Le cri par Rodin
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Longtemps j’ai pesté contre Aznavour. Au moment où il fréquentait jusqu’à l’indécence le président Kotcharian et aujourd’hui quand il se dit prêt à concéder à la Turquie de ne pas nommer comme génocide les événements de 1915 si le mot fait obstacle à leur reconnaissance de l’histoire.
Mais voilà que ces derniers temps, le vieux volcan Aznavour semble se réveiller d’un long sommeil patriotique. Comme si le feu sacré de la jeunesse lui était brusquement revenu.
Qu’on en juge. Il éclate en mots durs contre la maffia arménienne qui est en train de gangréner le pays. Sortie qui serait on ne peut plus honorable si Aznavour avait eu l’honnêteté de reconnaître que cette maffia a partie liée avec le pouvoir en ce qu’il s’octroie les meilleures parts du marché et permet aux oligarques de s’enrichir jusqu’à l’indécence.
Dans son film Le Président, Henri Verneuil, par la voix de Jean Gabin, dénonce les conflits d’intérêts dont bénéficient certains députés, trahissant ainsi les idéaux d’une politique républicaine au service de la nation. Ce film aurait beaucoup à dire à l’Arménie politicienne dans la mesure où les députés défendent à l’Assemblée beaucoup plus leurs intérêts que ceux des Arméniens. L’état social de l’Arménie actuelle en dit long sur les conséquences d’une telle pratique.
Le dernier coup de colère d’Aznavour date d’il y a peu. Dans une interview donnée au magazine russe Vie du Showbiz , reprenant le seul mot qu’entendent les Arméniens quand on leur parle de catastrophe, voilà qu’il aurait qualifié l’émigration de la jeunesse arménienne de « génocide interne »(1). Même après sa rétractation, l’expression, venant d’Aznavour, représentant officiel de l’Arménie en Suisse, explose aux oreilles tant des accusés que des résignés.
Les accusés ? Toute la clique du gouvernement, à commencer par le président en titre qui préfère ouvrir des consulats et voyager à l’étranger plutôt que se démener pour assainir par des réformes le climat social du pays. Car malgré les déclarations d’intention, l’Arménie, telle qu’elle est aujourd’hui, fait honte. Elle fait honte à tous les Arméniens démocrates car c’est un pays qui flotte sur une mer d’absurdités sans nom. Un pays en guerre où le soldat meurt tué par les siens. Un pays qui se pense et se vit que par la fuite. Un pays où chaque citoyen est la proie d’un autre autant qu’il est lui-même prédateur. Un pays où les enfants ont faim. Un pays qui s’anémie de jour en jour. Un pays en chute libre, en situation de suicide permanent tandis que les palabres pour le sauver vont bon train ici ou là, en Arménie même ou en diaspora.
Le cri d’Aznavour est honorable car il sait que ceux qu’il accuse pourraient le lui faire payer. Aznavour vient de montrer que les musées qu’on veut ouvrir à Gumri ou à Erevan en son honneur, eh bien il s’en fout. Que l’heure est grave pour le peuple arménien. Que l’affaiblissement moral, intellectuel et démographique de l’Arménie fait le jeu de ses ennemis qui attendent en embuscade pour n’en faire qu’une bouchée. C’est un cri qui veut ouvrir les yeux à ceux qui creusent l’abîme où glisse le pays. Un cri qui, enfin, à sa manière, vient accompagner les cris répétés d’une opposition lucide sur l’urgence d’un changement.
Que faut-il dans le fond à l’Arménie ? La confiance et l’enthousiasme. Car l’Arménie a froid. Moralement, politiquement et spirituellement froid.
Que faut-il à la diaspora ? Parler comme Aznavour. Franc, direct et dur. Elle ne peut plus se permettre de se rendre complice d’un gouvernement qui privilégie le prestige et reste aveugle sur ces petits riens de la vie qui accablent les citoyens les plus pauvres. Qui fait construire un téléphérique à Tatev, le plus long du monde, et néglige d’y acheminer le gaz.
Oui l’Arménie a froid. Froid jusqu’à l’os. Froid à l’âme.
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(1) Cette expression accusatrice de « génocide interne » concernant l’émigration de la jeunesse arménienne aurait été prononcée lors d’une interview donnée par Aznavour au site russe Lifeshowbiz le 12 décembre. Le lendemain, interrogé par l’agence Armenpress, Aznavour aurait déclaré qu’il n’avait jamais dit pareille chose et qu’il s’agissait probablement d’une erreur de traduction. Interrogée par 1er media ( aratchine lratvakane), la rédactrice en chef du site lifeshobiz, Ananastasia Ananian aurait confirmé que ces mots avaient effectivement été prononcés par Aznavour.