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Christopher Atamian : Parlons de tes livres traduits avant Vidures. Quel accueil leur a-t-on réservé en Arménie ? Qui en a parlé et dans quels journaux ? Par ailleurs, cette réception, est-elle typique pour tout écrivain de la diaspora ou surtout pour ceux qui ont un œil critique sur le pays ? Enfin, dans une république post-soviétique en difficulté économique, comment l’écrivain parvient-il à écrire, éditer et se faire connaître ?
DD : Tout d’abord, je dois reconnaître que la situation de la littérature en Arménie et sa production ne sont pas étrangères au peu d’intérêt qu’y a suscité la publication d’une douzaine de mes livres, traduits ou non, à Erevan, en particulier celle de Vidures/Aghpastan. D’ailleurs, cet entretien aurait dû commencer par évoquer la perte d’influence que l’indépendance a fait subir au livre en Arménie. Selon le témoignage d’un écrivain d’Arménie, depuis les romans de Raffi, l’écrit avait toujours contribué à formater l’esprit des Arméniens. Durant la guerre de libération du Karabagh, la lecture des poètes arméniens donnait du cœur aux combattants. Or, j’imagine qu’aujourd’hui, les écrivains d’Arménie, comme c’est le cas partout ailleurs, supportent mal que leur voix compte pour si peu dans le débat public. Et s’ils se donnent à fond dans un combat pathétique perdu d’avance, c’est en croyant faire mieux avec leurs mots que les images, les messages et les mirages des moyens modernes de diffusion d’une culture fondée sur le ressentiment et le ressassement.
Par ailleurs, il faut savoir que des 150 librairies qui fonctionnaient sous la République Soviétique d’Arménie, n’en subsiste aujourd’hui que trois ou quatre pour tout Erevan. Des librairies où, à l’exception de la fameuse librairie Bureaucrat sur l’avenue Sarian, rien n’est vraiment fait pour vous encourager à acheter un ouvrage. Avant l’indépendance, la politique du livre permettait des tirages à 30 000 exemplaires, même à 500 000 pour certaines parutions. Il existait un véritable marché noir autour du livre, considéré comme un bien culturel précieux. Il fallait parfois passer par des connaissances (dzanot) ou donner des dessous de tables à certains employés, tenter sa chance dans des librairies de province pour acquérir une publication devenue rare dans la capitale. Aujourd’hui, si un livre tiré à 400 exemplaires parvient à toucher une centaine de personnes, c’est le nirvana pour son auteur. Au-delà, un ouvrage lu par 500 personnes est un best seller. Hier, des soirées étaient organisées ici ou là, en présence des auteurs. Je me souviens d’un récital avec le poète Chiraz qui avait attiré des nuées d’amoureux fous de sa poésie. Les écrivains d’aujourd’hui semblent oublier que cette époque est révolue. Certains qui croient avoir l’aura d’une rock star de la littérature en sont encore à vouloir se distinguer par des accoutrements aussi extravagants qu’est ridicule l’étalage de leur vanité.
Le cas de Soghank, le roman de Vahram Martirosyan, que j’ai traduit (Glissement de terrain, Éditions les 400 coups) est révélateur du parcours que doit effectuer un auteur pour se faire connaître en Arménie et hors d’Arménie. Vahram Martirosyan a d’abord fait paraître son roman en feuilleton dans le journal Aravot. Cette écriture par fragment de semaine en semaine avait l’avantage d’une audience potentielle assez large. Mais sans plan préétabli, cette méthode comportait des inconvénients. Selon ce qu’il m’a avoué, Vahram Martirosyan s’est vite trouvé dans une impasse, ne sachant quelle suite donner à sa fiction. C’est alors que l’idée lui est venue de poursuivre dans les bas-fonds de la ville cette chronique d’un effondrement général qui se passait jusque-là en surface. Heureusement, la contrainte du délai à respecter a favorisé la relance de l’histoire. Mais dans ce cas, il faut reconnaître que contrairement au temps nécessaire à la maturation d’une écriture, l’élaboration du roman devenue tributaire d’un agent extérieur à sa propre dynamique ne peut donner toute sa mesure. Son roman terminé, Vahram Martirosyan le fit lire à trois personnes d’âges différents : un adolescent, un adulte et un autre plus âgé, afin d’adapter son texte à un vaste panel de lecteurs et de se plier aux exigences du succès. Là encore s’est immiscé un agent extérieur au roman susceptible de dévoyer la dynamique de son écriture. Grâce à un sponsor, Soghank a pu être imprimé, puis présenté à la télévision sous forme de spots publicitaires exactement comme un produit de consommation courant. (Vahram Martirosyan y ayant travaillé avant de se mettre à l’écriture, s’était constitué un réseau d’amitiés qu’il aura su mettre à profit). C’est ainsi qu’il est parvenu à vendre environ entre 300 et 400 exemplaires (chiffre supposé par des gens avertis) et à en faire un « best seller » arménien. Il reste que jusque-là, Vahram Martirosyan, pour utiliser les critères habituels, répondait malgré tout au statut d’écrivain à compte d’auteur. Dans ce cas de figure, l’auteur devenu juge et partie de son manuscrit, se passe d’éditeur pour cumuler les fonctions d’imprimeur, de diffuseur et d’attaché de presse. De fait, en Arménie, l’écrivain n’a pas d’autre choix. Les quelques éditeurs qui existent n’étant pas suffisamment fortunés pour travailler selon les standards européens, sont obligés de prendre appui sur des subventions publiques ou extérieures. La pauvreté, dans tous les sens du terme, du lectorat limite les bénéfices permettant le maintien de leur maison d’édition. En fait, Vahram Martirosyan n’est devenu un auteur normal, à savoir un auteur à compte d’éditeur, jugé, imprimé et payé par un éditeur, que grâce aux traductions de Soghank publiées en d’autres pays : Russie, Hongrie, Canada.
Il faut mettre à son crédit la volonté d’échapper aux conditions médiocres de la littérature en Arménie en devenant romancier et en se soumettant aux normes européennes de la production littéraire. En m’attelant à la traduction de son roman, j’avais conscience de soutenir ses propres efforts, espérant que la jeune littérature commencerait avec lui à sortir du ghetto arménien. A mes yeux, son travail de romancier devait servir d’exemple et de tête de pont pour réussir une percée auprès des éditeurs français en attente de romans arméniens à traduire. Certains comités de lecture en France auxquels j’avais soumis Soghank/Glissement de terrain avaient reconnu l’originalité du livre, mais pas au point de vouloir le publier. C’est un éditeur canadien qui franchit finalement le pas, non sans corriger quelques maladresses. Malheureusement, les jeunes auteurs arméniens, souvent nouvellistes ou poètes (certains traduits par mes soins : Violette Krikorian, Mariné Pétrossian, Vano Siradeghian, Vahan Ishkhanian…) auxquels j’avais proposé de se mettre au roman, sans pour autant qu’ils renient le genre dans lequel ils s’exprimaient d’ordinaire, n’ont pas été capables d’opérer la même mutation que Vahram Martirosyan. Et beaucoup sont restés en Arménie des écrivains à compte d’auteur, ce genre de statut qui n’a aucune existence littéraire aux yeux de la critique occidentale et qui est suspecté de suffisance et de médiocrité.
Voilà bientôt dix ans que je fais paraître mes livres en traduction en Arménie, souvent en édition bilingue. Au début, je trouvais naturel de le faire. Par la suite, et avec Vidures/Aghpastan, je me suis de plus en plus interrogé sur les raisons de mon obstination.
Ces traductions ont été publiées, souvent à mes frais et parfois avec des aides, chez Actual Art, éditeur militant qui fait des livres classieux et qui a réussi à élaborer un catalogue comprenant de grands auteurs français. Poteaubiographie, réalisé par ses soins et en édition bilingue, avait même obtenu un prix pour l’originalité de sa conception. Déjà en 2001, le texte Les Tarariens avait paru dans le quotidien Aravot et dans la revue papier Bnakir, grâce à une traduction de Nounée Abrahamian. J’ai également publié des textes dans Inknakir mais aussi dans Krakan Tert si j’ai bonne mémoire. Par ailleurs, j’ai eu les faveurs de la revue de littérature internationale Art Krakanutyun, une émanation de Krakan Tert, dont le rédacteur en chef, traducteur de Joyce et écrivain, Samvel Mkrtitchian, a bien voulu faire paraître plusieurs extraits de mes livres avant leur publication. Samvel, remplacé à sa mort par Vahé Arsen, avait une approche très éclectique de la littérature. Accueilli par lui à bras ouverts, je me sentais toujours très honoré de trouver place dans sa revue.
De rares articles ont été écrits sur mes parutions en Arménie dont ceux de Vahan Ishkhanian et Krikor Djanikian. Vahram Martirosyan avait inclus quelques paragraphes sur mon travail dans un article intitulé Le miroir de la diaspora, en août 2001. En fait, il s’est toujours agi d’articles de présentation plutôt que des analyses. Alisa Adamian, employée alors à la Bibliothèque Nationale, a eu la gentillesse d’organiser autour de mon travail une causerie avec le personnel. Je ne jurerais pas que le livre constituait pour cette honorable assemblée une préoccupation de première importance. L’envoi de Vidures aux services culturels de l’ambassade de France n’a donné lieu à aucun autre écho que celui d’un mutisme diplomatique. Quant à Aghpastan’, il n’a inspiré aucun article en Arménie, même de la part des écrivains que j’ai traduits et que j’ai contribué à faire connaître en France. Rien de rien. Ce qui en dit long sur leur incuriosité pour la chose littéraire. Sans parler du reste.
Divers traducteurs ont travaillé sur mes livres : Yvette Vartanian, professeur à l’université d’État, deux de ses étudiants devenus professionnels, Anahit Avetisyan et Garnik Melkonian, et Ruzanna Vardanian qui a fait ses armes avec Vidures. Il faut reconnaître que les éditeurs d’Arménie n’ont jamais publié autant de traductions portant sur des auteurs modernes français de premier plan. La dernière traduction en date est celle du Voyage au bout de la nuit par Yvette Vartanian aux éditions Antarès. Cette nouvelle école de traducteurs en Arménie n’a pas d’équivalent en diaspora française. La tragique pénurie, en diaspora, de traducteurs littéraires de l’arménien oriental au français souligne la faillite des écoles dites arméniennes et aussi d’une mentalité à ce point obsédée par le génocide et le téléthon qu’elle n’a su investir dans une culture tournée vers l’avenir du pays existant. Ainsi, privée de traducteurs vers le français, les écrivains d’Arménie se trouvent dans la situation pathétique d’auteurs n’ayant aucune existence au plan international.
Sans vouloir jouer aux victimes, d’une manière objective, je peux dire que la plupart de mes livres parus en Arménie sont passés inaperçus. Même les livres les plus critiques comme UN NÔTRE PAYS /AYL YERGIRE MER n’ont provoqué aucun commentaire. L’impuissance des éditeurs à promouvoir les livres qu’ils éditent, une politique culturelle décourageante, des journaux où la critique littéraire n’a plus droit de cité, des librairies où travaillent des salariés qui pourraient aussi bien vendre du fromage que des abricots secs, tout semble se coaliser contre le livre vivant, au grand bonheur d’un pouvoir qui a l’art de tuer dans l’œuf toute contestation. Même si l’État fournit de rares aides financières qui vont aux éditeurs, non aux auteurs, l’octroi de ces subventions étant décidé par un Comité spécial laisse imaginer tous les abus et toutes les formes de favoritisme au détriment de la liberté d’expression et de création. Une culture qui honore le livre ancien au point de le placer dans un temple comme un objet sacré de muséification et qui ne favorise le livre moderne, vivant et libre qu’a minima est une culture malade qui entretient les pathologies de l’obscurantisme et du consensus.
Toutes ces raisons militent en défaveur du livre en général, les Arméniens ayant mieux à faire pour dépenser le peu d’argent qui les aide à survivre.
Je ne suis pas en mesure d’affirmer que le sort réservé en Arménie à des livres critiques et humoristiques comme les miens soit le même qu’à des ouvrages plus consensuels émanant d’écrivains de la diaspora. D’ailleurs, je ne connais pas beaucoup d’écrivains arméniens de la diaspora assez obstinés pour se faire publier en Arménie. En fait, dès lors qu’on ne touche pas à l’Arménie, ou qu’on traite de problèmes n’ayant pas trait à l’actualité sociopolitique, il est possible de se tailler une petite réputation et de distraire une petite élite de son ennui. Ceux que tire à elle l’Union des écrivains n’ont pas de mal à se créer une notoriété aussi artificielle qu’elle est inexistante ailleurs. En réalité, ils ne présentent d’intérêt que pour les écrivains autochtones qui cherchent à être traduits par eux et ainsi à se faire connaître au-delà des frontières du pays et du cercle restreint de leurs amis, complices d’une littérature d’un autre temps. En tout cas, je vois mal un plus masochiste que moi déployer tant d’efforts dans un pays où l’autodéfense est plus urgente que la littérature. En fait, si j’ai tenu à être présent en Arménie par mes livres, c’est pour la seule raison, quelque peu utopique et prétentieuse, que mes livres présenteront un jour ou l’autre un certain intérêt pour les générations futures qui jouiront d’une parole plus libérée. C’est aussi que l’Arménie représente à mes yeux le seul lieu où mes livres doivent exister. Voilà pourquoi j’ai tenu à remettre un ou deux exemplaires de toutes mes publications à la Bibliothèque Nationale.
Cela dit, le cas de la littérature en Arménie est d’autant plus étrange qu’elle échappe aux standards habituels de production, comme je l’ai dit plus haut. On accueille d’ailleurs ces anomalies avec un « C’est l’Arménie ! » qui résume l’impuissance et la résignation. Mais cette littérature fait tout pour exister. A côté d’une littérature à l’ancienne qui reste prisonnière de critères révolus, survit depuis l’indépendance une jeune littérature qui se bat pour s’inscrire dans une certaine modernité comme celle qui gravite autour de la revue Inknakir.
Il reste qu’en Arménie, les écrivains doivent aussi travailler pour vivre. Certains y perdent leur plume, d’autres y perdent leur virginité. C’est qu’en Arménie, plus qu’ailleurs, la littérature est une affaire de combat aussi bien économique que culturel. Pour qui écrit dans un pays trop fatigué pour lire, se pose la question de savoir dans quel camp publier, le camp des anciens qui implique d’entrer dans le circuit des conservateurs ou celui de l’indépendance qui utilise l’Internet pour publier de la nouveauté à répétition.