Ecrittératures

30 août 2014

ARARAT

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 7:56

Ararat 2

 

1 – En choisissant de faire un film sur le génocide arménien, Atom Egoyan devait forcément affronter la complexité d’une chaîne infinie de causes historiques et d’effets dramatiques, tous si étroitement liés qu’ils obligeaient à les faire entrer dans une œuvre totale selon un dosage savant d’éléments documentaires et de séquences émotionelles. Film d’artiste sur un artiste qui servira de trame de fond pour embrasser toutes les époques du génocide, depuis les premiers massacres et les résistances jusqu’au négationnisme actuel, en passant par le terrorisme publicitaire, Ararat (sorti en 2002) avait pour gageure de répondre aux attentes des survivants sans tomber dans un manichéisme caricatural à base de revendication.

 

2 – L’habile construction en abîme, permettant la multiplication des angles d’approche du fait génocidaire, réussit à installer le spectateur au cœur de l’événement. De la sorte, la technique d’un scénario en grains de grenade vise à produire confusion et illusion d’optique, réalité et fiction s’interpénètrant jusqu’à effacer les repères et gommer les indices temporels. Ainsi l’apparition d’Arshile Gorky à la première d’un film rappelant son enfance à Van, reflet de la passion d’Ani pour le peintre et de son angoisse pour son fils Raffi, se présente comme le point subliminal vers lequel tend tout le film. Dans une autre séquence, Ani s’introduit dans la fiction au grand dam de l’acteur Martin Harcourt, investi corps et âme dans la peau du docteur Clarence Ussher en train de soigner un blessé.

 

3 – L’autre subtilité technique du scénario consiste à faire s’entrecroiser dans un même nœud des vies au départ étrangères les unes aux autres, aux prises avec une catastrophe intime ou familiale, qui vont s’en affranchir par un happy end inespéré. C’est le douanier David retrouvant sa paternité au terme de sa fonction comme Ani son fils Raffi miraculeusement sauvé par l’indulgence du même douanier, la réconciliation de Raffi avec Celia incarcérée pour des histoires de drogue. Ces reconnaissances mutuelles servent de toile de fond au négationnisme viscéral de l’acteur turc Ali, jouant Jevdet Bey, comme pour marquer l’anachronisme de son amnésie dans la marche des hommes vers leur réconciliation

 

4 – A la grenade de Saroyan, symbole de survivance, succède l’anecdote de la mère angoissée par la chute de son enfant, ouvrant le film et déclinant jusqu’à la fin ses variantes allant du dévouement absolu au sacrifice. Arshile Gorky cherche à rendre sa mère à la vie en la peignant tandis que Raffi retrouve la sienne à l’aéroport, tous deux réunis comme la Vierge Marie et l’enfant sculptés sur le mur d’Aghtamar. Quant à la séquence où la mère se laisse violer sur une charrette tandis qu’elle tient serrée la main de sa petite fille cachée dessous, elle constitue la métaphore du génocide des Arméniens. Ainsi, Atom Egoyan montre, dans une image d’une violence inouïe, le déchirement à l’œuvre de l’amour atavique des Arméniens pour leur terre.

 

5 – Film à tiroirs et miroirs, Ararat réussit la gageure d’orchestrer l’ensemble des problèmatiques anciennes et actuelles du génocide tout en s’inscrivant dans une dramatique de la modernité. Il montre comment l’histoire taraude les vivants. En ce sens, les mots d’Aznavour/Saroyan définissent l’état actuel d’une tragédie de cent ans : « … Ce qui fait si mal. Ce n’est pas les gens que nous avons perdus, ni la terre. C’est de savoir qu’on peut nous haïr à ce point ».

 

 

 

© Denis Donikian

28 août 2014

Reconnaître le génocide des Arméniens

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 1:02

Cerisy

 

1 – L’intervention d’Hélène Piralian-Simonyan, au Colloque de Cerisy-la-Salle intitulé Arménie, de l’abîme aux constructions d’identité (22-29 août 2007) s’articulait autour d’une interrogation  sur le sens de la reconnaissance du génocide des Arméniens pour des intellectuels turcs, dans un contexte de déni officiel et en dehors de toute perspective juridique. Or, nul ne peut ignorer actuellement le mouvement irréversible des citoyens turcs vers le fait génocidaire, ni celui des Arméniens de la diaspora vers les terres de leurs ancêtres, comme en témoignent Le livre de ma grand-mère de Fetiye Cetin et Deir-es-Zor : sur les traces du génocide arménien de 1915 de Bernard Kouyoumdjian.

2 – Pour B. Kouyoumjian, ramener des ossements non identifiés de Deir-es-Zor et les photographier reviendrait à réanimer le peuple arménien. De la même manière, mais sur un plan différent, Fetiye Cetin en réanimant par l’écriture l’être arménien de sa grand-mère, réanimait « en elle la trace inconsciente de tous les disparus arméniens du génocide ». Cette disparition, selon Elif Shafak, équivalait à rendre le pays plus stérile. C’est dire que la reconnaissance du génocide, comme le souligne Nilüfe Gole, « touche au lien identitaire des Turcs et de la république ». En d’autres termes, elle concerne chaque individu turc «  dans la constitution de son identité comme de celle de ses idéaux ».

3 – Dès lors, l’identité turque ne saurait être restaurée « sans la réanimation de ceux dont la destruction […] a été niée ». Pour Halil Berktay, intellectuel de gauche, il importe qu’ait lieu entre Arméniens et Turcs, « un processus mutuel de désapprentissage et de réapprentissage ». C’est ainsi qu’un appel signé par cinq cents intellectuels turcs condamnait l’approche « raciste » des nouveaux manuels d’histoire stigmatisant Arméniens, Grecs et Assyriens comme des « communautés nuisibles », en réponse à une circulaire ministériel diffusée le 14 avril 2003.

4 – De fait, la force du déni se retourne contre les descendants des bourreaux et plus généralement la nation turque, « en maintenant vivace la violence meurtrière contenue dans le génocide ». D’ailleurs, les Turcs prendraient de plus en plus conscience que le poids du deuil non fait les touche autant qu’il touche les Arméniens. Comme le déclare la section d’Istanbul de l’Association des droits de l’homme, le 24 avril 2006 : « la tradition [est] toujours vivace d’un Etat sans culture du repentir pour les crimes passés contre l’humanité ».

5 – Dès lors, la question de la reconnaissance serait tout d’abord la prise de conscience d’un deuil commun, d’un héritage de douleur, d’une douleur qui mérite d’être admise comme telle et partagée pour faire advenir l’apaisement. Mais pour les Turcs ayant vécu sous l’oppression du mensonge d’Etat et le refoulement de leurs émotions propres, l’expression du mot génocide reste d’autant plus impossible qu’il leur faut d’abord se réapproprier leurs pensées, leur liberté et leur subjectivité. C’est pourquoi, la reconnaissance du génocide par les Turcs reste avant tout liée à l’avènement de la démocratie en Turquie.

 

 

© Denis Donikian

27 août 2014

Juifs et Arméniens

Filed under: CHRONIQUES à CONTRE-CHANT — denisdonikian @ 1:54
  • Garbis, tu connais la mauvaise nouvelle ? Toros a la maladie d’Alzheimer. Il oublie tout.
  • Il oublie tout, hein ? Eh bien cours lui dire qu’il n’oublie pas d’être arménien !
  • Je le lui dirai. Mais avant dis-moi si tu connais la différence entre un Juif et un Arménien ?
  • Non.
  • C’est que le Juif quand il émigre en Israël, il est accueilli à l’aéroport avec des chants et des bouquets de fleurs par des dizaines de frères déjà citoyens d’Israël. Pour l’Arménien, c’est l’inverse.
  • L’inverse ? Comment ça l’inverse ?
  • Oui, l’Arménien, lui, il quitte l’Arménie, il est seul à chanter de bonheur et il est accueilli dans la diaspora par des dizaines de frères déjà citoyens du pays, mais plus arméniens que lui puisqu’ils n’ont qu’une idée, c’est de dénoncer aux autorités les histoires fausses qu’il raconte sur l’Arménie  pour obtenir l’asile politique. Et même qu’il se trouve une maladie pour être opéré à l’oeil. C’est toujours ça.
  • Et quelle maladie ?
  • La maladie d’être arménien, pardi !
  • Et il y en a d’autres de différences ?
  • Oui, les Arméniens et les Juifs sont deux peuples qui ont subi un génocide.
  • Mais ce n’est pas une différence ça !
  • Pas une différence ? Pour les Juifs, la vie d’un Juif est tellement précieuse qu’un seul soldat peut être échangé par plus de mille prisonniers ennemis.
  • Et pour les Arméniens ?
  • Pour les Arméniens, c’est l’inverse.
  • Comment ça l’inverse .
  • Oui, car la vie du soldat arménien est tellement précieuse que ce sont les soldats arméniens qui le tuent. Mais heureusement ça commence à changer.
  • C’est tout ?
  • En Arménie, on autorise les ponts les plus hauts à aider les gens à se suicider comme il y a une époque où on faisait de la publicité des cigarettes pour aider les gens à attraper le cancer. Fumer ça peut rapporter gros. Le cancer aussi d’ailleurs. Mais heureusement ça commence à changer. Maintenant on envoie les cigarettes à l’étranger. En revanche, ce qui n’a pas changé, c’est que la vie d’un Arménien est tellement précieuse que les uns font du business pour que prospère la misère des autres.
  • Mais c’est comme ça partout dans le monde ! Alors pourquoi pas nous ?
  • Sauf que chez nous au moins on sait tenir sa dignité.
  • C’est vrai. On garde ça pour nous. C’est notre jardin secret.
  • Si c’est ça le jardin arménien, ça être arménien, je préfère être papou avec un tube sur le pénis et des plumes dans le cul.
  • Impossible, quand on est arménien on l’est à vie. Ou si tu veux, on l’est à la vie à la mort. Et ça c’est arménien. Faudrait pas l’oublier. Alzheimer pou pas.

25 août 2014

La question arménienne à la Conférence de Lausanne

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 6:44

mémorial Turquie

Monument de 1919 à Istanbul dédié aux victimes arméniennes du grand massacre (génocide) perpétré par le régime des Jeunes-Turcs en 1915. Il était situé dans une zone qui est actuellement occupée par l’Hôtel Divan, la Radio Istanbul et le camp militaire Harbiye. Il a aussi mystérieusement été détruit.

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1 – Abordant la Conférence de Lausanne, André-N. Mandelstam ( op. cit.) rappelle qu’à l’automne 1922, l’opinion publique européenne et américaine passait alors par des « sursauts généreux  en faveur des Arméniens, sursauts dont cette malheureuse nation [n’avait] d’ailleurs retiré jusqu’ici que des satisfactions purement platoniques ». Les Puissances alliées refusèrent que participe à la Conférence la Délégation de la République arménienne, présidée par M. Aharonian, en raison de  la forme soviétique que celle-ci avait adoptée, précisant qu’elle consulterait si nécessaire la Délégation nationale arménienne de Paris. Toutefois, le 15 novembre 1922, les deux Délégations arméniennes présentèrent à la Conférence un Mémoire exposant leurs revendications.

2 – Rappelant le délabrement de leur nation (700 000 personnes hors du sol natal, 73 350 femmes et enfants séquestrés dans les harems turcs, événements de Smyrne, massacres à Brousse, Bigha, Balikesser, menace d’un arrêt du gouvernement d’Angora contre les Arméniens), les Délégations demandèrent comme réparations «  de cette catastrophe sans exemple » un Foyer national viable, la petite République d’Erivan manquant de terres pour nourrir la population. Cette demande étant conforme au Pacte de la Société des Nations et des engagements pris par les Puissances alliées, elles souhaitaient obtenir une partie soit des territoires délimités par le président Wilson, soit des régions de l’Arménie turque, soit de la Cilicie.

3 – Les deux Délégations étant finalement reçues par les Délégués des trois Puissances invitantes, malgré l’opposition d’Ismet Pacha et de Riza Nour bey, M. Gabriel Noradounghian fit valoir que la haine entre Turcs et Arméniens empêchait tout retour des réfugiés en Turquie, sachant qu’un Foyer n’était pas contraire au Pacte d’Angora. Pour sa part, M. Aharonian précisa que les quatre traités (Brest-Litovsk, Batoum, Alexandropol et Kars) ayant pour but de priver les Arméniens de leurs provinces en Turquie, avaient été annulés ou non reconnus.

4 – Fort de l’appui de grands mouvements citoyens aux Etats-Unis, la Délégation américaine proposa un Foyer situé dans une zone au nord de la Syrie. Le 6 janvier 1923, remettant en cause la notion de foyer national, le président de la sous-Commission, M. Montagna, suggéra un « régime local qui, tout en sauvegardant d’une manière complète l’unité de l’Etat turc, [permettrait] aux Arméniens de conserver leurs anciennes coutumes ». Le représentant anglais, sir Horace Rumbold, suivit M. Montagna, mais le Délégué turc, Riza Nour bey, refusa de participer aux discussions au sujet d’Arméniens que les Alliés avaient excités pour se rebeller contre les Turcs. Lord Curzon souligna que ce foyer serait un lieu de rassemblement pour le maintien de leur culture mais sous administration turque.

5 – Dès lors le destin des Arméniens fut déterminé par les articles 37 à 45 propres aux minorités. Il revenait au « gouvernement turc de régler les questions du statut familial ou personnel selon les usages de ces minorités et de leur accorder sa protection à leurs églises… ». Si la Délégation turque accepta l’article des traités de minorités sous la garantie de la Société des Nations avec l’arbitrage de la Cour permanente de justice internationale, elle rejeta la nomination d’un délégué spécial de la Société à Constantinople. Signé le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne, où il n’était plus question de restitution de biens et de personnes, souleva la protestation de la Délégation de la République arménienne, contre une paix « conclue exactement comme si les Arméniens n’existaient pas ».

 

© Denis Donikian

22 août 2014

L’héritage turc de Hrant Dink

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 10:43

 

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1 – Un chapitre du livre La Turquie et le fantôme arménien (op.cit.), est consacré à l’héritage turc de Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007, devant l’immeuble de son journal Agos, peu après sa condamnation par la cour de cassation pour « dénigrement de l’identité nationale ». Déjà menacé par les milieux ultranionalistes turcs, en 2004 pour avoir révélé l’origine arménienne de fille adoptive d’Atatürk, Sabiha Gökçen, il prêchait la réconciliation dans un climat d’hostilité entre démocrates et tenants du statu quo. Fondateur avec Yetvart Tomasyan, en 1993, des éditions Aras, dédié aux ouvrages de référence sur le génocide arménien, il espérait la démocratisation de la Turquie par son adhésion à l’Europe.

2 – De fait, certains Turcs cherchaient déjà à révéler des événements de 1915, comme Ayşe Nur Zarakolu, dès 1995, directrice des éditions Belge, publiant les livres d’Yves Ternon et Taner Akçam ou ce comité d’historiens ( Halil Berktay, Murat Belge, Selim Deringil et Edhem Eldem), réussissant à organiser en septembre 2004, à l’université Bilgi, un colloque sur « les Arméniens au moment du déclin de l’Empire » et à prononcer le mot génocide. En 2008, un appel au pardon de quatre intellectuels ( Ali Bayramoğlu, Baskin Oran, Ahmet Insel et Cengiz Aktar), sera suivi par trente mille signatures et un « Merci aux citoyens turcs » publié dans Libération à l’initiative d’Arméniens de la diaspora.

3 – Désormais, depuis 2010, chaque 24 avril, place de Taksim à Istanbul, se commémorent les événements de 1915 à l’initiative de l’association antiraciste Dur-De et d’intellectuels comme Cengiz Aktar, tandis que le mot génocide est prudemment évité, à l’instar de Barack Obama, au profit de Medz Yerghern ( grand crime). Pour autant, si des activistes comme Ayşe Günaysu, de l’association des Droits de l’homme d’Istanbul, organisant leur commémoration à la gare d’Haydarpacha, reconnaissent le génocide arménien, d’autres sont des républicains adeptes d’un compromis avec la vulgate turque.

4 – Des rencontres entre Arméniens et Turcs de l’espace public ont permis de « mettre le désir à la place de la peur » comme le souhaitait Hrant Dink dont l’assassinat a enclenché un véritable « travail des consciences ». Se situent dans ce cadre le recueil des récits oraux de 1915, Speaking to One Another, par des étudiants arméniens et turcs et les échanges photographiques exposés en décembre 2006 sous le titre Merhabarev. Mais depuis trente-cinq ans, le puissant homme d’affaires Osman Kavala, mécène du dialogue interculturel, crée dès 1991 la fondation Anadolu Kültür, finance la revue Birikin, bible des intellectuels de gauche, monte des conférences dans son restaurant le Cezayir ou organise des meetings dans son centre culturel Depo.

5 – Le récit de Hasan Cemal, éditorialiste du journal Milliyet, petit-fils de Djemal Pacha, publié en 2012, 1915, le génocide arménien, évoquera sa « conversion », passant d’une éducation fondée sur la version officielle de la trahison des Arméniens à un sursaut de conscience quand l’ASALA assassinera son ami diplomate, Bahadir Demir. Présent à Erevan avec le président Abdullah Gül pour le mondial 2008, il se recueillera au mémorial de Tsitsernakaberd. De fait, dans le meurtre de Hrant Dink à l’origine de ces bouleversements culturels, si le procès d’Ogün Samast et de son complice Yasin Hayal se solda par leur emprisonnement, il évitera la charge de « crime en bande organisée », alors que les services de renseignement avaient connaissance de leur projet.

 

© Denis Donikian

21 août 2014

La Turquie et le fantôme arménien (2)

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 2:31

 

ibo Ibrahim Kaypakkaya dit Ibo

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1 – Dernier des sept villages arméniens du Musa Dagh, Vakif ne réunit que 150 habitants contre les 8 500 qui occupaient la région en 1914, tandis qu’il aura attendu onze ans ( en 2011) pour que la bureaucratie turque autorise la nomination d’un nouveau prêtre. La rencontre à Erevan des présidents Abdullah Gül et Serge Sarkissian, pour les éliminatoires de l’Euro 2008 entre la Turquie et l’Arménie, va conduire, l’année suivante à Zurich, à la signature de deux protocoles pour le rétablissement des relations déplomatiques et sur une coopération bilatérale. Mais Tayyip Erdogan, pour éviter de déplaire à l’Azerbaïdjan, faisant de la question du Haut-Karabagh un nouvelle condition, empêchera toute concrétisation des accords.

2 – « L’obsession négationniste de l’Etat », que Taner Akçam qualifie d’industrie, s’est illustrée par l’érection, en 1999 à Iğdır, d’un monument du génocide des Turcs par les Arméniens, l’inhumation de Talaat et d’Enver sur la Colline de la Liberté-Eternelle, la création du Comité de coordination de la lutte contre les accusations infondées de génocide (ASIMKK), celle par Atatürk de l’Institut d’histoire turque ( TTK), la centralisation sous l’autorité du Premier Ministre des institutions luttant contre les revendications arméniennes. Ultime victime du génocide après Hrant Dink, Sevag Şahin Balikçi, tué un 24 avril (2011), dans des conditions troubles maquillées en accident par le nationaliste Kivanç Ağaoğlu au sein de l’armée turque, symbolise l’impunité dont bénéficient encore les agresseurs anti-arméniens.

3 – Signe visible des spoliations montrant un Etat turc construit sur le rapt du patrimoine des non musulmans, le palais de Çankaya à Ankara, logement officiel des présidents depuis Mustafa Kemal, appartient à la riche famille arménienne Kasapyan. Faute de lui avoir été restitué après le traité de Lausanne (1923) il est la propriété de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Pour l’historien Uğur Ümit Üngör, la saisie des biens des Arméniens ottomans par les Jeunes-Turcs est au fondement de l’économie moderne du pays. Leur restitution ou leur indemnisation constitue l’enjeu majeur de la reconnaissance du génocide. Ainsi, la prospérité des hommes d’affaires, des propriétaires terriens et des artisans d’aujourd’hui repose sur les « dividendes du crime ».

4 – De même que se perpétue depuis un siècle l’idéologie jeune-turque, l’esprit de la résistance persiste dans des nébuleuses de groupuscules où se mêlent Kurdes et Arméniens, jusque dans le PKK. Implanté au Dersim, le Tikko, d’inspiration marxiste et maoïste, prônant la lutte armée contre le kémalisme, fut fondé le 24 avril 1972 par Ibrahim Kaypakkaya, issu de convertis arméniens et qui mourra sous la torture à 24 ans. Quant au commandant de la guérilla, Armenak Bakirciyan, alias Orhan Bakir, il fut jugé à Izmir comme arménien, puis abattu après son évasion. Sympathisant du Tikko, Hrant Dink subira le même sort. Dans les années 70, l’école arménienne Tibrevank d’Istanbul inspira le militantisme Tikko.

5 – L’ouverture aux minorités anatoliennes se concrétise à Diyarbakir, grâce à la volonté d’un maire kurde récusant la politique turque du déni. A Diyarbakir, reste vivace le souvenir d’Hüseyn Nesimi, sous-préfet du district de Lice, qui fut assassiné sur ordre de Reşit Bey, pour avoir refusé de massacrer ses amis arméniens. Comme lui, fonctionnaires (Mehmet Djelal Bey, Haji Halil, Mustafa agha Azizoğlu,Temur, Atif Bey et autres) ou anonymes sincères et pieux, ont sauvé des Arméniens au risque de leur vie, héros simples d’histoires salvatrices, aussi bien pour les Turcs que pour les Arméniens d’aujourd’hui.

 

© Denis Donikian

18 août 2014

La Turquie et le fantôme arménien (1)

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 1:49

 

 Marchand:Perrier

1 – Sous-titré Sur les traces du génocide, le livre de Laure Marchand et de Guillaume Perrier (Actes Sud, Solin, 2013), respectivement correspondants en Turquie pour Le Figaro et pour le journal Le Monde, aborde toutes les problématiques d’un Etat turc malade de son négationnisme. S’interrogeant, dans la préface, sur l’existence d’une « coalition du silence », Taner Akçam l’explique aussi bien par la question des indemnisations que par le fait que « 1915 »  constitue « le secret collectif de la société turque », à savoir ce « trou noir » qui pourrait absorber d’un trait sa construction depuis 95 ans. En Turquie, « la difficulté d’aborder le problème arménien repose sur cette dialectique de l’être et du néant » (T.A .)

2 – De fait, «  la négation de 1915 alimente une double névrose, elle « empoisonne » le sang turc et le sang arménien » (Hrant Dink). Dès lors, son actualité mérite d’être combattue par une loi. C’est à Marseille, «  au cœur de ce bouillon identitaire » que s’élevèrent les premières revendications comme cette « loi Boyer », reformulée en « loi mémorielle » contrairement au travail de son initiateur, Me Krikorian. En Turquie, l’idéolologie anti-arménienne subira le défi des micro-histoires des converties, relatées dans les ouvrages de Fethiye Çetin et d’Ayşe Gül Altinay (op.cit.), propres à « déverrouiller un tabou grâce à d’inoffensives grands-mères ».

3 – Crypto-Arméniens fondus dans la turcité, survivants islamisés des massacres hamidiens et du génocide, certains se réapproprient leurs origines religieuses, même si l’hostilité envers le gavur (infidèle) « est encore tapie au sein de la population », à l’instar de ces Arméniens cachés du Dersim, officiellement musulmans alévis, modifiant leur identité par un tribunal et s’associant pour protéger leur culture. En 1937-1938, la répression brutale ordonnée par Mustafa Kemal Atatürk au Dersim, rebaptisé Tunceli, non seulement ressemblait d’une manière troublante aux massacres de 1915, mais permit l’expérimentation de méthodes nouvelles, comme l’usage probable des gaz chimiques et le lâchage des bombes. Pour autant, aujourd’hui, plus qu’ailleurs, «  les sangs sont mêlés ».

4 – Malgré les incidents qui ont jalonné la restauration de l’église Sainte-Croix d’Aghtamar, turcisée en « Akdamar » (« veine blanche ») , sa réouverture, le 29 mars 2007, fut pour la Turquie « la vitrine de sa politique arménienne », montrant ainsi ses bonnes intentions dans le rapprochement avec l’Arménie. Cependant, ce pas en avant sera perturbé par l’absence totale de référence aux Arméniens. De fait, le génocide « physique » des Arméniens s’est accompagné d’un « génocide culturel » par la destruction de centaines d’édifices religieux, la turcisation de la toponymie et même des noms latins d’animaux endémiques.

5 – La bataille du « Don Quichotte arménien », Sevan Nişanyan, contre l’administration turque pour avoir construit des maisons d’hôtes, à Şirince, sans permis, ferait partie, à ses yeux, d’une guerre plus vaste contre le « dernier régime fasciste« . Universitaire, Nişanyan se donne comme but dans ses livres, de « déconstruire l’idéologie raciste turque qui occulte l’histoire si riche de ce pays ». Sur Internet, il créera un outil interactif permettant de retrouver les toponymes arméniens, syriaques, ottomans, kurdes, arabes ou grecs. Mais les excès de cet « extrémiste de la libre pensée » vont l’isoler de l’intelligentsia turque autant que de la diaspora arménienne.

 

© Denis Donikian

17 août 2014

Le sort des Chrétiens après l’accord d’Angora

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 3:18

 

1 – Selon André-N. Mandelstam ( op. cit.), le crédit moral attribué par la France à la Turquie kémaliste envers les Chrétiens, après les accords d’Angora, était d’autant moins mérité que la population grecque du Pont et de l’Asie Mineure subit le même sort que les Arméniens et les Grecs durant la Grande Guerre par les Jeunes-Turcs. Le 18/31 mai 1922, le ministre des affaires étrangères de Grèce, M. Balzanti, évoqua la déportation des populations grecques de leurs villages et leur suppression en route par le massacre, la faim et le froid. A ces massacres qui touchèrent 303.287 personnes, s’ajouta la destruction de 874 églises et 758 écoles.

2 – Devant ces faits confirmés par nombre d’Américains employés au Near East Relief, les Turcs prétextèrent une grande insurrection fomentée par le gouvernement hellène. Selon le rapport du britannique M. Harmsworth, devant la Société des Nations le 13 janvier 1922, les accusations contre les Grecs mentionnent le meurtre de 10 ou 20 Turcs, alors que les victimes non-turques de Mardin étaient de 30 000 et les Grecs massacrés à Biredjik de 12 500. La résolution du Conseil de la SDN fut de charger le Haut-Commissaire de la Société à Constantinople de procéder à une enquête en cas de nécessité.

3 – L’enquête internationale qui fut projetée en mai 1922, sous l’influence du Dr Wart et de M. Gibbons, touchant aussi bien les exactions turques que les atrocités grecques, se heurtant à des difficultés budgétaires, fut enterrée. Les Kémalistes vont considérer les accords d’Angora comme une victoire turque tant pour les territoires récupérés que pour son aspect moral. Quant à l’exode volontaire des Arméniens, il « épargna fort heureusement aux Kémalistes une trop rude épreuve de leur loyauté et de leur respect des traités ».

4 – Contrairement aux allégations turques d’une grande insurrection de la population grecque, seule eut lieu une petite révolte aux environs de Rizeh et de Trébizonde, vite réprimée, et si peu importante que ni Harmsworth, ni les témoins américains n’y firent allusion. Le 26 novembre 1921, la Grande Assemblée vota à l’unanimité l’abolition des privilèges et droits particuliers accordés aux minorités.

5 – Quant au Patriarcat œcuménique, considéré comme le foyer principal de l’hellénisme en Turquie, le gouvernement kémaliste provoqua un nouveau schisme dans l’Orient orthodoxe en estimant que les Grecs orthodoxes de Turquie étaient avant tout des Turcs ayant adopté le christianisme. Dès lors, aidé par l’évêque d’Angora, Mgr Eftim, il créa un Patriarcat ottoman des Turcs chrétiens.

 

© Denis Donikian

 

 

16 août 2014

Le livre de ma grand-mère

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 12:08

Le livre de ma grand-mere - Fethiye Cetin

1 – Véritable révélateur de l’histoire réelle et des identités cachées en Turquie, Le livre de ma grand-mère (en turc : Anneannem, 2004, en français aux Editions de l’aube, 2006) de Fethiye Çetin, constitue un document autobiographique et anthropologique tant sur les Arméniens convertis que sur les tabous de la société turque. Sa publication allait déclencher une vague de découvertes identiques, mettant en lumière les effets pervers et inattendus d’un génocide refoulé par un siècle de négationnisme. Boîte de Pandore donnant à voir la part étouffée de l’histoire officielle, il exprime, par ses rééditions et ses traductions, le réveil brutal des Turcs sur les événements de 1915, soumis au mensonge, à la falsification et à l’orgueil national.

2 – Fethiye Çetin a vingt-quatre ans quand sa grand-mère Seher lui apprend qu’elle s’appelle en vérité Heranus Gadarian, fille de Hovannes et Isquhi, arrachée à sa mère par un caporal des gendarmes de Cermik pendant la déportation. Ainsi, en découvrant par sa bouche que sa grand-mère avait encore ses parents et son frère et qu’ils vivaient à New-York, Fethiye mesure brutalement la fausseté des croyances dans lesquelles elle avait été entretenue. « La plupart des choses que je croyais vraies étaient en fait erronées », écrit-elle. Heranus sera alors partagée entre le désir de « se débarrasser du fardeau qu’elle avait dû porter seule » et la crainte de mettre sa petite fille en danger.

3 – Le père de Heranus travaillant en Amérique au moment de la déportation, arrive, grâce à des passeurs, à récupérer sa femme Isquhi. Son frère Horen, qui parvint à la retrouver, dut repartir sans elle. Mariée à Fikri, lequel finira par rejeter l’invitation de ses beaux-parents à les rejoindre en Amérique, Heranus, devenue veuve, y enverra son fils Mahmut. Mais celui-ci, à son retour, à la suite d’une dispute, refusera de donner leur adresse. Considérée comme muhtedi ( convertie) dans les registres officiels, Heranus réussit à faire les changements nécessaires pour éviter que ses enfants souffrent de discrimination, son origine ayant déjà empêché l’admission de son fils à l’école militaire.

4 – Heranus s’éteindra à un âge avancé sans avoir revu ses parents. Or, grâce à son amie Ayşe, Fethiye allait retrouver les traces des Gadarian dans la région de New York et pourra converser au téléphone avec sa nièce Virginia, tandis que le frère de Heranus, Horen, était à l’hopital où il devait mourir des suites d’une crise cardiaque. Plus tard, l’annonce du décès de Heranus parue dans le journal Agos, permettra à Fethiye de renouer avec ses cousins d’Amérique où elle se rendra. Juste avant sa mort, Heranus aura eu la satisfaction d’être torunthat, à savoir arrière-arrière-grand-mère, ce qui constituait une promesse de paradis.

5 – Dans l’autre livre de Fethiye Çetin, coécrit avec Ayşe Gül Altinay, Les Petits-Enfants (Actes Sud, 2011), l’un d’eux témoigne : « il y a, dans presque toutes les familles, une histoire liée aux événements de 1915 ». Comme si la catastrophe hier pour les Arméniens se perpétuait par une autre catastrophe aujourd’hui pour les Turcs, l’ironie de l’histoire retournant à l’envoyeur sa propre culture du mépris. Ces livres font la démonstration que la turcisation par le massacre n’avait pas prévu que la vie se jouait des idéologues et qu’elle se payait en infligeant à leurs enfants la honte d’avoir voulu l’anéantir.

© Denis Donikian

15 août 2014

L’accord d’Angora selon Paul du Véou

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1 – Dans son livre La Passion de la Cilicie, 1919-1922 ( Paris, Paul Geuthner, 1954) Paul du Véou montre comment l’accord d’Angora rendit la France responsable d’un abandon de la Cilicie. « Renoncement et renoncement, abandon des avantages économiques et des garanties morales obtenues à Sèvres et à Londres, abandon des Chrétiens, abandon de nos amis musulmans à toutes représailles, violation de la signature que nous avions librement apposée au bas de l’accord tripartite », tel sera le prix à payer pour réaliser une paix durable en Turquie. Mais au peu de crédit accordé à la parole turque s’ajouta celle d’une France non moins inconséquente auprès des Chrétiens que le général Gouraud adjurait pour qu’ils restent.

2 – De fait, après l’Italie, l’Angleterre par la voix de Lord Curzon dénonça cet accord résultant d’une paix séparée et contraire au pacte de Londres, en ce qu’il affaiblissait les Alliés, ruinait leurs concessions économiques et mettait les minorités en danger. Lord Harding reprochait à Briand d’avoir traité avec le gouvernement d’Angora alors que le sultan régnait à Istanbul. Egalement mécontents, les notables turcs étaient persuadés qu’après le retrait des Français prévu pour le début de janvier 1922, l’insécurité ferait loi du seul fait des kémalistes, «  leur but et leur œuvre [consistant] à détruire et à exterminer ». Les Arméniens craignaient d’être leurs premières cibles en raison de leur francophilie.

3 – Les demandes d’ajournement de l’exécution de l’accord faite à Briand par la délégation arménienne ayant été rejetée, Gouraud proclama que la France refusait de faciliter l’exode des populations. Ni les efforts de Franklin-Bouillon, ni ceux des kémalistes, ni les déclarations officielles ne réussirent à apaiser les esprits. «  Plus les autorités françaises vantaient la sincérité des kémalistes et plus elles terrifiaient les Arméniens ».

4 – Obligeant les Chrétiens à abandonner leurs biens, les kémalistes interdirent aux voituriers de les transporter. L’accès de la Palestine, de l’Egypte et de Chypre fut fermé par l’Angleterre. Le Haut-commissariat de Beyrouth n’envoya ni camion, ni wagon, ni bateau, mais aussi ni médecins, ni infirmières, ni vaccin. Seule une douzaine de Français réussit à prévenir les épidémies. Fin novembre, il ne restait plus que soixante mille Chrétiens en Cilicie. Cependant, en France, un groupe sénatorial s’obstinait encore à demander l’ajournement de l’évacuation. Mais revenir en arrière était devenu impossible.

5 – En effet, Briand prétexta que la France n’était pas en mesure de maintenir une armée de cent mille hommes dans un pays lointain. De fait, il avait exagéré ces chiffres, l’effectif total au Levant ne dépassant pas soixante-quinze mille hommes, dont à peine neuf mille en Cilicie. Les Etats-Unis, l’Angleterre et la Grèce envoyèrent des bateaux. Malte et la Palestine furent finalement ouvertes aux Arméniens. « Le 19 décembre 1921, le dernier bataillon français, après le dernier Chrétien, avait quitté Adana où les Turcs étaient entrés le 20 ». « Le 14 janvier 1922, l’évacuation militaire de la Cilicie et de ses confins fut accomplie ».  Soixante mille Chrétiens avaient abandonné leurs biens aux Turcs.

 

© DENIS DONIKIAN

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