
Née à Buenos Aires en 1962 où elle vit, Ana Arzoumanian, avocate de formation, est poète et essayiste de langue espagnole. Elle a étudié l’histoire de la Shoah et a, lors d’un séjour à Jérusalem, entrepris des recherches sur le génocide arménien en centrant ses travaux sur la diaspora arméno-argentine. Son dernier livre, El depósito humano, una geografía de la desaparición[Le dépôt humain : une géographie de la disparition] traite des effets traumatiques du génocide arménien au sein de la diaspora argentine.
Elle a été invitée par le Centre National du Livre lors de la manifestation Arménie-Arménies du 16 au 23 octobre 2011
Voir également une interview dans Armenian Trends de Georges Festa en cliquant ICI
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Kaukasos
( Traduction de Claude Bleton)
La ligne
entre les épaules et les hanches,
rapidité angulaire
autour d’un axe,
jour sidéral.
L’arc tendu
tournant autour
du centre de notre galaxie.
Je voyage à mille sept cents
kilomètres heure
un peu inclinée,
je tourne,
avec un maximum d’intensité
de lumière et de chaleur
à l’Équateur.
Je tourne
et le tour que je réalise dure un jour,
il produit la succession
des jours et des nuits,
et je tourne encore plus
et le tour dure un an
comme si la planète
était la terre
où je vis,
donnant l’impression
que c’est le ciel qui tourne
autour de moi.
Je soulève et maintiens
les jambes devant moi ;
et tandis que tu me regardes
je ne dis pas au Turc
qu’il n’y a jamais de nuit en prison
car personne ne bouge.
Un simple spectre de lumière
les systèmes planétaires
disparaissant il y a
des centaines de millions d’années,
une pluie de corps mineurs
se désintégrant,
des résidus
comme les métaux
plus lourds que l’hélium,
particules
détachées de moi quand je tourne,
ton équateur me donnant
à lécher
mes résidus.
L’œil
un bandeau
sur lequel rebondissent les passants.
Le cadastre visuel
dans un New York sans jasmins
de passants sourciers
détectant l’eau, devinant
débit et profondeur.
Une baguette, un pendule,
un mouvement spasmodique ;
le puits et son eau.
Le sourcier prend la baguette
par une extrémité,
nomme
l’étoile de Vénus,
localise
pierres pétrole objets perdus.
Un petit mouvement
dans les poignets du sourcier
s’amplifie, se répercute,
oriente les roches
sur des dorsales océaniques.
Fourches oromètres
embauchoirs de saint crispin.
La soif du miracle
dans le tam-tam des regards.
Et moi, le pendule
dans la main
cherchant le couteau dans le cou,
cherchant celui qui tousse, se noie
dans son propre sang,
cherchant celui qui est encore
en vie.
Cherchant les minutes
où encore
il est en vie,
deux minutes après
la décapitation.
Deux minutes
grâce à l’oxygène
qui reste dans le sang
absorbé par mon regard,
une artillerie
retentissant comme un coup de tonnerre.
Le tatouage de la chair
retentissant dans les yeux.
Je ne dis pas au Turc
que je suis tout épilée
à la mode arabe,
je passe sous silence le rite de la chevelure,
le bain et les huiles parfumées,
les lourds anneaux d’argent et d’ambre,
les rubans des sandales
nouées aux chevilles.
Je ne dis pas au Turc
que je t’ai adopté
selon le rite berbère
de l’allaitement.
Ta langue un tendre
enfant accroché à mes mamelons.
Nous sommes ici,
toi et moi,
et Ozgur ne me comprend pas.
Il ne comprend pas
que maintenant,
que Maintenant est mon nom
que je suis les frontières
de l’Arménie,
près de l’ancienne capitale
d’Ani.
Je mets dans un petit brasero
certaine résine
qui répand son odeur
en brûlant.
À chaque mouvement
de va-et-vient, d’adulation,
l’encens
brûle davantage,
à chaque mouvement
s’entrechoquent
les bracelets
que je porte,
au rythme des chaînes
du brasero.
Maintenant.
Le Turc ne comprend pas.
Ne me comprend pas
le paysan
qui vit dans la maison
du hameau
frontalier.
Il ne comprend pas
quand je lui crie
s’il te plaît.
Maintenant,
moi,
s’il te plaît,
je veux rester,
je peux rester ?
s’il te plaît ?
Le paysan
me montre des photos
des ruines
d’Ani.
Il me dit,
sous les ruines,
ana djan,
il y a des morts,
ana djan,
des cadavres.
Sous les ruines.
Il dit : moi ;
il dit le paysan,
j’ai fait des fouilles.
Sur la table
de la maison
du hameau
des raisins et des pommes,
du yogourt frais comme boisson,
du café des chocolats.
Autour de la table
trois hommes
regardent et ne parlent pas.
Seul l’un d’eux
raconte, les autres
regardent
de tout leur visage osseux,
caucasien.
Il y a de la douleur dans ses yeux verts,
il y a haine douleur haine,
et moi qui m’appelle Maintenant,
qui vois ces hommes osseux
tellement soldats tellement affamés,
je quitte la scène en courant,
je pleure.
Je pleure sans relâche
à quelques mètres du monastère, la chapelle
d’Ani.
De ce côté
des enfants
plus pauvres
que les hommes osseux
m’emmènent à leur école.
Ici, disent-ils,
ici on nous apprend à danser,
et ils dansent.
Ils dansent à quelques mètres
des fouilles
des morts,
des cadavres.
Je continue de parler et Ozgur
ne me comprend pas.
Ne comprend pas
qu’ils dansent,
qu’après le cours de danse
ils m’accompagnent dans une autre salle
où il y a des fusils sur le bureau,
des photos de guérilla et des armements,
ils sont là pour apprendre à se défendre,
me disent-ils,
car nous vivons dans un pays
plein de frontières.
Ozgur essaie
de me dessiner sur une serviette
sur un New York sans jasmins,
et je ne sais si c’est ta langue
que je sens
si dure
comme si c’était
le monde
qui entrait dans mes viscères.
Je regarde Ozgur dans les yeux.
Enfin
je peux lui parler,
je lui raconte :
le 27 octobre 1999,
cinq heures et quart de l’après-midi
un groupe armé
entre au Parlement
et tue
le Premier ministre,
tue le héros
du Karabagh,
tue
le commandant des Arméniens,
tue
le Sparapet.
Je vois l’image
à la télévision.
Tous les bulletins d’informations
montrent la débâcle la folie ;
sous les images
une légende :
Arménie.
Et moi
qui ne m’appelais pas encore
Maintenant, je pense :
l’Arménie est réelle.
Et maintenant
que mon nom est Maintenant
je consume tes futurs enfants,
et toi et ta langue dure,
ton membre, toi ;
tandis qu’Ozgur
ne comprend pas
ne me comprend pas,
que lorsque
tu fais
éclater dans mon corps
la scène du
Sparapet Hayots
tombant
au milieu du Parlement
tombant
et les ruines d’Ani
et les paysans fouillant
et les petits au cours de danse
et la salle avec les fusils,
Ozgur
ne comprend pas que moi,
Ozgur, moi
Je suis arménienne.