Ecrittératures

6 octobre 2014

« Colère de la vérité »

Filed under: CHRONIQUES à CONTRE-CHANT — denisdonikian @ 6:23

Avec le centenaire du génocide des Arméniens, la déferlante commémorative va submerger les esprits une année durant. Et c’est tant mieux. Les Arméniens proclameront de par le monde que le génocide n’est pas oublié. Contrairement au vœu des négationnistes, qui croyaient qu’avec le temps, la mémoire du Grand Crime subirait un amuïssement irréversible, que ses traces tomberaient en poussière, que l’indignation serait gagnée par la lassitude, soumise au diktat du quotidien, c’est l’inverse qui s’est produit. L’histoire du génocide est dans la place, en Turquie. Et la grosse artillerie médiatique turque pour la contrarier ne fera que porter la polémique là même où le génocide a eu lieu. Mais surtout hors des frontières de la Turquie. D’une manière ou d’une autre, l’année du centenaire fera basculer les plus sensibles des hésitants du côté de la vérité, malgré les vociférations des menteurs et les injonctions de l’État. Qu’ils le veuillent ou non, les plus sourds entendront des parcelles de vérité, les plus aveugles verront des fragments d’os. Des images, des protestations, des conférences vont accabler les Turcs où qu’ils se trouvent durant toute une année. Un sale moment qu’ils vont passer là, un moment de 365 jours, durant lesquels ils seront tous visés comme appartenant à un État sur qui pèse une indignité. Les plus libres parmi les Turcs seront ceux qui auront respecté leur conscience. Ceux-là n’auront pas de mal à vivre avec eux-mêmes, seulement avec les obtus. Durant une année, le tsunami génocidaire va mettre l’enseignement turc en porte-à-faux avec les rappels à l’ordre de l’histoire venus frapper à sa porte, va remuer les familles, va monter ses membres les uns contre les autres, les fils contre les pères, les pères contre l’État quand ils verront que le mensonge à la longue peut rendre fous les enfants de la nation. Certains se boucheront les oreilles, d’autres suivront ces bruits et se mettront à lire, à lire et à lire encore l’horreur dont ils sont nés, non comme victimes mais comme bourreaux.

Dans cette chambre d’échos que sera le monde médiatique en 2015, les Arméniens vont se lâcher. Certes, bien des profanes passeront à travers les gouttes de cette rage contenue depuis un siècle. Mais tous seront, d’une manière ou d’une autre, mouillés par ce génocide dont l’effacement continue aujourd’hui à faire des petits sur les lieux mêmes où il s’est achevé. Un siècle de retenue n’aura réussi qu’à comprimer la révolte des survivants. Et 2015 sera pour eux l’année de la grande évacuation.

Mais c’est ici qu’il faudra que l’indignation soit raisonnée. C’est ici qu’il faudra montrer au monde que le centenaire du génocide des Arméniens n’est pas une affaire arménienne. Que ce n’est pas un contentieux politique avec les Turcs, même si bien sûr ils seront les premiers visés. Aux organisateurs de placer le cadre des commémorations qui vont émailler l’année 2015 autrement que selon une optique nationaliste. Le temps est à la vérité. En 2015, c’est la vérité qui doit être en colère, pour reprendre le mot de Paul Veyne. D’abord la vérité, car elle est la clé du progrès humain. Et d’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas. Que sont les livres qui prennent depuis cent ans le génocide comme objet d’étude, et surtout les recherches universitaires qui se sont multipliées après le cinquantenaire, sinon des livres où la vérité manifeste sa colère à chaque ligne ? Dès lors que la vérité touche à l’universel, les commémorations qui se tiendront dans cette ligne mobiliseront plus d’hommes sensibles au retour toujours possible des monstres mal enterrés de l’histoire. En revanche les revendications entachées de nationalisme, même si on ne pourra pas les empêcher, feront du génocide de 1915 une affaire arméno-turque. Ce temps n’est pas encore là. Aujourd’hui, il s’agit de montrer que le mensonge d’État ne peut pas entrer dans l’Europe et qu’il n’y a pas sa place.

Denis Donikian

4 commentaires »

  1. J’en ai des frissons – Abriss Denis

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    Commentaire par Dzovinar — 6 octobre 2014 @ 7:19

  2. « La vérité a un front d’airain et ceux qui l’auront connue seront effrontés comme elle » Je ne sais pas de qui est cette citation, mais notre
    professeur de philosophie nous l’a très souvent répétée.

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    Commentaire par Louise Kiffer — 6 octobre 2014 @ 7:27

  3. Drapeau

    Ô frère humain qui repose sans vie
    Sur un champ de bataille,
    Mains couvertes de mon sang,
    Tête sous mon corps,
    Jambe sur mon bras !
    Je ne sais ni ton nom
    Ni tes péchés.
    Peut-être sommes-nous soldats de la même armée,
    Peut-être ennemis.
    Peut-être me connais-tu.
    Je suis celui qui chante à Istanbul,
    Qui s’écrase en biplan sur Hambourg,
    Qui est blessé sur la ligne Maginot,
    Qui meurt de faim à Athènes,
    Qui est fait prisonnier à Singapour.
    Je n’ai pas choisi les lignes de mon destin.
    Pourtant, aussi bien que ceux qui les ont tracées,
    Je connais
    Le goût de la glace à la fraise,
    La voix joyeuse du jazz-band,
    L’orgueil de la renommée.
    Toi aussi, je sais, tu connais des plaisirs
    Différents de ceux qu’offrent le thé, le pain,
    Un paletot un peu épais.
    L’artichaut à l’huile d’olive, la perdrix à la crème,
    Un verre de whisky
    Black and White,
    La queue-de-pie et le haut-de-forme.
    Vingt ans de labeur
    Ne valent pas plus qu’une balle
    Tirée
    Dans la région de Harkof,
    Ne t’en fais pas.
    On a porté le drapeau jusqu’ici,
    Ils le porteront plus loin;
    Sur cette terre nous sommes en tout et pour tout
    Deux milliards d’individus,
    Et nous nous connaissons tous.

    Publié à titre posthume, 1.01.1967

    Traduit du turc par Elif Deniz et François Graveline.

    Extrait de : Orhan Veli, Va jusqu’où tu pourras, Saint-Pourçain-sur-Sioule (03500) : Editions Bleu autour, 2009, p. 94-95

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    Commentaire par George — 6 octobre 2014 @ 8:22

  4. Cette année du centenaire sera en effet un cap à franchir par les uns et les autres et il y aura forcément des perdants.
    Les perdants seront ceux qui n’auront pas compris que l’histoire ne peut pas être réécrite.
    Elle a été tracée par des flots de sang, des flammes d’enfer, des crucifixions d’enfants et des éventrations de mères.
    Quelle était la faute de ces innocents ? Une seule, être arménien et vivre sur leur terre d’origine.
    Une épuration ethnique pour faire naitre une nation pure ? A quel prix !
    Si on réunissait tous les témoignages dans le monde, il y aura encore des septiques, tant la monstruosité du crime est inconcevable.

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    Commentaire par antranik21 — 6 octobre 2014 @ 9:45


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