Ecrittératures

28 janvier 2012

Une loi pour l’humanité

Filed under: GENOCIDE ARMENIEN — denisdonikian @ 9:35

 

Pour Georges Khayiguian,

créateur du Centre d’Etudes Arméniennes,

à l’origine des premières manifestations

en vue de la reconnaissance du génocide de 1915.

*

La loi en faveur d’une pénalisation de la négation des génocides, dont celui des Arméniens, a été un révélateur des mentalités à nul autre pareil. Brusquement les événements de 1915 ont littéralement explosé dans le champ médiatique français, après un siècle de silence, dont la moitié fut consacrée par les Arméniens au combat contre l’oubli et pour leur dignité. L’arrogance désespérée d’une Turquie aux abois, soucieuse de son image, n’a étonné que les naïfs. Quant aux salauds, ils ont préféré défendre des intérêts stratégiques, économiques, juridiques ou privés plutôt que la morale universelle.

En effet, le tapage qu’a suscité cette loi a montré, à ceux qui l’ignoraient, qu’il y avait une bêtise de l’intelligence. Une bêtise à se montrer intelligent. Un aveuglement au sein même d’un vœu de lucidité. Nous savons bien que l’esprit français a l’art de ratiociner à l’envi sur les questions de droit ou de philosophie, de douter de tout, de tout remettre en question et surtout de s’opposer pour s’opposer. Dire non serait un acte d’intelligence française. Et plus vite vous deviendrez rebelle, plus grande sera l’estime que vous porterez à vous-même. Loin de moi, l’idée de m’inscrire en faux contre cette attitude philosophique. Mais en l’occurrence, ceux qui l’ont pratiquée dans le cadre des débats autour de cette loi ont pour une fois mal joué leur rôle. Car il est des moments où l’homme, malgré l’avalanche des raisons, doit s’empêcher de les entendre. Comme dirait Camus, dont se réclament certains détracteurs de cette loi, un homme ça s’empêche… Pourquoi ? Comment ? C’est à la conscience de le dire.

Si les Français d’origine arménienne ont parfois eu du mal à se faire comprendre, c’est qu’ils défendaient le cœur de la chose même, alors qu’on leur opposait des débats situés dans les entours de la question. On les abreuvait de problèmes techniques – constitutionalité ou non, vocation du parlement, rôle des historiens, etc. – tandis qu’ils tentaient vainement de ramener cette question en son centre. C’était pour eux une grande douleur à devoir supporter ces discours périphériques aux dépens de l’essentiel. Quelques intellectuels ayant pignon sur rue ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Ils n’ont pas cherché les poux de cette loi comme certains l’ont fait. Leur pensée n’étant  altérée par aucun intérêt, ils ont jugé la chose en conscience. C’est tout à l’honneur de Bernard-Henri Lévy, de Michel Onfray et d’autres d’avoir d’emblée pris  en compte le sujet en son noyau. Ils auraient eu honte de tergiverser alors que cette loi relative à la pénalisation des génocides est d’abord et avant tout une loi qui préserve la dignité des victimes et l’avenir de l’Europe. Ils ont su tout de suite que le négationnisme était une gangrène qui fait obstacle aux avancées de l’humanisme européen et à l’humanisation des rapports interpersonnels. Que le génocide des Arméniens doit être défendu par une loi, enseigné dans les écoles pour la simple et bonne raison que l’oublier serait une défaite des valeurs qu’il faut sans cesse promouvoir, sans cesse préserver contre ceux qui tentent de les pervertir.

(Qui n’a vu que la Turquie négationniste, dans sa grande monstruosité morale, a opposé valeur contre valeur pour enrayer le vote du sénat ? En effet, rien ne marche plus dans ce genre de débat que de brandir une menace à la liberté d’expression. Les médias français, soucieux de défendre leur pré carré, ont vite fait de tomber dans le piège, oubliant que ce qui était dénoncé en France par les Turcs était largement pratiqué chez eux. Mais qui n’a vu aussi que cette loi était un coup de semonce à l’adresse  d’une Turquie qui depuis des années veut entrer armée de son histoire sanglante dans une Europe  qui ne la « sent » pas  ? Les sénateurs opposés à cette loi ont usé de tous les arguments sauf à dire que le négationnisme ne pouvait pas avoir  de place sur tout le territoire européen. Or, la Turquie veut tout : l’Europe et son propre nationalisme, l’Europe et sa propre invasion de Chypre, l’Europe et sa fermeture des frontières avec l’Arménie, l’Europe et ses propres massacres de Kurdes, L’Europe et son mausolée à Talaat, l’Europe et l’emprisonnement de ses propres intellectuels… Cette persistance à user de la force nous conduit à rire de la naïveté des Verts qui croient que l’Etat turc puisse être contaminé par les valeurs européennes et se purger de ses démons unionistes. D’ailleurs, qui n’a vu que les Turcs de France, brandissant leurs drapeaux devant le Sénat, étaient d’abord turcs avant d’être français ?)

Dans le fond, que réclament les Arméniens de France par le biais de cette loi ? Leur humanité. Leur appartenance au monde des hommes. Car aujourd’hui en France comme hier en Turquie, les Arméniens ont le sentiment d’être niés comme êtres humains à part entière par d’autres hommes. (Hrant Dink ne fut-il pas écarté de la rédaction du journal « Birgun » du fait de ses origines arméniennes ?).

L’humanité je vous dis.Encore elle. Le centre. Le coeur du débat.

Denis Donikian

7 commentaires »

  1. C’est remarquable de lucidité, de maîtrise ; tu sais mettre en exergue l’essentiel, sans rien oublier de tout ce qui en entrave la compréhension pour beaucoup trop d’hommes qui veulent l’occulter, se perdant eux-mêmes et entraînant ceux qui les lisent ou les écoutent dans la plus totale indignité !

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    Commentaire par dzovinar — 28 janvier 2012 @ 12:01

  2. Comme je n’ai pas la plume de Denis Donikian, ni son expérience et encore moins sa culture afin d’exprimer mes émotions avec autant de précision, je ne peux qu’approuver ce qu’il écrit.
    L’espoir, oui…mais toujours se battre et avoir le courage d’ouvrir « sa gueule » lorsque la nécessité l’impose.
    Merci et Bravo Denis.

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    Commentaire par Alain BARSAMIAN — 28 janvier 2012 @ 12:07

  3. J’ai moi aussi été révoltée par les commentaires des opposants à cette loi d’humanité, je n’ai pas plus compris que
    de nombreux journalistes et commentateurs, puissent accepter que des êtres humains n’aient pas le droit au respect dû à la défense de la vérité. Ils préfèrent sans doute le mensonge.
    Après la première guerre mondiale, alors que les responsables du génocide s’étaient enfuis, le nouveau Ministre de l’Intérieur s’est écrié:

    LES ATROCITES COMMISES CONTRE LES ARMENIENS ONT REDUIT NOTRE PAYS A UN GIGANTESQUE ABATTOIR

    A cette époque-là, le monde entier était au courant, mais avec le temps, et la nouvelle politique d’éducation de la Turquie, le négagionnisme est né. Ce serait une honte pour la France de ne pas voter cette loi.

    J’ai passé moi aussi , comme Denis, la matinée à rappeler tout le travail accompli par Vahakn Dadrian pour la documentation du génocide arménien dans les sources turques.

    voir mon site ci-desssous. L’article de Denis est excellent, comme toujours.

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    Commentaire par Louise Kiffer — 28 janvier 2012 @ 3:02

  4. Merci à vous tous , Denis , Dzovinar , Alain , Louise , peut-être , si un ciel existe , d’apporter un peu de cette justice à tous ceux qui nous ont précédés et qui ont tant soufferts .

    HONTE , mille fois honte à Badinter , à Alexandre Adler et à Pierre Nora qui auraient du être au premier rang à nos cotés et dont les noms seront vite oubliés

    HONNEURS à Serge Klarsfeld , à Israel Charny , à Yary Oron , à Franz Werfel , à David Grossman et à tant d’autres dont les noms seront inscrits dans le marbre de nos mémoires .

    Donig .

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    Commentaire par Donig . — 28 janvier 2012 @ 3:37

  5. Un grand merci de rappeler le soutien de Serge Klarsfeld, Israël Charny, Yaïr Auron, Frantz Werfel, David Grossman et ceux qui préfèrent la vérité au mensonge. Ils font briller le mot JUSTICE !

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    Commentaire par Louise Kiffer — 28 janvier 2012 @ 5:26

  6. Oui, tu as raison mon cher Denis. Tes propos sont nobles. Aussi, ne faut-il pas tomber dans le piège d’une critique talentueuse, tous azimuts de l’Arménie actuelle, aussi juste soit-elle. N’oublions pas que nous avons affaire à un Etat très puissant, disposant d’une cohorte de gens soudoyés, cajolés, courtisans, qui exploitent, avec un cynisme et un machiavélisme sans faille, toutes nos querelles. Et qui en fait les frais?
    -Nous, en tout premier lieu. Nous subissons le contre-coup de nos attaques verbales et épistolaires de ces enchosés qui gouvernent ce petit Etat-croupion qu’est l’Arménie »indépendante »(on se demande de qui!). Notre marge de manoeuvre est, hélas, très étroite. On le voit avec ce nabot de Nora et ses mouches à merde. Et en effet, il pue le négationnisme anti-arménien. Il pousse même l’audace de prétendre, pour masquer sa vision d’une unicité de la Shoah, reconnaître le génocide des Tutsis.
    Ce concours des victimes est répugnant et ce pauvre Ternon n’a pas vu l’hypocrisie de ce « vaillant » défenseur des libertés de l’Histoire.
    Excuse ma véhémence, mais trop, c’est trop.
    Chabouh

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    Commentaire par Kibarian — 30 janvier 2012 @ 10:15

  7. Merci Denis

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    Commentaire par Christine Sedef — 31 janvier 2012 @ 6:15


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