Ecrittératures

28 septembre 2014

Actions unitaires autour du génocide arménien

 

istanbul-1919

Le monument de 1919 à Istanbul

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1 – Dans les années 60, le silence et l’injustice susceptibles d’effacer le génocide des Arméniens des manuels d’histoire, furent ébranlés par les campagnes d’information et de protestation, tant à Paris qu’à Lyon et Marseille, organisées à l’initiative du Centre d’Études Arméniennes et de son créateur, le docteur Georges Khayiguian. La publication par Jean-Marie Carzou d’Arménie 1915, un génocide exemplaire (Flammarion, 1975), concomitante aux premiers attentats de l’ASALA, le militantisme des Éditions Belge d’Ayşe Nur et Ragip Zarakolu, l’activité du journal Agos, les procès et l’assassinat de son fondateur Hrant Dink vont ouvrir les premières brèches dans le mur du négationnisme de l’État turc, que prolongeront, dans les années 2000, plusieurs tentatives de rapprochements et de réconciliation, issues de la société civile.

2 – Créé à l’initiative conjointe de Michel Atalay et Denis Donikian, le Collectif Biz Myassine (Nous ensemble) se donnait pour objectif de réunir Arméniens et Turcs d’origine dans un hommage fraternel à toutes les victimes du génocide perpétré dans l’Empire ottoman en 1915, et particulièrement aux Arméniens. Commencées le 22 avril 2007, Place du Canada à Paris, devant la statue du Père Komidas, ces commémorations unitaires se poursuivirent jusqu’en 2011. Loin des discours politiques et en dehors de toute association, chacun affirmait ainsi par sa présence et son recueillement la nécessité de construire un avenir viable sur la vérité historique et la transparence des relations humaines, les Arméniens ne pouvant fermer la porte aux Turcs de bonne volonté, ni les Turcs fermer les yeux sur la douleur arménienne.

3 – A Istanbul, le 24 avril 2010, jour anniversaire symbolique marquant le début des massacres et des déportations en vue d’anéantir les communautés arméniennes de l’Empire ottoman, fut marqué par deux manifestations, l’une sur les marches de la gare d’Haydarpacha d’où partirent les premiers déportés arméniens, l’autre sur la place Taksim. Dans leur appel, le mot «Grande Catastrophe» fut préféré à celui de génocide pour déjouer les provocations. A ces recueillements réunissant intellectuels, universitaires, défenseurs des droits de l’homme ou membres d’ONG, ripostèrent quelques contre-manifestants pour rappeler les attentats de l’ASALA et des membres d’organisations d’extrême-gauche.

4 – Déjà en 1919, les Arméniens avaient organisé des cérémonies communes avec leurs voisins musulmans, autour d’un monument situé dans une zone aujourd’hui occupée par l’Hôtel Divan, la Radio Istanbul et le camp militaire Harbiye. La photographie du mémorial figure dans le livre Houchartsan (signifiant monument et almanach) de l’écrivain arménien Teodoros Lapcinciyan, dit Teotig, consacré aux 761 intellectuels, hommes de lettres, religieux et éducateurs d’origine arménienne, victimes du 24 avril. Préfaçant la traduction en turc (Belge Yayinevi, 2010), Ragip Zarakolu mentionne que l’historien Pamukciyan aurait vu les bases du monument dans le jardin de l’établissement militaire Harbiye.

5 – Initié par Michel Marian et Gorune Aprikian, le manifeste intitulé Nous faisons un rêve ensemble (http://ourcommondream.org/), fédérant au départ une trentaine de noms, avait pour objectif de fonder une ère de paix entre Arméniens et Turcs dans le respect de l’histoire et des peuples, par « un travail de mémoire sérieux, sincère et constant ». Ce rêve impliquait la réhabilitation des Justes, la citoyenneté pleine et entière des non-musulmans, la levée du blocus dont souffre l’Arménie, l’inscription du mont Ararat au patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO, pour devenir une zone franche que Turcs et Arméniens mettraient ensemble en valeur.

 

 

Le livre Houchartsan de Téotig a été numérisé par l’association ARAM. Voir ICI

 

© Denis Donikian

19 avril 2010

Biz Myassine/ Nous ensemble : hommage unitaire aux victimes arméniennes de 1915

Pour la quatrième année consécutive, l’association  Biz Myassine/ Nous ensemble, créée à l’initiative de Michel Atalay et de Denis Donikian, a réuni une quarantaine de personnes, Français d’origines turque et arménienne, et sympathisants, pour une commémoration unitaire du génocide arménien de 1915, au pied de la statue de Gomidas à Paris, le 18 avril dernier. Outre les fidèles aussi bien arméniens que turcs,  étaient présents cette année des représentants de la communauté juive, des membres de l’association Turquie Européenne, un élu Vert de Sarcelle. Devant les personnes réunies se tenant par la main, Sevinç Atalay a rappelé au cours d’une rapide déclaration le cadre de cette cérémonie : se recueillir, chacun avec sa conscience, et en toute sérénité, à la mémoire des 1 500 000 victimes arméniennes du génocide de 1915. Elle a également souligné, selon la pensée de Hrant Dink, la nécessité d’apprendre à se mettre à la place de l’autre et ainsi de permettre aux Arméniens qu’ils tendent la main aux Turcs de bonne volonté, et aux Turcs de reconnaître la douleur arménienne dans toutes ses implications. Puis les participants étaient invités à détourer l’une de leurs mains sur un carton, en y ajoutant un mot. En voici quelques-uns : Nous devons persévérer dans notre démarche ; Paix aux hommes de bonne volonté ;  Un jour l’impossible sera ; J’encourage ce mouvement qu’il aboutisse rapidement ; Paix et vivre ensemble ; Que d’espoir ; Se parler ENFIN…

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Message de Voices in Dialogue,( Canada)

Shoulder to Shoulder in Work of Memory – Jardin de Erevan / Place du Canada, Paris, April 18 2010

We extend our hand in solidarity and respect to individuals of Turkish and Armenian origin as they commemorate the destruction of Armenians in Anatolia 95 years ago. Today, we affirm that the real momentum of dialogue comes from  citizens’ gestures of sharing the pain such as the visionary initiative Biz-Myassine takes in Paris on April 18, 2010. Rather than political deals or strokes of pen in the corridors of power, we believe that it is these acts of remembrance of our shared loss that will trailblaze the long and ardous path to healing and reconciliation.

Voices in Dialogue, Ottawa, April 12, 2010

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Photos : D.D ( Copyright)

30 Mai 2009

Accords et désaccords avec Laurent Leylekian (1ère partie)

« L’espérance est un risque à courir » (Charles Péguy)

Au début du siècle dernier, dans une Smyrne encore multiethnique, un Arménien d’un certain parti frappe à la porte d’un certain notable lui-même arménien. «  Dernier avertissement, lui lance l’homme avec aplomb. Au 30 du mois, je viendrai retirer l’impôt que vous devez à la Cause. – Mais, réplique le notable, nous sommes en février, et le mois n’a pas trente jours. – Peu importe. Le parti l’a dit, donc c’est vrai. »

Les grandes causes élèvent les hommes, fussent-ils mal dégrossis. Encore faut-il que l’éthique de la vérité soit respectée. Le système éducatif de la Turquie a dévoyé sur des générations la formation de ses esprits. La cause qu’elle défendait étant réduite à l’étroitesse de la nation,  reposant sur le poison du mensonge. La France, grâce à son école obligatoire et son éducation de type laïque est censée donner à ses enfants l’usage de leur raison. Les Arméniens ont eu cette chance. Reste à savoir si tous ont réussi à la prendre. C’est que, d’un côté comme de l’autre, on est en droit de se demander si on peut être un grand raisonneur sans pour autant accéder à l’universalité de la raison.

Il faudrait ne pas être arménien pour ne pas souscrire aux propos de Laurent Leylekian tenus lors du débat d’Althen-les-Paluds le 9 mai 2009, dans une intervention intitulée  « Société civile et intellectuels turcs au service du négationnisme d’État » (reproduite sur le site du journal France-Arménie ). Rien que nous ne répétons, à juste titre, depuis cinquante ans et plus. À cette nuance près, que ce genre  de discours doit aujourd’hui tenir compte de la nouvelle donne ouverte par des intellectuels turcs  de Turquie sur la question arménienne, qu’ils s’appellent Ragib Zarakolu, Ayse Günaysu,et j’en passe qui reconnaissent ouvertement le génocide de 1915, ou encore Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet İnsel et Baskın Oran, tous initiateurs de la fameuse et contestée pétition de pardon. Pour autant, Monsieur Leylekian réussit le tour de force de rester droit dans ses bottes, insensible au changement climatique turc, tant ses conclusions n’ont d’autre objet que de faire tomber les masques de ces quatre mousquetaires réduits à des mécaniques  négationnistes d’un nouveau genre.

Qu’on ne s’y méprenne pas. Cette culture du coup de boutoir a du bon. L’homme a du mordant et ne s’en laisse pas conter. Esprit de géométrie plutôt qu’esprit de finesse. Et la diaspora arménienne de France, assoupie dans l’illusion de sa propre réalité, devrait se réjouir d’avoir un émissaire aussi combatif pour répliquer aux menteries turques qui courent les couloirs de Bruxelles ou fleurissent dans ses amphithéâtres. « Quoi ? Mais je n’ai jamais mandaté personne pour qu’on parle en mon nom auprès des instances européennes, que je sache ! Ai-je été consulté pour des questions aussi graves ?» s’insurge tel ou tel sempiternel râleur de cette diaspora amorphe et fictive, avant de vaquer à ses occupations ordinaires. C’est alors qu’il faut lui faire remarquer, à ce rouspéteur stérile, qu’il en a toujours été ainsi dans notre histoire, les uns dormant, les autres se portant en première ligne d’une cause qui ne mérite pas d’être abandonnée au sommeil. Et d’ailleurs, mieux vaut un dur réactif à Bruxelles plutôt que rien ni personne à opposer à la machinerie et aux machinations du négationnisme turc.

En ce sens, le discours de Monsieur Leylekian à Althen-les-Paluds a toutes les apparences d’une réplique donnée dans le cadre des instances bruxelloises. La démonstration serait brillante, savante même, si le défaut de cette diatribe, et pas le moindre, n’était d’avoir confondu un débat d’homme à homme avec un combat officiel contre un État, d’avoir systématiquement amalgamé des intellectuels turcs à l’Etat qui les gouverne, quitte à en faire des serviteurs de son idéologie. En somme, les trente mille signataires de la pétition, parmi lesquels, selon nos informations, des hommes de la rue, des mal dégrossis, des gens ne sachant ni lire ni écrire, des jeunes, que sais-je encore… seraient tous, selon la théorie de Monsieur Leylekian, rien moins que des crypto-négationnistes, des négationnistes souterrains. Normal, me direz-vous, de jeter la suspicion sur la pétition de pardon de ces intellectuels, en référence aux tromperies et aux ruses par lesquelles le passé turc a maintes fois cocufié les Arméniens. Surtout quand on sait qu’avec son argumentaire qui vise à décharger la Turquie du crime de génocide, Baskin Oran a réussi à faire croire que ses trois collègues pensaient exactement comme lui. Mais facile tout de même de prendre le vraisemblable pour une vérité arrêtée au prix d’oublier par exemple les déclarations franches et nettes faites par Cengiz Aktar et Ali Bayramoglu sur radio Ayp (ce qui laisse supposer que l’entente au sein du quarteron tombeur du tabou arménien est loin d’être parfaite).

L’attitude de Monsieur Leylekian relève d’une philosophie pour laquelle l’individu n’a d’autre existence que celle que lui impose l’État qui le gouverne. Les Turcs seraient gülottés jusqu’au cou comme les Français seraient sarkozyfiés jusqu’au menton. Reste la tête, me direz-vous. Mais dans ce cas de figure, les intellectuels l’auraient vendue elle aussi à la cause de l’État. On ne leur accorde ni le bénéfice du doute, ni la possibilité d’inventer librement une réflexion et une éthique propres. Si au moins ces intellectuels turcs, à l’origine de la pétition de pardon, pouvaient se retrouver en prison, on leur ferait plus crédit. Mais ils n’ont même pas ça à nous offrir pour qu’on puisse les chérir, les défendre et les croire.

Par ailleurs, il reste que notre esprit-de-géométrie, fort en gueule et fort du droit des Arméniens à réclamer justice pour un crime absolu, risque en ce cas-là de s’octroyer un rôle de vox populi, totalement et absolument Or, être le peuple, c’est savoir ce qui est bon pour lui. Et le savoir seul. Un savoir qui ne souffre aucune contradiction, ni contrariété. C’est que toute pensée omnipotente se pense dans une hiérarchie, refusant qu’un tiers ose ouvrir quelque perspective que ce soit vers la moindre altérité. Sois Arménien et tais-toi !

La rhétorique déployée par notre esprit-de-géométrie a l’allure d’un bel édifice, impeccable et solidement construit. Son discours a le mérite de rester cohérent avec ses a priori. Et nul ne saurait lui en faire grief. L’impression d’ensemble plaira forcément à celui qui n’aura pas le temps de s’interroger sur tel argument, ni  de s’informer sur tel autre. L’essentiel n’est-il pas de donner du foin à des lecteurs affamés de certitudes arrêtées ?

Or, il suffirait de révéler le caractère infondé d’un seul élément pour qu’un soupçon de malhonnêteté intellectuelle pèse sur toute la démonstration.

À commencer par cette phrase : « Découlent directement de cette stratégie l’idée d’initiatives telle que Biz Miassin ou Yavas Gamats ou la formule un peu mièvre selon laquelle « nous avons bu la même eau » dans lesquelles l’idée-maîtresse est que nous aurions tous souffert d’une violence d’origine tierce, sinon non identifiée. »

Pour qui a vu le film de Serge Avédikian, Nous avons bu la même eau, il est évident que le réduire au rappel d’une violence communément subie, c’est faire fi de son commentaire explicatif et du propos frontal tenu par son auteur à certains habitants de Solöz, où le mot génocide est mis en exergue comme un moment clé de leur histoire. Un film qui a le mérite de nous éclairer sur le formatage de la mémoire réalisé sur les citoyens turcs par leur État, durant plusieurs décennies, ce dévoiement éducatif des esprits dont je parlais plus haut. (Encore faut-il que les démonstrations comme celles de Monsieur Leylekian en tiennent compte).  Mais au-delà de son tournage, un film qui aura été visionné en Turquie même dès 2006, apprécié par Hrant Dink, et qui laissera une forte impression auprès de ces intellectuels dont Monsieur Leylekian veut ignorer la sincérité. Dès lors, on se demande bien pourquoi ce dernier ne mentionne pas l’impact de ce film pour finalement ne s’en tenir qu’à une critique sur son titre, ce qui laisserait penser qu’il n’aurait vu que lui.

Et puisque, Monsieur Leylekian cite à loisir les théories de Marc Nichanian, on s’étonne qu’il ne mentionne pas son invitation à Istanbul par ces intellectuels turcs crypto-négationnistes  pour des conférences autour des problèmes liés à l’historiographie génocidaire. Que je sache les maisons de la culture arménienne de France n’ont pas fait preuve d’une aussi grande ouverture d’esprit avec ces écrivains « arméniens » qui n’étaient pas de leur goût. L’histoire dira que c’est Serge Avédikian qui a essuyé les plâtres, tant en affrontant avec son film les sceptiques arméniens qu’en le présentant sur le terrain même de ces intellectuels turcs pestiférés. Force est de constater que ce film aura fait plus de chemin vers une prise de conscience de leur passé par certains Turcs que les propos à l’emporte-pièce de Monsieur Leylekian, que son titre lui plaise ou non.

Je m’étonne à mon tour que le Collectif Biz Myassine (et non Biz Miassin, comme il l’écrit) soit également réduit à la simple expression d’une souffrance partagée. On se demande où Monsieur Leylekian va puiser ses informations. On pourrait, pour le moins,  lui suggérer de lire l’article de Vilma Kouyoumdjian du 7 mai 2008 sur le site de France-Arménie pour savoir quel propos tient exactement Michel Atalay, co-fondateur avec moi-même de ce collectif. Mieux : d’interroger Monsieur Atalay lui-même. Que je sache, Michel Atalay qui s’est incliné à trois reprises devant le monument au génocide des Arméniens ne m’a jamais demandé de m’incliner à mon tour devant un monument similaire turc, si tant est qu’il en existe. Qu’attendre de plus d’un originaire de Turquie qui accepte en conscience d’accomplir ce geste symbolique ? Qu’il se flagelle ? Qu’il change de sang ? Qu’il gomme de sa mémoire, rien qu’en claquant des doigts,  les années de formatage subi ? Pour ma part, j’accompagnerai quelque Turc que ce soit sur le chemin de son intime révolution culturelle, fût-il seul contre les siens. Et ce n’est pas le doigt levé contre moi de Monsieur Leylekian qui m’en empêchera.

Ici, quitte à être trop long, je ne peux m’empêcher d’offrir au lecteur une citation éclairante, trouvée dans Les testaments trahis de  Milan Kundera (Folio, pp 204-205) :

« Sur la pensée systématique, encore ceci : celui qui pense est automatiquement porté à systématiser ; c’est son éternelle tentation […] : tentation de décrire toutes les conséquences de ses idées ; de prévenir toutes les objections et de les réfuter d’avance ; de barricader ainsi ses idées. Or, il faut que celui qui pense ne s’efforce pas de persuader les autres de sa vérité ; il se trouverait ainsi sur le chemin d’un système ; sur le lamentable chemin de l’ « homme de conviction » ; des hommes politiques aiment se qualifier ainsi ; mais qu’est-ce qu’une conviction ? c’est une pensée qui s’est arrêtée, qui s’est figée, et l’ « homme de conviction » est un homme borné ; la pensée expérimentale  ne désire pas persuader mais inspirer ; inspirer une autre pensée, mettre en branle  le penser… »

Il y aurait donc une pensée systématisante et une pensée expérimentale. Dans l’affaire qui nous occupe, je ne doute pas que le négationnisme de l’État turc et des millions de suiveurs qu’il a réussi à drainer derrière lui depuis des générations n’appartienne à la première forme. Mais je ne doute pas non plus que l’homme d’un certain parti évoqué au début n’ait un système en lieu et place de sa raison. Le syndrome du 30 février ne fait pas de notre homme un simple d’esprit, mais un « homme de conviction ». Aujourd’hui, le négationnisme constitue un enfermement. Et l’anti-négationnisme pas moins. Je laisse au lecteur le soin de placer les trente mille signataires de la pétition de pardon. Dans la pensée systématisante ou dans la pensée expérimentale ?  Et le film de Serge Avédkian, les interventions de Marc Nichanian, le Collectif Biz Myassine, l’association Yavas Gamats. Ou Ragib Zarakolu à ses débuts avec sa femme Ayse Nur. Sans oublier le journal Agos. Dans la pensée systématisante ou dans la pensée expérimentale ?

De fait, ces finesses gênent notre esprit-de-géométrie. Comme il déteste l’altérité et travaille en termes de catégories, il fourre dans les cases de son raisonnement même ce qui n’est pas appelé à y entrer. Car «  la vérité est dans les nuances » comme le proclamait Benjamin Constant. Ces nuances, entre les quatre signataires de la pétition de pardon, à savoir Ahmet Insel, Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu et Baskin Oran, sont faciles à constater au fur et à mesure qu’ils s’expriment ici ou là sur leur approche concernant le génocide. C’est que nous avons affaire à des pensées vivantes, pétries de doutes et de contradictions, animées par des rêves, à des citoyens profondément inscrits dans un contexte politique donné. De quel droit les Arméniens devraient-ils leur récuser le droit d’avoir des doutes, d’être pétris de contradictions et malgré tout d’avoir des rêves ? De quel droit leur enlèveraient-ils le droit d’aimer et de défendre le peuple auquel  ils appartiennent, quitte à se battre pour lui, à souffrir à cause de lui ? Il reste que certains veulent l’aimer dans une vérité niellée de mensonges (on accepte les massacres de 1915, mais on oublie allègrement les viols d’enfants, les rapts de biens, les convois vers la mort et j’en passe), quand d’autres veulent la vérité, rien que la vérité.

Ce que les Arméniens ont perdu avec le génocide ou ce que le génocidaire leur a ôté, c’est de considérer les Turcs comme des êtres humains à part entière. Chaque fois qu’un Arménien s’exprime sur les Turcs se dresse devant lui la figure figée des  bourreaux du passé.  Impossible de se défaire de cette peur, à moins d’une conversion humaniste du regard. Ce tic profond conduit à commettre forcément des erreurs d’appréciation, car le raccourci catégorique masque la personne même de son interlocuteur turc. Chaque Arménien balance entre une vigilance systématique et un appel intime à la confiance. Heureux les hommes comme Monsieur Leylekian qui ont choisi leur camp sans chercher à se compliquer la vie.

Doit-on rappeler aux Arméniens pressés que, pour certains Turcs, la sortie des somnolences nationalistes est toute récente ? Pour les uns, elle s’est déclenchée avec les actes de l’ASALA, pour les autres avec l’assassinat de Hrant Dink. Que les esprits, dans un pays aux tendances ultranationalistes, ont du mal à briser leur gangue idéologique. Que chacun se réveille à la conscience de l’histoire selon sa propre histoire. Il n’y a pas de commune mesure entre un Taner Akçam, un Ragib Zarakolu et un Baskin Oran ou un Ahmet Insel. On ne pourrait incriminer les retardataires que s’ils ne jouaient pas le jeu de leur conscience.  Mais qui a le droit de parler au nom de la conscience d’autrui, surtout quand cet autre se trouve dans un pays aussi peu « normal » que la Turquie ?

J’ai déjà dit dans un autre article ce que je pensais de l’usage fait par Cengiz Aktar du concept de  Medz Yeghern. Même si j’ai été, avec d’autres, à l’origine de la lettre de remerciement. Bien sûr, je ne place pas Baskin Oran sur le même plan qu’une Ayse Günaysu, dont nous avions, sur le site Yevrobatsi.org, publié en son temps les mots de pardon autrement plus francs, plus directs, plus courageux que ceux des intellectuels turcs en question. Mais je retiens, qu’en dépit des propos scandaleux d’un point de vue objectif tenus par Baskin Oran (un de ces intellectuels, avertis s’il en est, que la masse de documents sur les faits sanglants de 1915 ne parvient pas à rendre « fou »), ou de ceux plus finassiers d’un Ahmet Insel, la pétition de pardon a déjà eu, d’une manière ou d’une autre, avec les risques que cela suppose, un impact certain au sein de la société civile turque. Par rapport au black-out total auquel nous nous heurtions dans les années soixante,  même si l’attente fut longue, aujourd’hui l’épine de « l’affaire arménienne » est définitivement dans le pied de la Turquie. Les propos de Baskin Oran ne plaisent pas à certains Arméniens qui se sentent frustrés par rapport à la vérité historique, mais bon an mal an, ils « travaillent » ici ou là les esprits. L’homme s’en prend au kémalisme et voici que Monsieur Erdogan fait de même aujourd’hui. Des mots, disent les sceptiques. Oui, mais pas n’importe lesquels et ne sortant pas de n’importe quelle bouche. Et voici aussi qu’une actrice turque, Pelin Batu, déclare tout de go à la télévision turque que « les événements de 1915, c’était un génocide ». Un courage qui ne fera pas rougir Monsieur Baskin Oran mais qui incitera les velléitaires à franchir le pas.

Enfin, ce serait une erreur de croire que ces intellectuels n’étaient que quatre à lancer cette pétition. On sera bientôt surpris d’apprendre qui était derrière elle. Peut-on penser un seul instant que les milliers de personnes qui ont assisté aux funérailles de Hrant Dink, et surtout ces jeunes dont on voit les portraits dans le dossier du Monde 2, soient ensuite rentrés chez eux pour jouer au tavle ? Ces quatre intellectuels, connus comme auteurs, professeurs ou éditorialistes, pour exposés qu’ils fussent, avaient moins de risques d’être jetés en prison que des jeunes qui auraient pris cette initiative seuls.  D’ailleurs, comment ces quatre mousquetaires de la vieille école auraient-ils pu mettre en place un site pour leur pétition et surtout contrer les hackers négationnistes sans l’aide de personnes plus averties qu’eux, en l’occurrence ayant l’âge des nouvelles technologies ?

Qu’on me comprenne. Monsieur Leylekian parle juste quand il oppose au négationnisme officiel les répliques qu’il mérite dans les instances où il « exerce ». Devait-il pour autant lancer à la figure de Monsieur Baskin Oran : « Et bien oui, vos grands-pères étaient des nazis, ou leurs équivalents… » ? J’essaierai de montrer, une autre fois, pourquoi, pour ma part, je ne l’aurais pas fait.

Denis Donikian, écrivain, dernier livre paru Vers l’Europe, du négationnisme au dialogue arméno-turc ( Éditions actual art, Erevan, 2008)

PS. Pour prévenir l’usage que pourraient faire de ce texte des personnes mal intentionnées, l’auteur rejette toute responsabilité pour toute utilisation partielle ou tronquée qui en serait donnée, sauf en cas de reproduction in extenso, ce post-scriptum compris.

6 avril 2009

Commémoration unitaire arméno-turque le 19 avril 2009 à Paris

Afin de marquer leur volonté de rapprochement, d’écoute et de respect mutuels, pour la troisième année consécutive, des Français d’origine turque et d’origine arménienne, à l’initiative du Collectif Biz Myassine (Nous ensemble) se réuniront à Paris, devant la statue du Père Gomidas, qui résume à lui seul l’histoire du génocide des Arméniens de 1915. Cette initiative s’avère aujourd’hui d’autant plus juste qu’elle s’est toujours adressée aux consciences individuelles désireuses de voir les yeux ouverts le passé douloureux qui a été à l’origine d’une hostilité vieille d’un siècle. Aujourd’hui, le tournant est pris et il est irréversible. La campagne de pardon initiée par quatre intellectuels turcs à la fin de l’année dernière, qui a touché 30 000 citoyens de la société civile turque de toutes origines n’est que la part la plus manifeste de ce changement. D’autres actes de réconciliation les avaient précédées, naissent ou se poursuivent encore aujourd’hui, dans un même esprit d’ouverture.

Il importe que les Français d’origine arménienne viennent nombreux, ce 19 avril, loin des discours et en dehors de toute association, à titre individuel, se joindre aux Français d’origine turque qui auront compris la nécessité de construire l’avenir sur la vérité historique et la transparence des relations humaines. Les Arméniens ne peuvent fermer la porte aux Turcs de bonne volonté, ni les Turcs fermer les yeux sur la douleur arménienne.

Michel Atalay et Denis Donikian, fondateurs de Biz Myassine.

Dimanche 19 avril 2009, 11 heures. Jardin de Erevan ( ex-Place du Canada), à Paris.

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Campagne de pardon lancée par les intellectuels turcs

Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon.

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Remerciements exprimés par les Arméniens

Merci aux citoyens de Turquie qui viennent de lancer une pétition pour demander pardon, à titre individuel, aux Arméniens d’aujourd’hui.

Ils ont décidé publiquement, en leur âme et conscience, de ne plus supporter le déni auquel on les a soumis depuis bientôt 94 ans. Par leur geste sans précédent, ils reconnaissent que la négation des victimes du génocide de 1915 a pour conséquence la négation des blessures morales des survivants et descendants.

Conscient des risques qu’ils encourent, je décide à mon tour de répondre autrement que par l’indifférence, la critique ou l’attentisme.

Citoyen du monde et enfant de rescapés arméniens, j’exprime ma reconnaissance aux signataires pour leur courage.

Le déni et le mensonge ont fait et continuent à faire le lit de l’extrémisme, générant haine et souffrance. Toute forme de violence doit maintenant appartenir à un passé révolu.

Aujourd’hui peut venir le temps de la vérité qui apaise, de la rencontre et du partage. C’est la voie ouverte par Hrant Dink. Je crois à la forte détermination des hommes et des femmes, de part et d’autre, pour accélérer ce processus sur le plan humain.

La société civile turque est en droit de savoir, librement et individuellement, tout ce qui s’est passé. Partout et aussi en Turquie, l’information et les livres existent, des témoignages et des traces sont encore là, les paroles se délient malgré et contre les dénégations d’Etat.

Dans ce contexte, j’accueille cette initiative comme un signe authentique d’espoir et de progrès historique et, personnellement, je la soutiens.

France, le 19 janvier 2009

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