Ecrittératures

22 janvier 2023

Les Arméniens, ou comment s’en débarrasser…

Filed under: APPEL à DIFFUSER,ARTICLES — denisdonikian @ 11:11

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Au début du siècle dernier, les chiens encombraient les rues d’Istanbul. La faute aux Turcs bienveillants qui adhéraient aux croyances musulmanes. Pour eux, porter atteinte à une créature affamée, innocente et sans défense, au lieu de la secourir, c’était porter atteinte à la Création. Plusieurs méthodes de décanisation furent proposées, dont celle par le gaz. En 1910, les Jeunes-Turcs décidèrent de les reléguer sur l’île d’Oxia. Privés d’eau et de nourriture, les chiens s’entredévorèrent. Ainsi fut réglée la question de 60 000 chiens et plus. (Voir Petite encyclopédie du génocide arménien, Geuthner, 2021, page 79, mais aussi le film d’animation Chienne d’Histoire de Serge Avédikian)

Encore aujourd’hui, aux yeux de certains, ce nettoyage hygiéniste fait débat. Il représenterait la métaphore du génocide des Arméniens.

Mutatis mutandis, la méthode et l’intention seront les mêmes qui s’appliquèrent contre les Arméniens cinq ans plus tard. Au caractère expéditif du nettoyage par l’isolement et la faim, ont été ajoutés l’usage criminel du feu ou de l’eau, le dépouillement progressif jusqu’à la « squelettisation » et tout le train des harcèlements possibles, jusqu’aux plus diaboliques qu’un homme puisse imaginer contre un être humain. A son respect se sera donc substitué le mépris de la Création. De fait, en devenant anonyme, le bourreau s’efface devant sa proie dès lors qu’il réunit les moyens nécessaires pour la mise en œuvre d’un meurtre « naturel » ou d’un assassinat citoyen. L’innocence de la nature  devenue arme du crime : une île, l’eau, le feu, le besoin de manger, etc.

Aujourd’hui, à l’heure où nous écrivons, la même méthode et la même intention surgissent de leurs cendres, sous nos yeux, et contre ces même Arméniens. Or, la technique thanatomaniaque d’Oxia appliquée contre les Arméniens de l’Artsakh est d’autant plus éclairante et effrayante que les Arméniens en général ont été sciemment qualifiés de « chiens ». Nul n’était en mesure de penser que l’ingénierie criminelle d’hier pouvait encore être recyclée aujourd’hui. Qu’une rancœur extrémiste activerait aujourd’hui des mécanismes inassouvis de haine dans des esprits qui ne répondent à aucun autre modèle qu’inhumain. Affirmer que nous sommes dans une situation où tous les prolégomènes d’un génocide sont réunis, loin d’être un abus de langage, constitue une indéniable réalité.

Les Arméniens survivants ne le savent que trop. Les déshérités de l’Artsakh sont la plaie vive de leur passion patriotique et de leur conscience humaine. Le Crime crie en eux encore, bien vivant, alors qu’ils le croyaient endormi dans les ombres oubliées de leur résilience. C’est le cauchemar qui remonte. Et les Grands Criminels ont assez de cynisme pour ravager aujourd’hui encore et encore les esprits de ceux qui revendiquent haut et fort la reconnaissance du génocide de 1915. Cette exigence qui cherche simplement à dire le vrai de l’histoire et l’intrusion des injustices qui la constituent.

Mais à l’heure actuelle, et plus encore demain, les Arméniens sont dans l’étranglement d’un nœud de vipères. Tant ceux de l’Artsakh dans leur histoire immédiate que ceux d’Arménie dans leur avenir. Mais aussi tous ceux de la diaspora qui se sentent en fraternité critique par la perspective palpable de leur effacement aujourd’hui en tant que pays. Et qui sait, demain en tant que peuple. Nœud de vipères tellement les harcèlements de haine, déclarés sans vergogne, les ruses et les mensonges, les intérêts économiques et stratégiques jouent la même partition contre une Arménie petite, une Arménie mal située, une Arménie toute indiquée pour devenir une proie. Aujourd’hui, c’est l’esprit des Arméniens qui est asphyxié.

De fait, au-delà d’une explication politique de la situation arménienne, du Haut Karabagh en particulier et de l’Arménie en général, au-delà d’une appréhension géostratégique de la situation, existe une dimension qui échappe à la raison même et qui rend improbable l’aspiration à la paix. C’est l’abîme pathologique dans lequel est plongée toute diplomatie à propos du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Dans la mesure où le langage de la raison est constamment confronté aux enfumages du cynisme. C’est que l’Arménie démocratique est constamment mise en demeure de trouver un terrain d’entente avec des potentats psychopathes. Des docteurs Folamour, grands faiseurs de terres brûlées, d’holocaustes ou d’apocalypses.

Dès lors que les interlocuteurs ne s’appuient pas sur un langage communément admis, le dialogue souffre d’être constamment dévoyé. Si l’un est de bonne foi et si l’autre ment, si l’un s’engage pour la paix et si l’autre se fige dans une attitude de prédateur, si l’un siège en victime des crimes de l’autre, les dés sont pipés d’avance. En réalité, ce genre de pourparlers est condamné au dialogue de sourds dans la mesure où les mots ne recouvrent pas la même réalité pour les uns et pour les autres. Pour résumer, la pierre d’achoppement des consultations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan porte sur le concept de « terre historique », chacune lui donnant le sens qui lui convient, chacune accusant l’autre de falsification. La question est d’importance tant elle porte sur la définition de cette expression qui revient constamment sur le tapis. Quel continuum dans la durée faut-il pour qu’un peuple habitant une terre puisse la qualifier comme telle ? Concernant les deux pays, force est de constater que le nombre et l’authenticité des signes culturels comme les témoignages de pierre (cimetière, églises, monuments) ne laissent aucun doute pour affirmer que les terres où vivent actuellement les Arméniens sont bien des terres ancestrales. D’autant que l’Azerbaïdjan s’empresse, chaque fois qu’il le peut, de détruire ces témoignages comme à Djoulfa ou en Artsakh. On peut un temps tordre un fait historique par la force, mais vient un temps où il revient aux historiens de dire l’histoire telle qu’elle est.

Comme chacun sait, toute dictature oriente les esprits dans le sens qui lui convient. Propagande qui falsifie le sens des mots en leur donnant une valeur politique. Durant trente ans, l’Azerbaïdjan a mené son offensive anti-arménienne par l’éducation. Toute une rhétorique dépréciative s’est installée dans les esprits. Transformer « territoire politique » en « terres historique » n’est qu’un exemple entre mille. La sémantique anti-arménienne innerve aujourd’hui la société azerbaïdjanaise. Même une paix politique ne pourra déraciner le mal ancré au plus profond des mentalités. La société azerbaïdjanaise restera longtemps une société malade, comme la société turque.

Pour l’heure, la quadrature du cercle à laquelle s’affrontent les pourparlers pourrait se résumer à l’impossibilité d’assembler « terres historiques » et « territoire politique ». Concernant l’Artsakh, l’Azerbaïdjan peut prétendre à une légitimité politique, mais non à une légitimité historique. Pour les Arméniens, à leur légitimité historique fait défaut une légitimé politique qui leur a été volée par Staline en 1921. Tout l’enjeu pour ces derniers est de se tenir sur leurs terres aussi longtemps que possible en vue d’une reconnaissance politique. De s’y tenir jusqu’à ce que mort s’ensuive. On voit par là que la conquête de ce territoire représente aux yeux d’Aliev un défi à son expansionnisme, sinon à son orgueil de potentat. Pour les Arméniens, le défi procède d’une autre dimension. Ce n’est pas une question d’orgueil. C’est une question d’âme. La preuve par l’âme suffit à définir l’Artsakh comme une terre d’appartenance. Car les Arméniens considèrent leur pays comme une terre de l’âme. La terre de leur âme.

Un ami arménien de France m’a retransmis le message, reçu hier, d’un habitant de Stepanakert. Voici ses derniers mots  : « Nous sommes bloqués à 100% depuis le 12 décembre. Il n’y a ni médicaments, ni choses élémentaires, ni légumes, ni fruits. L’électricité nous est donnée seulement quelques heures. Le gaz est toujours coupé. On va bien. Nous résisterons et nous gagnerons. »

Denis Donikian

3 commentaires »

  1. Que dire de plus ?
    Le peuple arménien est pris en tenaille par deux peuples psychopathes, l’un depuis le vol des terres depuis plus d’un siècle, l’autre plus récent, voulant sa part de butin.
    Il suffit de méditer sur leur nature pour comprendre ce qui les motive…

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    Commentaire par Antranik — 22 janvier 2023 @ 11:40

  2. Merci pour cet article Denis
    Comme toujours tu vises avec justesse.
    Je me joins à Antranik pour te dire que tu as fait mouche. BRAVO !

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    Commentaire par A. Barsamian — 22 janvier 2023 @ 5:28

  3. Tous les bruits de bottes ne parviennent pas jusqu’à nous, le mutisme létal est assourdissant…
    Merci

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    Commentaire par Donikian Guy — 23 janvier 2023 @ 5:58


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