1 – En choisissant de faire un film sur le génocide arménien, Atom Egoyan devait forcément affronter la complexité d’une chaîne infinie de causes historiques et d’effets dramatiques, tous si étroitement liés qu’ils obligeaient à les faire entrer dans une œuvre totale selon un dosage savant d’éléments documentaires et de séquences émotionelles. Film d’artiste sur un artiste qui servira de trame de fond pour embrasser toutes les époques du génocide, depuis les premiers massacres et les résistances jusqu’au négationnisme actuel, en passant par le terrorisme publicitaire, Ararat (sorti en 2002) avait pour gageure de répondre aux attentes des survivants sans tomber dans un manichéisme caricatural à base de revendication.
2 – L’habile construction en abîme, permettant la multiplication des angles d’approche du fait génocidaire, réussit à installer le spectateur au cœur de l’événement. De la sorte, la technique d’un scénario en grains de grenade vise à produire confusion et illusion d’optique, réalité et fiction s’interpénètrant jusqu’à effacer les repères et gommer les indices temporels. Ainsi l’apparition d’Arshile Gorky à la première d’un film rappelant son enfance à Van, reflet de la passion d’Ani pour le peintre et de son angoisse pour son fils Raffi, se présente comme le point subliminal vers lequel tend tout le film. Dans une autre séquence, Ani s’introduit dans la fiction au grand dam de l’acteur Martin Harcourt, investi corps et âme dans la peau du docteur Clarence Ussher en train de soigner un blessé.
3 – L’autre subtilité technique du scénario consiste à faire s’entrecroiser dans un même nœud des vies au départ étrangères les unes aux autres, aux prises avec une catastrophe intime ou familiale, qui vont s’en affranchir par un happy end inespéré. C’est le douanier David retrouvant sa paternité au terme de sa fonction comme Ani son fils Raffi miraculeusement sauvé par l’indulgence du même douanier, la réconciliation de Raffi avec Celia incarcérée pour des histoires de drogue. Ces reconnaissances mutuelles servent de toile de fond au négationnisme viscéral de l’acteur turc Ali, jouant Jevdet Bey, comme pour marquer l’anachronisme de son amnésie dans la marche des hommes vers leur réconciliation
4 – A la grenade de Saroyan, symbole de survivance, succède l’anecdote de la mère angoissée par la chute de son enfant, ouvrant le film et déclinant jusqu’à la fin ses variantes allant du dévouement absolu au sacrifice. Arshile Gorky cherche à rendre sa mère à la vie en la peignant tandis que Raffi retrouve la sienne à l’aéroport, tous deux réunis comme la Vierge Marie et l’enfant sculptés sur le mur d’Aghtamar. Quant à la séquence où la mère se laisse violer sur une charrette tandis qu’elle tient serrée la main de sa petite fille cachée dessous, elle constitue la métaphore du génocide des Arméniens. Ainsi, Atom Egoyan montre, dans une image d’une violence inouïe, le déchirement à l’œuvre de l’amour atavique des Arméniens pour leur terre.
5 – Film à tiroirs et miroirs, Ararat réussit la gageure d’orchestrer l’ensemble des problèmatiques anciennes et actuelles du génocide tout en s’inscrivant dans une dramatique de la modernité. Il montre comment l’histoire taraude les vivants. En ce sens, les mots d’Aznavour/Saroyan définissent l’état actuel d’une tragédie de cent ans : « … Ce qui fait si mal. Ce n’est pas les gens que nous avons perdus, ni la terre. C’est de savoir qu’on peut nous haïr à ce point ».