trop dans les mots qui béatifient.

Qu’on se comprenne. Nous ne sommes pas à préférer au désengagement critique un engagement idéologique. On sait ce qu’un intellectuel inféodé à un parti politique peut trahir pour faire triompher le raisonnement aux dépens du vivant. Les dévouements d’Aragon à la cause communiste furent autant de dévoiements qui s’exercèrent, de près ou de loin, au détriment de ces malheureux qui furent condamnés à l’exil ou à la mort par des jugements absurdes et arbitraires. Penser l’engagement, c’est se référer a minima à Missak Manouchian, poète qui décida de sortir du ghetto des mots pour les muer en action. Mais aussi à Zabel Yessayan, qui, avec son témoignage intitulé « Parmi les ruines », relatait les massacres de Cilicie en 1909. Quand l’indignation devient forte, elle met le corps à son service. Mais nos intellectuels sont d’autant plus confinés dans la parole qu’ils n’auront pas su la sublimer en compassion. Ils auront tout juste rapporté l’indignation à un mot, sinon à une mode. Or, si cette indignation est une mode (« Indignez-vous ! »), c’est une mode qui dure. La conscience de l’autre équivaut à introduire de la conscience dans les mots. Que vaudrait Confucius s’il n’avait dit: « On doit aimer son prochain comme soi-même ; ne pas lui faire ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fît » ? Parole qu’on retrouvera dans le message profond des Évangiles et qui viendra jusqu’à nous sous forme d’associations caritatives de tous ordres. Si la compassion est une mode sur laquelle glose l’ironie des nantis et des indifférents, c’est une mode active qui empêche les plus démunis de sombrer. Que vaut un homme s’il n’aide pas un autre à se relever ?

Nous ne sommes pas de ceux qui s’estiment meilleurs que d’autres et nous n’avons de leçon à donner à personne. Car nous ne jugeons pas ici des personnes. Nous faisons simplement le tri entre des comportements qui méritent d’être loués et d’autres qui inspirent le doute. Et si nous ne sommes pas conférencier pour quelques affamés, c’est que nous préférons marcher en Arménie pour rencontrer des Arméniens que tout le monde oublie et qu’aucun conférencier n’aura l’audace d’interroger. De ces Arméniens qui font l’Arménie. Nos conférenciers se limitent à Erevan et plus précisément à quelques rues. Ils y font trois petits tours et puis se remettent dans leur avion de retour. Pas le souci de humer la détresse des temps et des lieux. Car cette détresse est trop loin de la capitale. Même si on peut parfois la retrouver en poussant une porte, sur les trottoirs ou sur la route vers Noubarachen, cette décharge qui fut le théâtre de notre roman Vidures.

En Arménie, 880 000 personnes sont des sans dent, des sans voix et parfois des sans abri. La guerre au Karabagh, le tremblement de terre de 88, la sortie du communisme sont de faux alibis pour laisser les choses en l’état. Et comme nous l’avons souligné plus haut, il revient pour le moins à nos conférenciers issus de la diaspora d’établir une continuité de parole entre cette diaspora et l’Arménie. A savoir, dire aux Arméniens d’Arménie que les Arméniens de la diaspora sont des Arméniens à part entière et qu’ils ont droit au doute, à l’indignation et à la protestation. Qu’ils ont même le devoir de conduire leur auditoire de la résignation vers la protestation, surtout quand la démocratie se perpétue par la corruption et qu’elle viole d’une échéance électorale à l’autre la voix des citoyens. A l’heure, où le gouvernement actuel réclame le retour de ceux qu’il a poussés dehors ou qui a découragé ceux qui souhaitaient s’implanter en Arménie, nos conférenciers pourraient éclairer le chemin de nos réconciliations.

En somme, on est en droit d’admettre que ces conférenciers ne sont pas dupes de ce qui se voit et de ce qui se cache en Arménie. Ils savent mais ils ont du mal à franchir le pas qui consisterait à passer de l’indignation à l’action, ne serait-ce que par les mots. Sauf à s’attirer les foudres de leur auditoire accroché à leur pays comme des alpinistes à la montagne. C’est dire que le droit à la critique n’est aux yeux des Arméniens d’Arménie dévolu qu’à ceux qui y vivent. Les Arméniens de la diaspora qui ont eu le tort d’être nés ailleurs qu’en Arménie et qui n’assument pas l’état précaire du pays n’auraient aucun droit à la parole critique.

En vérité, nos chers conférenciers entretiennent une sorte de porte-à-faux avec leur public, en maintenant des non-dits qui témoignent de l’idée selon laquelle l’Arménie ne serait pas leur pays. De cette façon, ils se dédouanent d’avoir à évoquer des choses qui fâchent alors qu’ils auraient le devoir et les compétences pour le faire. Hommes de paroles qui parlent en étant privé de la liberté de parole, ils soumettraient donc la langue de la diaspora à la langue vivante du pays, leurs valeurs de conférencier à celles de leur auditoire. Soumission qui devient démission, laquelle se traduit en consentement au sentiment dominant qui sévit en Arménie. Un consentement qui équivaut à un consensus. Intellectuel consensuel : voilà qui constitue un oxymore assez dur à avaler.
(à suivre)

 

4 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (4)

Filed under: ARTICLES,INTELLECTUELS ARMENIENS — denisdonikian @ 6:57

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Dès lors, que faut-il penser de la déclaration d’un de ces intellectuels qui courent régulièrement en Arménie pour exprimer des choses arméniennes ou non, selon laquelle l’Arménie ne serait pas son pays ? De prime abord, on pourrait s’étonner d’un tel raccourci rhétorique. Mais venant d’un intellectuel, cette déclaration mérite réflexion.

Pas son pays, l’Arménie ? Mais alors avec quel autre pays au monde un Arménien partagerait-il son histoire, l’histoire de son histoire, sinon avec cette Arménie-là ? Est-ce à dire que notre conférencier pourrait faire sa conférence aussi bien en Patagonie qu’en Arménie ? Dans ce cas, demandez-lui quelle est sa patrie. Il vous répondra qu’en tant qu’écrivain sa patrie, c’est la langue. « Je n’ai d’autre patrie que la langue arménienne », pourrait-il affirmer. Belle formule qui vous cloue le bec. Or, que peut être une langue écrite qui ne s’incarne plus dans le parler ordinaire des gens, qui ne se frotterait pas à la langue de ceux qui la vivent ? Pour la plupart, les Arméniens de France parlent essentiellement le français car ils ont perdu l’arménien. Dans l’esprit de celui qui tient la langue arménienne pour une patrie, elle serait la seule langue qui le rattache à un monde disparu, celui d’hier, un monde englouti dans la radicalité de l’histoire. La perte de cette langue est l’un des effets secondaires du génocide. Cette langue est la langue de la perte et donc une langue refuge. L’image navrante moins d’une nostalgie que d’une blessure. Et notre homme fait de la résistance en écrivant dans une langue qui s’entend de moins en moins, avec l’obstination et le courage qu’on devine. Même si la vie de cette langue se puise dans le passé et non dans le monde actuel. C’est que pour ce genre d’intellectuel qui s’oblige à un certain passéisme, le passé reste son champ de prédilection. Il faut dire que les Arméniens ont l’art de vouloir féconder ce qui est mort. Le génocide est ainsi demeuré un domaine d’inspiration riche et privilégié. Il produit  du ressassement et du ressentiment tandis que le présent produit de la vie, une vie lourde, une vie sourde, une vie qui se cherche une voix pour se dire et que notre intellectuel du verbe n’entend pas. Sa mission étant de parler exclusivement du passé et du passif, puis de passer.

Dans le fond, dire de l’Arménie que ce n’est pas son pays quand on est né ailleurs constituerait une formule qui ne serait pas dénué de vérité si l’on prend en compte le fait que 70 années de soviétisme auraient créé une culture et des habitudes de penser auxquelles un Arménien de la diaspora pourrait à bon droit se sentir étranger. Le malentendu, sinon le paradoxe, est qu’un Arménien de la diaspora ne partage que l’histoire avec un autochtone. L’un et l’autre ne parlent pas les mêmes variantes de la langue arménienne ; l’imprégnation culturelle de l’un ne coïncide pas avec l’imprégnation culturelle de l’autre et la culture d’un Arménien de France, celle d’un Arménien du Liban, celle d’un Arménien d’Amérique ne sont pas superposables. Quel membre de la diaspora ne s’est-il senti étranger en Arménie ? Le sentiment de fraternité, d’osmose culturelle dans l’émoi d’une rencontre s’éprouve un temps jusqu’au moment où l’Arménien de la diaspora redevient un touriste, à savoir un homme d’ailleurs. Quant à dire que l’Église arménienne réunit tous les Arméniens, c’est oublier qu’il y a des Arméniens catholiques, des Arméniens protestants, des Arméniens musulmans et des Arméniens athées. Et chercher à faire croire à Denis Donikian qu’il trouve son arménité incarnée par le catholicos Karékine II pourrait lui valoir une syncope.

La formule de Vahé Godel disant que l’Arménie est son arrière-pays n’est pas dénuée de bon sens. C’est dire que l’histoire arménienne serait le fond inconscient de tout Arménien, la source à laquelle un Arménien de la diaspora puiserait sa force et son énergie. Reste à savoir si ce même Arménien subissant un jour, en France ou ailleurs, une forme de racisme anti-arménien, irait se réfugier en Arménie, comme l’ont fait récemment des Arméniens de Syrie, sachant que d’autres ont préféré le Canada. Il ne faut pas oublier ce qu’ont subi les Arméniens de France partis repeupler l’Arménie soviétique à l’appel de Staline. Ils se sont heurtés à un racisme interne, c’est-à-dire à une discrimination de la part des autochtones, subissant de plein fouet un choc de cultures qui a eu pour effet que leurs enfants allaient décider quant à eux de quitter le pays pour s’intégrer à un autre. Soulignons tout de même que ces Arméniens de 1947 atterrissaient dans une Arménie en grande difficulté économique et que les autochtones voyaient comme des rivaux ces arrivants nantis avec qui ils devaient partager leur détresse. Une animosité telle qu’elle mit longtemps à s’atténuer, grâce à un niveau de vie qui allait en s’améliorant et qui eut pour effet d’atténuer les ostracismes, sans qu’ils soient définitivement éliminés, même quand les autochtones furent abandonnés à leur haine par le retour en France des « aghpars ».

( à suivre)

2 janvier 2018

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (3)

Filed under: ARTICLES,INTELLECTUELS ARMENIENS — denisdonikian @ 8:04
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De fait, l’Arménie ne constitue pas une démocratie qui chercherait à promouvoir le bonheur. L’idée même de bonheur est une idée sans cesse contrariée par l’idée d’Arménie. Ce que l’Arménie cherche à promouvoir, c’est l’Arménie. A telle enseigne que beaucoup d’Arméniens sont allés chercher leur bonheur ailleurs sans pour autant cesser de cultiver leur idée de l’Arménie. Du reste, c’est la faillite des gouvernements successifs d’avoir poussé les gens vers la sortie, de les avoir humiliés sur place ou réduits à l’impuissance, d’avoir entretenu chez les Arméniens le sentiment d’une citoyenneté stérile. Je dis faillite car promouvoir l’idée d’Arménie en réduisant le nombre d’Arméniens pour la défendre ou en minant leur confiance citoyenne, c’est affaiblir cette idée.

Par ailleurs, la transition d’une économie pseudo égalitaire  en une économie sauvagement libérale a mis en lumière le fait que les disparités sociales qui sévissaient hier ont trouvé leur plein épanouissement aujourd’hui. Cela se traduit par des pauvretés scandaleuses et des richesses qui indignent jusqu’à la nausée. En Arménie, il en est qui vivent dans des palais, d’autres dans des taudis. Le paradoxe de l’Arménie, c’est d’enfermer en son sein des fortunes de pays riches et des pauvretés dignes du tiers-monde. Paradoxe qui ne cesse de rendre l’idée d’Arménie de plus en plus honteuse et ridicule dans la mesure où les uns en tirent profit tandis que les autres sont sacrifiés sur l’autel d’une abstraction nationaliste.

Faut-il rappeler le rapport annuel du Service national des Statistiques selon lequel la pauvreté en Arménie pour 2016 touche 29,4% de la population, soit 880 000 personnes vivant avec 40 900 drams, ou l’équivalent de 71 euros par mois. Ces mêmes statistiques révèlent qu’un tiers des enfants arméniens vit en dessous du seuil de pauvreté. Certes, le gouvernement semble se réveiller pour éradiquer cette pauvreté. Mais le peut-il quand il faudrait l’équivalent de 110,2 millions d’euros ? Et pourquoi ne s’est-il pas préoccupé de la pauvreté plus tôt. C’est la guerre, me dira-t-on. La guerre qui engloutit l’économie. Pourtant, cette guerre n’aura pas empêché les gens d’en haut de se construire des villas somptueuses, ou même de cacher des avoirs faramineux comme le catholicos dissimulant 1,1 million d’euros dans la banque HSBC et lavant une fois l’an les pieds d’un enfant en guise d’humilité. Que dire des présidents successifs qui ont réussi à se construire des demeures fastueuses tandis que les sinistrés du séisme de 1988 auront mis plus de vingt ans avant d’être dignement relogés, et encore s’ils le sont tous.

Dès lors, l’Arménie a-t-elle besoin d’intellectuels de l’intelligibilité ou d’intellectuels de la compassion, sachant que la compassion est le meilleur moyen de rendre la vie intelligible, que l’urgence appelle la compassion plutôt qu’une distante intelligibilité ? Devant quelqu’un qui a froid, quelqu’un qui a faim, qui se sent abandonné par les autorités de son pays, qui ne voudrait lui offrir pain et chaleur pour l’élever jusqu’à soi ? Pourtant nos conférenciers sont là dans le même pays que celui qui a faim et qui a froid. Et celui qui a faim et qui a froid est le frère par l’histoire de celui fait des conférences. Oui, ils sont du même pays par l’histoire et ils font ce pays quoiqu’ils en disent. Le conférencier par ses mots et l’Arménien par ses maux. Or, au moment où nos conférenciers font des mots, des maux défont 880 000 Arméniens.

Mais tous les intellectuels ne travaillent pas de la même façon. Les intellectuels de l’intelligibilité font des mots et les intellectuels de la compassion défont les maux. Ara Baliozian qui répond à cette seconde catégorie, alors qu’il fit un temps partie de la première, écrit à juste titre : « Je ne résous pas les problèmes. Je n’expose que leurs racines ». Car tel est la mission de l’intellectuel arménien, capable d’intelligibilité et de compassion. Or, si l’intelligibilité ne conduit pas à la compassion, elle produit de la souffrance et peut précipiter la mort de ceux qu’elle aura ignorés. Des souffrances et des morts qui ne se voient pas, qui ne s’étudient pas, qui ne font l’objet d’aucune conférence. Comment un conférencier qui fait sa conférence à Erevan peut-il voir un enfant qui gratte dans les détritus pour se nourrir ou amasse des bouteilles en plastique pour se chauffer en les brûlant ? A moins de le considérer comme moins intéressant que son public intéressé par des questions qui sont étrangères au sort de cet enfant. Et quelle réponse devrait donner un jour ce conférencier sur ce qu’il aura indirectement provoqué pour avoir parlé de telle sorte que cet enfant sous-alimenté devenait étranger à son domaine d’intérêt ?

Nos intellectuels arméniens de France, je les comprends quand ils n’osent pas se mêler de ce qui ne les regarde pas. Pourtant, ils n’ont pas l’intelligence aveugle et sont capables d’opinion, comme tout un chacun, mais ils craignent de l’exposer. Ils craignent de ne plus pouvoir intellectualiser leur arménité en Arménie en froissant des autorités et même leur public pour qui les Arméniens de la diaspora, fussent-ils des intellectuels, ne font pas partie de la vivante nation arménienne, mais de sa part moribonde. Pour autant, n’est-ce pas aux intellectuels de la diaspora de défendre la diaspora ? N’est-ce pas à eux de rappeler que la diaspora reste et demeure le soutien économique du pays et qu’en ce sens tout Arménien de l’extérieur reste et demeure un citoyen économique faute de pouvoir, par la force des choses, être un citoyen politique ?

(à suivre)

31 décembre 2017

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (2)

 

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Depuis plusieurs années, une pincée d’intellectuels de la diaspora arménienne, diplômés au plus haut degré, fait la navette entre la France et l’Arménie, pour prêcher la bonne parole universitaire auprès de leurs frères autochtones. Qu’on ne s’y méprenne pas. Leur activité n’a rien d’officiel. Si elle ne s’exerce que parcimonieusement au sein de l’université arménienne, au gré d’amitiés respectueuses de leur savoir ou autres, c’est principalement dans des lieux « underground » que viennent les écouter les générations les plus vives du pays, titillées par la nouveauté, une certaine mode ou le bouche-à-oreille.

De fait, c’est un pur produit de la pensée universitaire occidentale qui vient percer la carapace de 70 années de soviétisme dur. En ce sens, l’effort est louable pour autant que les autochtones consentent à se faire violer par l’étrangeté des leçons que leur fournit tel ou tel membre avancé de la diaspora, avec l’illusion probable de rattraper à bon compte un retard intellectuel inexorablement perdu. Et sincèrement, sont dignes d’être salués les efforts pédagogiques de ces conférenciers tout entiers dédiés à ces Arméniens qui n’en finissent pas de souffrir des pathologies de l’enfermement culturel, prisonniers des affres qui accompagnent l’accouchement d’une démocratie minée par les tics et les tocs de l’amour incestueux que les Arméniens se portent à eux-mêmes.

En effet, cette période transitionnelle d’une république soviétique à une république arménienne, allant du même au même, n’aura produit aucune révolution impliquant le passage d’un monde fini à un monde vivant. De fait, si la désoviétisation s’est inscrite dans les surfaces du système, les mentalités ne pouvaient pas changer aussi profondément que l’aurait fait une révolution radicale dans la mesure où la mutation s’est opérée sans douleur, sans chambardement, les acteurs institutionnels de l’ère nouvelle demeurant les purs produits des temps anciens.

C’est que ces acteurs n’ayant pas les outils conceptuels pour reformuler un appareil d’État « soviétisé » ou un système culturel autocentré et narcissique se sont contentés d’adapter le référentiel désuet des années de plomb aux temps qui, pour être nouveaux, sont loin d’être aussi légers qu’une plume. Pour exemple, les professeurs d’université furent reconduits d’une république à l’autre sans opérer de changement tant en matière de pédagogie que de contenu. Si des individus ayant fait des études à l’étranger pouvaient souffler un vent neuf sur le système d’éducation, ils se sont vite heurtés à la léthargie du corps enseignant. Nous pouvons témoigner de cette apathie pour avoir proposé, sans succès, d’introduire les ateliers d’écriture à l’institut Brussov. Autre image d’un changement sans changement, celui des campagnes arméniennes affectées d’une indigence crasse qui diffère plutôt en mal de celle qui sévissait avant l’avènement de la république. Mais le pire se voit à cette sorte de désertification, doublée d’une désertion des mâles partis travailler en Russie ou ailleurs.

De plus, on peut s’étonner que nos amateurs d’idées nouvelles soient mis en demeure d’assimiler en une soirée des concepts qui ont mûri des années durant avant d’entrer dans les universités occidentales, alors qu’au cours de ces mêmes années ils subissaient, eux, le matraquage du marxisme et du léninisme. Pour exemple, Hélène Piralian a dû renoncer à faire traduire ses livres dans la langue du pays tant l’équivalence de ses mots et concepts vers la langue cible faisait défaut.

Dès lors, il peut paraître frustrant à nos conférenciers d’avoir à se censurer dans leur analyse faute de trouver un auditoire qui soit à même de saisir des concepts opérants dans le monde universitaire occidental, mais quasiment inconnus en Arménie. Ce n’est pas que ce public soit inapte aux subtilités d’un discours s’appuyant sur les piliers de l’exégèse occidentale : s’ils n’en possèdent pas les clés c’est avant tout pour la raison qu’ils sont imprégnés par d’autres modes d’intelligibilité du réel.

On mesure ici la vertu de nos conférenciers qui, devant une tâche aussi démentielle peuvent à bon droit démissionner sur des sujets contemporains au point de se cantonner à des thématiques « arméniennes » qui n’ont pour d’autre résultat que celui d’entretenir une forme d’ethnocentrisme tribal. Même des auteurs du milieu arménien les plus « anti-tabou » n’échappent pas au ronron ambiant, lequel est alimenté par le devoir de soumettre leur plume aux impératifs d’une guerre qui mine les esprits à leur insu et expose quotidiennement leurs défenseurs. L’exaltation nationaliste ne favorise guère la pensée, laquelle demeure le luxe des démocraties prospères, aux frontières stabilisées et aux esprits faisant de la connaissance un chemin d’aventure et de découverte.

Pour dire le poids de la guerre sur la culture, il suffit de retenir le débat houleux que le livre de Hovhannès Iskhanian « Jour de démobilisation » a provoqué lors de sa parution en 2012 ( voir ICI). De fait, la société arménienne la plus avant-gardiste est déchirée entre les impératifs de la guerre et les impératifs de la culture, les tenants de la guerre et les tenants de la culture ayant les uns des objectifs de concentration et les autres des objectifs d’ouverture. Cependant, dans un contexte de survie, les poètes n’ont qu’une marge réduite d’expression. C’est peut-être pour cette raison que ni les intellectuels d’Arménie, ni ceux de la diaspora n’osent bousculer les lignes.

Pour autant, nous n’aurons rien lu d’un auteur d’Arménie ni d’un intellectuel de la diaspora qui ressemblerait à l’aveu de Ronit Matalon, romancière israélienne, récemment disparue : «  Ce qui m’inquiète le plus, c’est le fait que ces deux dernières années j’ai commencé à avoir peur d’exprimer mes idées. Ce qui se passe à l’intérieur de la société israélienne me fait plus peur que les couteaux. Plus que des coups de couteau, j’ai peur que l’on ne perde notre démocratie. Et je ne suis pas la seule. Nous commençons à nous méfier les uns des autres. »

Cette peur qui prend sa source à l’intérieur du pays, nos intellectuels conférenciers ne pouvaient l’éluder. Elle constitue la limite en deçà de laquelle ils sont autorisés à parler à leur guise, tandis qu’ils risqueraient gros si leur indignation devant l’état déplorable du pays osait franchir le champ politique qui leur est tacitement imparti. Ce fait, je le comprends. Mais dans ce cas, que reste-t-il à faire sinon à parler pour ne rien dire ou à se taire en guise de protestation. Toujours est-il que nous serions horrifié si l’un de ces intellectuels conférenciers venait à accepter une récompense quelconque pour service rendu à la nation. Un intellectuel, dans ce cas, ça refuse. Sinon, ça collabore.

En 2013, un écrivain de l’intérieur, Lévon Khétchoyan, aujourd’hui disparu, n’avait pas, lui, hésité à franchir les limites de la peur. Voici ce que nous écrivions en mai 2013 à son propos sur notre blog : « Tout arrive, même en Arménie. Il faut se réjouir qu’un écrivain aussi important que Lévon Khétchoyan refuse une récompense offerte par Serge Sarkissian pour protester contre la déplorable situation sociale des Arméniens. Voilà quelqu’un qui en a… Voilà quelqu’un qui ne se contente pas de décrire l’état des campagnes. La pauvreté qu’il côtoie chaque jour l’étouffe. Certes, qui ne la voit cette pauvreté ? Qui ne la déplore ? Ce refus d’une récompense est un acte de courage. Dire non et le montrer, c’est refuser de participer au fléau, d’être de son côté en tout cas. Voilà un acte de compassion active qui va déplaire à plus d’un collabo qu’il soit d’Arménie ou de la diaspora. Car c’est aussi aux optimistes et aux idéalistes de la diaspora que ce refus s’adresse. Que faites-vous pour enrayer cette pauvreté qui fait honte à tout le peuple arménien ? » Ce jour-là les Arméniens semblaient avoir une conscience. Conscience non du moi collectif, mais de l’Autre.

Dans ce cas, comment comprendre l’Arménie ? Entité abstraite et idéologique ou pays où tentent de vivre des hommes de chair et de sang ?

(à suivre)

30 décembre 2017

Grandeur et misère des intellectuels arméniens (1)

 

 

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Qu’allait-il faire dans cette galère, le romancier Émile Zola, en publiant le fameux « J’accuse », à la une du journal L’Aurore le 13 janvier 1898 ?

Il défendait un homme.

Le capitaine Alfred Dreyfus, injustement accusé de trahison.

Zola le défendra comme d’autres plus tard auront défendu d’autres victimes au détriment de leur confort intellectuel et matériel. Certains, dans les moments les plus noirs de la répression soviétique, chercheront à sauver Sergeï Paradjanov comme d’autres aujourd’hui, dans ces moments les plus noirs de la répression turque, restent solidaires d’Osman Kavala.

En son temps, Maurice Barrès traitera les anti-dreyfusards d’ « intellectuels », avec tout le mépris que suppose l’attitude d’un auteur mettant momentanément sa plume au service d’une chose qui ne le regarde pas.

De fait, au service d’un homme dépouillé de sa vérité et affublé des oripeaux de la trahison.

Or, de péjoratif qu’il était, le mot « intellectuel » va acquérir, au fil du temps et des injustices, ses lettres de noblesse.«  Spectateur engagé » pour Raymond Aron, l’intellectuel sera aux yeux de Jean-Paul Sartre justement « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». C’est que l’intellectuel peut rester un temps spectateur des injustices, mais il ne peut le faire tout le temps sans trahir sa conscience. Vient le jour où il doit quitter sa tour d’ivoire et pénétrer dans l’arène de la rue, crotter ses bottes, souiller sa plume et donner de la voix.

Vient le jour où l’intellectuel penché sur le passé pour en semer les leçons sur un monde « tel qu’il ne va pas mais devrait aller » éprouve le besoin d’ouvrir ses fenêtres pour entendre la rue, ouvrir sa porte et ajouter sa voix à celle des autres. Les autres ? Ceux qui souffrent d’être ignorés ou qu’on maintient dans l’ignorance de leur malheur.

Ce qui veut dire, qu’on ne s’y méprenne pas, qu’un intellectuel, s’il est honnête homme, aura pour tâche de rendre par ses textes le présent intelligible. Et à ce titre, il utilise les grilles du passé pour les appliquer au monde contemporain afin d’aider les profanes à mieux voir ce qu’ils sont et où ils vont. En d’autres termes, l’intellectuel permet à la conscience politique de chacun de s’éveiller et de grandir. Le monde n’avancerait donc que si l’intelligence du monde mute en conscience politique.

Seulement voilà : si l’intellectuel s’aime, il s’enferme dans sa recherche. Mais si l’intellectuel sème, il devient producteur de conscience. Dans le premier cas, son exercice consiste à rendre le monde actuel plus transparent en s’appuyant sur celui d’hier. Dans le second, il met sa parole au service des actes destinés à libérer la société.

Mais comme dit Camus, il faut savoir de quel côté du fléau on doit se trouver.

De fait, il y a deux catégories d’intellectuels : l’intellectuel de l’intelligibilité et l’intellectuel de la compassion. Sartre aussi bien que Camus réussirent à pratiquer les deux, sachant que Sartre était beaucoup plus un intellectuel de l’intelligibilité au risque d’une certaine radicalité, tandis que Camus était un intellectuel de la compassion au risque des frustrations et contradictions que cela suppose. Mais au moins l’un et l’autre étaient « engagés » dans le monde pour autant qu’ils pouvaient l’être.

( Précisons que l’intellectuel n’est pas forcément un homme qui s’occupe des choses de l’esprit. Dès lors que nous nous exprimons en citoyen responsable, que nous nous mêlons de ce qui ne nous regarde pas, que nous ajoutons du sens à la conscience des autres, nous agissons en intellectuel. Le cas le plus emblématique est celui d’Yves Montant qui ne s’interdira pas d’interpeller les dirigeants soviétiques sur l’invasion de la Tchécoslovaquie et qui, en rupture avec le communisme naïf de ses origines, seul ou avec des intellectuels de profession, soutiendra les réfugiés du Chili ou militera pour les droits de l’homme en s’engageant en faveur du syndicat Solidarnosc de Lech Walesa)

( à suivre) 

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